L’adolescent de Gaza « arrêté » par Israël et ramené chez lui dans un sac mortuaire
S’étant glissés à travers la barrière de sécurité érigée par Israël le long de la bande de Gaza, Emad Khalil Ibrahim Shahin et ses amis se sont faufilés dans une baraque abandonnée et ont allumé un feu. Craignant de se faire surprendre, ils ont fui les lieux.
« Nous avons couru jusqu’au moment où nous avons trouvé une dune de sable derrière laquelle nous cacher, de l’autre côté de la barrière, mais nous avons alors remarqué qu’Emad n’était pas avec nous. Il courait plus lentement car il avait des béquilles », raconte à Middle East Eye l’un de ses compagnons, qui souhaite rester anonyme.
« Nous l’avons vu au sol et lui avons dit de ramper. Mais c’est alors qu’un véhicule militaire est arrivé à toute allure et un soldat lui a tiré dessus, l’atteignant à la jambe droite. Peu après, un hélicoptère est arrivé et l’a emmené. »
Emad Shahin n’est revenu à Gaza que 355 jours plus tard. Il est arrivé le 23 octobre dans un sac mortuaire.
Aujourd’hui, sa famille et plusieurs ONG palestiniennes et israéliennes demandent pourquoi l’armée israélienne a conservé le corps de l’adolescent de 17 ans pendant si longtemps, et comment il est apparemment mort d’une simple blessure par balle à la jambe.
Symbole de la contestation
Emad Khalil Ibrahim Shahin était le cadet de neuf enfants, dont le père travaille en tant que concierge dans une école, gagnant un salaire faible mais décent.
Selon sa sœur Monira, l’adolescent participait avec enthousiasme au mouvement de protestation de la Grande marche du retour, tout comme le reste de sa famille.
Les manifestations, qui se tiennent tous les vendredis depuis mars 2018, appellent les autorités israéliennes à lever leur blocus de la bande de Gaza, qui dure depuis onze ans, et à autoriser les réfugiés palestiniens – près de 70 % des habitants de Gaza – à rentrer dans leurs villes et villages dans ce qui est désormais Israël.
Une fois par semaine, on peut voir les Palestiniens manifester tout le long de la barrière qui sépare Israël de l’enclave côtière. Bien que les forces israéliennes visent surtout les manifestants près de la barrière, des Palestiniens se tenant bien plus en retrait ont été également visés.
Redoutant les snipers israéliens, Monira et les autres proches d’Emad sont restés assez éloignés de la barrière pendant les manifestations. Cependant, l’adolescent s’est approché à plusieurs reprises de la barrière, brûlant des pneus pour bloquer la vue des soldats qui visent les manifestants.
Il n’a pas fallu longtemps avant que les snipers ne tirent dans le pied de Shahin, le 17 mai 2018.
« Il s’est remis rapidement », raconte Monira à Middle East Eye, ajoutant qu’à peine deux semaines plus tard, il était de retour dans les manifestations sur des béquilles.
« Lorsque des photos de lui participant aux manifestations malgré sa blessure ont été largement partagées sur les réseaux sociaux, il s’est senti fier. Il se considérait comme un symbole de la contestation. »
Vingt-et-un vendredis plus tard, Emad s’est une nouvelle fois fait tirer dessus, dans le même pied. Malgré cela, il est retourné à la marche.
Lorsqu’il s’est fait tirer dessus pour la troisième fois, dans l’autre pied cette fois, les chirurgiens ont dû l’amputer de trois orteils.
« Notre mère a tenté de l’empêcher d’y retourner. Toute la famille lui a dit qu’il avait fait son devoir pour son pays et qu’il devrait se reposer désormais », déclare Monira.
« Mais il a rétorqué qu’il ne craignait pas la mort, que la mort était inéluctable et qu’il préférait mourir pour son pays en résistant à l’occupation plutôt que d’une manière inutile. »
Franchir la ligne
Le 1er novembre 2018, Emad – claudiquant sur ses béquilles – et deux amis ont décidé de franchir la barrière, pour tenter d’atteindre une baraque inoccupée de l’armée israélienne à près de 300 mètres de l’autre côté de la barrière, poursuit sa sœur.
D’après elle, son objectif était de défier le siège, de ramener un « trophée » comme la ceinture de munitions d’un soldat ou la plaque d’immatriculation d’une jeep.
Bien que la zone soit très militarisée et qu’Emad fût loin de se mouvoir librement, le jeune Palestinien et ses amis ont atteint le camp. À bout de souffle et excité, il a appelé sa sœur au moment où ils se préparaient à partir.
« Il voulait partager son moment de gloire. Mais je lui ai crié dessus, lui ordonnant de partir immédiatement avant de se faire tuer. J’étais terrifiée », rapporte Monira.
« Lorsqu’il est rentré à la maison, ma mère était en larmes, lui demandant de ne pas refaire ça. »
Le samedi suivant, Emad s’est réveillé tôt, annonçant à sa mère qu’il allait faire une petite course après le petit-déjeuner. À la place, il est retourné à la baraque, emportant de l’essence.
À 16 h 30 le 3 novembre 2018, Emad s’est fait tirer dans la jambe près de la barrière à l’est du camp de réfugiés de Maghazi, dans le centre de Gaza.
Selon des témoins oculaires, il a été arrêté par un certain nombre de soldats israéliens, qui l’ont emmené par hélicoptère vingt minutes après, apparemment vers le centre médical Soroka dans le Néguev.
