Les billets de banque : nouveau champ de bataille dans le conflit yéménite
Le conflit qui oppose depuis cinq ans le gouvernement yéménite et le mouvement houthi a trouvé un nouveau champ de bataille : les billets de banque.
Étant donné que les deux belligérants ont mis en place des administrations rivales dans la capitale Sanaa et dans la ville d’Aden (sud), le Yémen se retrouve pris entre deux banques centrales, ce qui provoque davantage d’instabilité dans une économie déjà dévastée par la guerre.
En septembre 2016, le gouvernement d’Abd Rabbo Mansour Hadi, reconnu par la communauté internationale, a délocalisé la banque centrale de Sanaa à Aden pour la soustraire au contrôle des Houthis, qui s’étaient emparés de la capitale yéménite deux ans auparavant.
Au cours des trois dernières années, le gouvernement de Hadi a imprimé de grandes quantités de billets yéménites dont la taille et le design ont été modifiés.
Les citoyens de tout le pays ont adopté ces nouveaux billets, jusqu’au 19 décembre, date à laquelle les autorités houthies à Sanaa ont interdit leur circulation. Elles craignent que la devise yéménite se soit effondrée en raison de la profusion de nouveaux billets.
Au cours des dernières semaines, le taux de change du rial yéménite par rapport au dollar américain est resté stable à 580 dans les zones contrôlées par les Houthis, mais a été déprécié à 630 rials contre un dollar dans les zones pro-Hadi. Les taux d’avant-guerre étaient d’environ 215 rials pour 1 dollar.
La banque centrale de Sanaa a donné aux habitants un mois pour échanger les nouveaux billets contre des anciens. Sinon, la banque a indiqué pouvoir leur fournir une devise virtuelle appelée le « rial électronique » – bien que ce système ne soit pas encore en fonction.
« L’effondrement de la devise dans le sud prouve concrètement que l’impression de nouveaux billets est à l’origine de l’effondrement du rial yéménite et de la crise économique »
- Mohammed Abdulqader, fonctionnaire du ministère des Finances à Sanaa
Mohammed Abdulqader, fonctionnaire du ministère des Finances à Sanaa, prédit que le taux du rial dans la ville restera inchangé dans un avenir prévisible après cette interdiction.
Selon lui, l’administration de Hadi a imprimé de nouveaux billets sans s’assurer qu’il y avait assez de devises étrangères dans le pays pour contribuer à maintenir le rial à flot.
« Il est naturel que tout nouvel apport de devises yéménites conduise à un retrait de devises étrangères du marché », déclare-t-il à Middle East Eye.
Abdulqader ajoute que le gouvernement de Hadi « ne se soucie pas » de l’effondrement du rial et qu’il n’a pas soigneusement étudié les conséquences potentielles de sa décision de faire tourner la planche à billets.
« L’effondrement de la devise dans le sud prouve concrètement que l’impression de nouveaux billets est à l’origine de l’effondrement du rial yéménite et de la crise économique », affirme le fonctionnaire, qui considère ces nouveaux billets de banque comme de l’« argent illégal ».
La guerre au Yémen, lancée par une coalition dirigée par l’Arabie saoudite et soutenue par l’Occident en 2015, a eu de lourdes répercussions sur le rial yéménite, qui a perdu plus de la moitié de sa valeur au cours des cinq dernières années.
La dépréciation globale du rial a été principalement déclenchée par une pénurie de devises étrangères, conséquence de la chute des exportations de pétrole et de gaz impactées par la guerre.
L’année dernière, le roi Salmane d’Arabie saoudite a ordonné le versement de 2 milliards de dollars à la banque centrale yéménite pour renflouer le rial.
Cependant, l’initiative de Riyad semble être un échec. Bien que la devise yéménite se soit initialement reprise, avec un taux de change de 400 rials pour 1 dollar, elle n’a pas tardé à chuter de nouveau, avec quasiment aucun effet de ruissellement sur la population.
Les habitants de Sanaa en paient le prix
Les autorités houthies autorisent les particuliers à échanger jusqu’à 5 000 rials (400 dollars). Cependant, si ce montant est supérieur, l’argent est considéré comme des « fonds commerciaux » et saisi par le gouvernement.
Cela a conduit les habitants de Sanaa à cacher les nouveaux billets et à les envoyer secrètement dans les zones tenues par Hadi dans le sud afin de les échanger contre des anciens billets ou des devises étrangères.
Muneer, agent de recouvrement à Sanaa, rapporte que de nombreux commerçants avec lesquels il fait affaire dans sa ville utilisaient à la fois les nouveaux billets et les anciens en 2019.
« Ils n’avaient d’autre choix que de me fournir les deux versions des billets », explique-t-il à MEE.
