Au Liban, la nouvelle vague des médias alternatifs booste la contestation
« