À Sidi Bouzid, la démocratie à la peine face à « Pablo Escobar »
SIDI BOUZID, Tunisie – Des problèmes d’impression d’affiches, de tampon officiel sur les listes, d’information sur les emplacements dédiés à l’affichage… Samedi 14 avril, jour officiel du lancement de la campagne électorale pour les élections municipales du 6 mai, chaque parti avait une excuse pour ne pas afficher dès le matin sa liste sur les murs de la ville.
Mais les difficultés logistiques et les retards en disent aussi très long sur le désintérêt pour le scrutin. Ici, à 300 kilomètres de Tunis, dans cette ville aux 50 000 habitants et aux 30 000 électeurs, les désillusions politiques et la crise économique semblent avoir eu raison de l’intérêt pour la vie citoyenne et locale, alors même que le nombre de listes candidates aux élections municipales est élevé – environ 124 listes avec une majorité d’indépendants sur les listes partisanes.
« De nombreux candidats attendent la dernière minute pour que les gens aient l’image la liste et du programme dans la tête avant d’aller voter », explique à Middle East Eye Farouk Smari, blogueur de la révolution, qui a aussi fait ses armes dans le journalisme radio et la société civile.
« Les gens, globalement, vont s’intéresser à ce qui se passe devant leur maison, c’est tout. À la limite, Ils vont s’intéresser à leur quartier, mais pas à leur ville », relève Mohamed Salah Khaskhoussi, technicien en chef, employé de la municipalité depuis trente ans.
« Les gens, globalement, vont s’intéresser à ce qui se passe devant leur maison, c’est tout »
- Mohamed Salah Khaskhoussi, employé de mairie
Même le maire provisoire de la ville – depuis la révolution, les municipalités sont dirigées par des délégations spéciales non élues –, candidat pour le parti progressiste Nidaa Tounes dans une municipalité voisine à 37 kilomètres de Sidi Bouzid, Regueb, est absent.
Le seul politique présent ce samedi est l’ancien président de la République, Moncef Marzouki, qui a lancé un nouveau parti, al-Irada (Mouvement Tunisie Volonté). Avant de partir pour un meeting dans une autre ville du gouvernorat, il est venu faire un tour dans le souk de la ville.
Au centre-ville, les habitués des cafés ont sorti leurs jeux de cartes tandis que les plus jeunes pianotent sur leur portable. Le parti qui se définit désormais comme « musulman démocrate », Ennahdha, fait sa tournée dans les cafés avec des flyers, sans susciter beaucoup de réactions. « C’est difficile de convaincre les gens de voter, surtout les jeunes, il y a eu beaucoup de déceptions », témoigne à MEE Abdelhalim Heni, tête de liste indépendante pour le parti Ennahdha.
« Les citoyens connaissent mal les enjeux des municipales. C’est pour cela que ces élections ne présentent à leurs yeux pas beaucoup d’intérêt. Peut-être que le problème vient aussi de nous, que nous n’avons pas assez communiqué sur le travail municipal durant toutes ces années », admet Mohamed Salah Khaskhoussi.
Pourtant, la municipalité de Sidi Bouzid est, selon Mohamed Salah Khaskhoussi, l’une des mieux dotées du pays, avec un budget de 11 millions de dinars (4 millions d’euros) en 2017.
Grands magasins et piscine municipale
Dans la ville, où le vendeur de rue Mohamed Bouazizi s’est tué en s’immolant par le feu, déclenchant la première des révolutions arabes, beaucoup de choses ont changé depuis 2011. De grands magasins – notamment la marque de vêtements Hamadi Abid – se sont implantés, une clinique est en cours de finition, le gouvernorat a déménagé dans un siège flambant neuf permettant ainsi de désengorger le centre, une piscine municipale et un complexe sportif et culturel devraient être inaugurés dans peu de temps. Les hommes d’affaires de la ville ont aussi investi dans les parcs et les cafés.
« Depuis la révolution, Sidi Bouzid profite aussi de plans de développement régionaux et urbains établis en partenariat avec des ONG. La ville est un peu devenue un lieu d’expérimentation pilote en la matière, justement pour mettre fin à la marginalisation régionale », insiste Marwa ben Rejeb, une jeune urbaniste au Plan des Nations unies pour le développement (PNUD).
Mais les jeunes ont du mal à ressentir l’impact de ces changements dans leur vie quotidienne, surtout ceux qui étudient sans forcément avoir l’assurance de trouver un emploi par la suite.
