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« Nous allons bientôt connaître la famine » : la sourde colère du centre-ouest tunisien

Immolation, affrontements et blocage : le centre-ouest tunisien a connu la semaine dernière une flambée de contestation. Alors que le pays se cherche toujours un gouvernement, la fin d’année s’annonce une nouvelle fois mouvementée
Un berger tunisien avec ses moutons dans la campagne du centre de Kairouan, le 14 novembre 2019 (AFP)
Par Mathieu Galtier à HAJEB EL-AYOUN, Tunisie

Le convoi de militaires opte finalement pour le demi-tour. En face, une centaine d’agriculteurs bloquent la route nationale qui relie la prospère ville de Sousse à la région déclassée du centre-ouest, symbolisée par Kasserine et Sidi Bouzid, fiefs des contestations sociales tunisiennes depuis la révolution.

Ce 4 décembre, la manifestation n’a rien de violente : seul deux pneus brûlent sur le macadam, à quelques kilomètres au nord de Hajeb el-Ayoun, d’où sont originaires les protestataires.

« Nous achetons tout à crédit : nourriture, habits, fournitures, etc. Là, nous ne pouvons pas rembourser »

- Nidal, agriculteur de 23 ans

« Nous n’arrivons plus à vivre correctement de notre travail. L’an dernier, nous vendions le kilo d’olives à 2 dinars [63 centimes d’euro], c’est le strict minimum. Cette année, il est tombé à 400, 500 millimes [13, 16 centimes d’euro] le kilo », résume Nidal, un jeune agriculteur de 23 ans revenu cultiver les terres familiales il y a un an et demi, après des études au Royaume-Uni.

« Nous ne sommes payés qu’une fois par an [au moment de la récolte]. Nous achetons tout à crédit : nourriture, habits, fournitures, etc. Là, nous ne pouvons pas rembourser. Nous allons entrer dans un état de famine », s’alarme un vieil agriculteur.

Vendredi, des producteurs d’oliviers ont manifesté devant l’Union régionale de l’agriculture et de la pêche à Sidi Bouzid.

La colère est d’autant plus vive que, ces derniers jours, les autorités se félicitent publiquement d’une saison 2019-2020 exceptionnelle. Le ministère de l’Agriculture prévoit une production d’huile d’olive de 350 000 tonnes, soit 10 000 tonnes de plus que le record de 2015.

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« Ghannouchi démission ! », peut-on entendre dans la foule des mécontents qui ciblent le chef du parti islamo-conservateur Ennahdha, élu président du Parlement.

Plutôt que de tenter de forcer le barrage, les automobilistes, compréhensifs, préfèrent entamer les difficiles manœuvres pour rebrousser chemin. Les camions de l’armée aussi : « C’est par diplomatie », glisse un militaire.

Pas question de risquer de provoquer l’étincelle qui pourrait embraser une région déjà à cran. Le 29 novembre, un jeune homme de 25 ans s’est immolé par le feu à Jelma, à 20 km au sud de Hajeb el-Ayoun, pour dénoncer sa situation sociale précaire.

Des affrontements entre des manifestants et les forces de l’ordre s’en sont suivis, débouchant sur l’arrestation d’au moins onze jeunes.

Immolation, pauvreté, tensions entre habitants et police : les mêmes ingrédients qui ont déclenché la révolution, en 2010, à Sidi Bouzid, à 30 km à peine de là. Nidal explique d’ailleurs que si le blocage a été décidé mercredi, c’est afin de tenter de coaliser les mécontentements de Jelma et d’Hajeb el-Ayoun.

Pas de salaire pendant un an

Le pays ne vit plus en dictature mais les habitants n’ont pas pour autant l’impression d’avoir recouvré leur « dignité », l’une des revendications de la révolution.