À partir de ce moment-là, le sort de Shahin est obscur.
Tout de suite après la disparition de l’adolescent, sa famille a contacté des ONG palestiniennes et israéliennes, cherchant désespérément des informations.
Au début, les autorités israéliennes ont suggéré qu’il avait subi des blessures « modérées », mais le lendemain du jour où il a été blessé, l’ONG Physicians for Human Rights basée à Tel Aviv a annoncé sa mort.
Les jours suivants, Physicians for Human Rights a insisté pour avoir des réponses et a demandé le rapport médical sur la mort de l’adolescent.
« Je ne comprends pas ce qu’Israël a fait avec le corps d’un adolescent palestinien pendant un an »
- Ran Yaron, Physicians for Human Rights
Le 11 novembre, il a été annoncé à l’ONG que les dossiers médicaux d’Emad Shahin ne pouvaient pas être publiés car son corps n’avait pas été identifié. On lui a conseillé de contacter l’Institut médico-légal israélien Abu Kabir.
« J’ai contacté le Dr Maya Hoffmann d’Abu Kabir, qui a essayé de localiser le corps sans succès. On m’a orienté vers un service d’archives », explique à MEE Ran Yaron, de Physicians for Human Rights.
« Le service des archives a déclaré qu’aucun corps non identifié avait été transféré depuis Soroka, donc nous avons présumé que l’armée détenait le corps. »
Après cela, HaMoked, une organisation israélienne de défense des droits de l’homme, a demandé à l’armée israélienne des informations sur le corps de Shahin. Sans résultat.
« Je ne comprends pas ce qu’Israël a fait avec le corps d’un adolescent palestinien pendant un an », déclare Yaron.
Interrogée sur la mort d’Emad Shahin et sur les raisons pour lesquelles son corps a été retenu pendant presque un an, l’armée israélienne a renvoyé Middle East Eye vers le ministère de la Défense.
Contacté, le ministère de la Défense a déclaré qu’il s’agissait d’un sujet sur lequel seule l’armée pouvait s’expliquer.
Décès inexpliqué
La famille d’Emad Shahin a été dévastée d’apprendre sa mort.
« Nous savions qu’il allait être emprisonné, mais pas tué », commente Monira. En l’absence de corps, la famille gardait un faible espoir qu’il soit en vie.
Lorsque la Croix-Rouge internationale a informé la famille que le corps d’Emad était arrivé à l’hôpital al-Shifa de Gaza, ils se sont précipités pour le voir.
Selon le Dr Emad Shihada, le corps a été conservé dans de l’azote liquide pendant une longue période.
Sans équipement approprié pour décongeler le corps, une autopsie n’aurait pu être pratiquée qu’après avoir laissé la dépouille au soleil pendant deux jours.
La famille a préféré l’enterrer plutôt que d’attendre, conformément à la tradition islamique qui recommande l’enterrement immédiat après le décès.
Bien qu’aucune autopsie complète n’ait été pratiquée, la famille d’Emad a constaté plusieurs marques perturbantes sur son corps.
« Nous savions qu’il allait être emprisonné, mais pas tué »
- Monira, sœur d’Emad Shahin
Du milieu de sa poitrine jusqu’à son estomac courrait une cicatrice de 15 centimètres suggérant des points de suture. Le même motif se répétait sur 13 centimètres en partant du côté gauche de sa poitrine sur les deux côtés.
Ces mystérieuses incisions ont fait penser à la famille d’Emad que ses organes avaient été prélevés pour trafic, une pratique notoire qu’Israël tente d’éradiquer depuis 2008.
Selon le Dr Shihada, cependant, il est possible que le corps ait été ouvert par des médecins pour tenter de stopper une hémorragie interne.
Un examen externe a montré que Shahin s’était fait tirer dessus trois fois dans la jambe droite. Si une ou plusieurs des balles ont sectionné l’artère fémorale, provoquant une hémorragie qui n’a pas été traitée dans les quinze minutes, cela aurait pu causer sa mort, explique le médecin à MEE.
« Emad n’était qu’un adolescent », déclarée Monira. « Israël aurait pu le soigner après son enlèvement. Mais ils ne l’ont pas fait. Ils l’ont tué. »
Rétention des corps
Selon le centre al-Mezan pour les droits de l’homme, les autorités israéliennes retiennent toujours les corps de quinze palestiniens de la bande de Gaza tués depuis le 30 mars 2018, dont deux enfants.
Bien que la famille d’Emad Shahin ait patienté pendant près d’un an pour que le corps de l’adolescent leur soit rendu, les autres familles palestiniennes qui sont dans l’incertitude pourraient ne jamais récupérer les corps de leurs proches.
La semaine dernière, le ministre de la Défense Naftali Bennett a ordonné que tous les corps des palestiniens conservés par Israël ne soient pas rendus à leur famille, y voyant un « moyen de dissuasion contre le terrorisme ».
Israël est le seul pays au monde qui applique une politique de confiscation des dépouilles, sur la base d’une loi remontant à 1945, pendant le mandat britannique.
La mort d’Emad Shahin et la menace d’une arrestation israélienne n’ont toutefois pas dissuadé Monira et sa famille de participer aux manifestations de la Grande marche du retour.
« La résistance est le seul moyen de libérer notre terre », affirme Monira. « Et nous y allons aussi désormais pour honorer Emad. Dorénavant, toute la famille est prête à mourir pour vaincre l’occupant. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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