« Les jeunes ne sont pas forcément intéressés par une nouvelle piscine. Ce qu’ils veulent, ce sont des usines qui offrent des perspectives d’emplois »
- Farouk Smari, blogueur de la révolution
« D’habitude, à l’Institut supérieur des études technologiques de Sidi Bouzid (ISET), on entend parler de politique, d’élections, on en discute entre étudiants. Mais cette année, il ne se passe rien », note Maha Zaghrouni, 23 ans. L’étudiante estime, qu’à son échelle, les choses ont peu changé depuis la révolution. La dernière fois qu’elle a voté, c’est parce que son père l’y a poussée.
Tout comme Rabiaa Nciri, licenciée en espagnol, au chômage depuis qu’elle est sortie de l’université. « J’ai manifesté dès le 17 décembre, je me suis engagée, aussi bien dans la société civile que dans la politique [elle est présente sur la liste d’un parti de gauche pour les municipales] mais concrètement, je ne vois pas le changement à Sidi Bouzid. Pour moi, seule la société civile peut aider progressivement à changer les choses mais pas vraiment la politique, à moins d’avoir des personnes réellement intègres dans les élus », explique-t-elle à MEE.
« Les jeunes ne sont pas forcément intéressés par une nouvelle piscine. Ce qu’ils veulent, ce sont des usines qui offrent des perspectives d’emplois », reconnaît Farouk. Depuis 2014, la marque Délice a ouvert à Sidi Bouzid une usine de conditionnement du lait, créant quelques 300 emplois. Pas assez d’emplois cependant pour les diplômés chômeurs qui sont près de 7 000 et représentent près de 35 % des chômeurs.
L'informel, près de 50 % de l'économie
Selon l’Institut national de la statistique (INS), en 2005, le gouvernorat de Sidi Bouzid était le plus pauvre de Tunisie avec le gouvernorat de Kasserine, avec un taux de pauvreté respectivement de 27,5 % et 27,2 %. En 2011, après de nouvelles études, la région du centre-ouest, dont fait partie le gouvernorat de Sidi Bouzid, reste encore la région la plus pauvre de la Tunisie avec un taux de pauvreté estimé à 32,3 %, soit un peu plus que le double du taux national.
Selon les chiffres d’une étude sur le développement, la région de Sidi Bouzid reste aussi la plus faible en matière d’emplois dans les usines, puisque sa zone industrielle se limitait à quelques 40 entreprises industrielles en 2013.
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« Ces élections sont vraiment importantes pour moi », défend pourtant Farouk Smari. « C’est une opportunité d’élire des gens qui vont vraiment s’investir au niveau local et qui ne sont pas forcément soumis à des enjeux politiques. Par exemple, nous avons beaucoup de problèmes liés aux domaine foncier et à leur appartenance. C’est la municipalité qui va désormais s’occuper de ça. »
« Les meilleurs de nos jeunes ont été aspirés par des grands partis, ou ont quitté la ville pour faire leur expérience à l’étranger,c’est dommage », constate Hassen Hajbi, en charge d’un espace qui promeut l’entrepreneuriat social à Sidi Bouzid, Lingare. Il voit défiler chaque jour des jeunes porteurs de projets, avec des idées. « Mais nous manquons d’une figure modèle qui pourrait vraiment incarnerle leadership. »
La seule success story de la ville est celle de « Faouzi Chrab » (Faouzi le vin), qui possède plusieurs cafés, parcs, et immeubles. Parti de rien, celui que l’on surnomme aussi « Pablo Escobar » et qui a donné son nom à un café, a fondé son business sur la vente d’alcool à Sidi Bouzid, puis dans le reste de la région. « Il emploie des centaines de jeunes dans le formel et l’informel et il a beaucoup d’argent. Il est très aimé et craint aussi », ajoute Hassen Hajbi.
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Dès lors qu’ils veulent s’engager dans la politique ou dans l’action locale, de nombreux jeunes souffrent aussi d’un manque de moyens. Dans la municipalité de Regueb, à une trentaine de kilomètres de Sidi Bouzid, un groupe de jeunes a bien tenté de former une liste indépendante. Mais faute d’argent, il n’arrive pas à faire campagne. Dès lors, le fossé se creuse entre un État qui tente de regagner sa place mais manque de crédibilité, et une jeunesse de plus en plus séduite par la débrouille et l'informel, qui représente près de 50 % de l'économie selon l'Union tunisienne de l'industrie, du commerce et de l'artisanat (UTICA).
Dimanche, seules deux listes étaient affichées sur les murs de la ville. Celle d’Ennahdha, et celle d’une coalition de partis, al-Ihtihad Madani. Sur ces mêmes murs, les traces des affiches des législatives de 2011 et des présidentielles de 2014 sont toujours visibles. Un rappel pour le pays qui connaîtra dans trois semaines ses premières élections municipales démocratiques depuis la révolution.
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