Immolation, pauvreté, tensions entre habitants et police : les mêmes ingrédients qui ont déclenché la révolution, en 2010, à Sidi Bouzid, à 30 km à peine de là

« Aucun responsable n’est encore venu nous voir : ni le gouverneur [équivalent d’un préfet], ni un membre du gouvernement. Ce n’est pas qu’une histoire de jeune qui s’immole. On nous promet depuis longtemps un vrai hôpital au lieu du dispensaire actuel. On attend toujours. Ici, nous avons une source importante mais toute l’eau va à Sfax [riche ville côtière à 150 km à l’est où est traitée l’eau] alors que certaines habitations n’ont pas l’eau courante et que des terrains agricoles ne sont pas irrigués », se plaignait Ahmed, professeur d’anglais, mercredi, lors d’un rassemblement d’une cinquantaine d’habitants au centre-ville de Jelma.

Au milieu des restes de grenades lacrymogènes utilisées les jours précédents par les forces de l’ordre, les adolescents, nombreux dans l’attroupement, s’amusent à se filmer en direct sur les réseaux sociaux. Pourquoi sont-ils là ? « On n’a pas assez de tables et de chaises dans les classes et les bus scolaires ne fonctionnent pas bien », énumère Mourad, du haut de ses 16 ans.

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Sans remettre en cause les problèmes avancés, Abdesalem Samalli, un quinquagénaire expatrié en France et en visite à Jelma depuis près de deux mois, s’interroge sur la forte présence de ces « gamins » : « Ce sont les mêmes qui ramassaient les ordures et repeignaient les murs au lendemain de la victoire de Kais Saied. Maintenant, ils jettent des pierres sur la police. Difficile de croire qu’ils ne sont pas guidés. » Par qui ? Autant de réponses que de personnes interrogées. À l’image des raisons qui ont poussé Abdelwaheb à s’immoler.

Embauché par la délégation (strate administrative déconcentrée), il aurait mis fin à ses jours pour protester contre le non-versement de son salaire pendant plus d’un an. « Il venait de lui être versé mais des gens lui ont dit que ce n’était pas vrai, c’est pour ça qu’il s’est suicidé », se défend-on au siège de la délégation.

Certains font porter la faute à l’opulente Tunisie côtière qui asservit les régions intérieures, une politique des deux Tunisies héritée de la colonisation et que les différents dirigeants, depuis, n’ont jamais cherché à faire disparaître.

Les deux Tunisies

Tarek ne sait pas exactement ce qu’il s’est passé mais il sait que ces suicides ne vont pas s’arrêter. D’ailleurs, mardi, un autre jeune avait essayé de s’immoler à Jelma.

Il fait partie de ces centaines d’employés de sociétés publiques dédiées à l’environnement, dont abuse l’État pour occuper les chômeurs contre un revenu minime et sans contrat de travail.

« L’argent des impôts locaux, qui vient surtout du marché hebdomadaire car nous n’avons pas d’usines, n’est pas suffisant »

- Ezzedine Messaoud, maire-adjoint de Jelma

« Je nettoie les jardins publics pour 400 dinars par mois [126 euros] depuis 2016, mais je n’ai jamais été titularisé. Je ne peux pas faire vivre ma famille et j’ai peur de perdre mon travail d’un jour à l’autre. C’est digne d’un pays sous-développé », dénonce ce père de quatre enfants.

Maire-adjoint de Jelma, Ezzedine Messaoud dit « comprendre la colère » des habitants, mais s’avoue impuissant : « Le budget de la mairie est trop faible pour les embaucher. L’argent des impôts locaux, qui vient surtout du marché hebdomadaire car nous n’avons pas d’usines, n’est pas suffisant. »

À la mairie, on indique que ces fonctionnaires sans contrat ne sont pas le seul problème : environ 45 % des diplômés de la ville sont sans emploi.

À Jelma, la tension est retombée et à Hajeb el-Ayoun, le barrage improvisé des agriculteurs a disparu, mais les « raisins de la colère » sont toujours là, et continuent de mûrir.

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