Cependant, l’argent qu’il a accepté a plus tard été saisi à un check-point houthi alors qu’il conduisait son bus.
« Les Houthis m’ont saisi 2 600 000 rials et ont refusé de me les rendre », raconte-t-il, précisant qu’il a tenté de récupérer son argent auprès de la police et des autorités politiques, en vain.
« Ils insistaient pour le saisir, prétendant que c’était illégal. »
Tout le monde – y compris les commerçants, les vendeurs et les chauffeurs de taxi – refuse désormais d’accepter les nouveaux billets. Cela a eu un impact sur le commerce dans les zones contrôlées par les Houthis.
« Ces deux dernières semaines, mes ventes ont chuté car beaucoup de clients ont des nouveaux billets, que je refuse pour éviter les sanctions », déclare à MEE Nabil Dhafer, commerçant à Sanaa. « Je pense que cet argent finira par revenir sur le marché car il facilite notre travail et il est déjà dans les mains des gens. »
Hamdi Baobaid, guichetier dans un bureau de change à Sanaa, indique que sa société n’accepte pas les nouveaux billets car elle travaille sous la supervision de la banque centrale.
Selon lui, certains Yéménites tentent de tirer profit de la situation et des différents taux de change en achetant des dollars américains à Sanaa, les échangeant ensuite dans le sud afin d’obtenir un meilleur rendement, avant de ramener ces rials dans la capitale.
« Les sociétés de change ont donc augmenté les frais de transfert entre les zones contrôlées par les Houthis et celles contrôlées par Hadi afin de cesser l’exploitation de cette différence dans les taux de change », explique Baobaid à MEE.
Les frais de virement, selon lui, ont augmenté, passant de moins de 1 % à 10 % au cours des trois dernières semaines, variant conformément au taux de change du rial avec le dollar.
Les Houthis « volent l’argent des Yéménites »
Le spécialiste Alawi Abdulhadi, qui enseigne l’économie dans plusieurs universités du sud du Yémen, estime que l’effondrement de la devise yéménite dans le sud peut être imputé au fait que le gouvernement d’Aden continue de verser le salaire de certains fonctionnaires dans le nord.
« J’aimerais savoir ce que les Houthis font de cet argent, le brûlent-ils ? Non, ils l’envoient dans le sud et achètent des devises étrangères qui vont aux Houthis et à leurs combattants »
- Alawi Abdulhadi, professeur d’économie
« Le gouvernement yéménite a été contraint d’imprimer davantage de billets pour continuer à payer les salaires, que les Houthis ne versent pas », indique-t-il à MEE.
La plupart des fonctionnaires dans les zones contrôlées par les Houthis n’ont pas perçu leur salaire depuis août 2016, mais ont reçu des primes occasionnelles de la part des autorités de Sanaa. Seuls ceux qui travaillent dans le judiciaire continuent de recevoir des salaires d’Aden.
« La décision des Houthis d’interdire la circulation des billets imprimés récemment a eu un impact sur les habitants mais pas sur le gouvernement. Les habitants du nord ne peuvent pas faire d’achats avec les nouveaux billets qu’ils ont. »
Alawi Abdulhadi indique que le gouvernement yéménite pourrait avoir recours à la communauté internationale pour résister à la pression des Houthis.
« Si le gouvernement n’unifie pas les deux devises, cela pourrait marquer le début d’une indépendance économique entre le sud et le nord », prédit-il.
Certains agents de change sur le marché noir échangent 100 000 rials en nouveaux billets contre 90 000 rials en anciens car ces derniers valent davantage par rapport au dollar.
Le spécialiste estime que la confiscation des nouveaux billets par les Houthis est un moyen illégal de « voler l’argent des Yéménites ».
« Les Houthis ont permis aux gens de faire circuler les nouveaux billets ces trois dernières années, et aujourd’hui, ils leur font les poches sous prétexte de maintenir la devise yéménite. »
« J’aimerais savoir ce que les Houthis font de cet argent, le brûlent-ils ? Non, ils l’envoient dans le sud et achètent des devises étrangères qui vont aux Houthis et à leurs combattants. »
Il s’agit d’après lui d’une des raisons qui ont conduit à l’actuel effondrement du rial dans le sud.
Les fonctionnaires qui travaillent dans le judiciaire dans les zones sous contrôle houthi recevaient leur salaire du gouvernement yéménite jusqu’au mois dernier, lorsque l’administration Hadi a payé leur salaire avec de nouveaux billets, que les banques ne pouvaient pas leur remettre en raison de l’interdiction.
« Ceux qui souhaitent percevoir leur salaire se rendent dans une zone pro-Hadi pour le recevoir en nouveaux billets avant de les changer contre des anciens avant de rentrer », explique Abdulhadi.
« La moitié du salaire se perdra néanmoins sans doute en frais de déplacement. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].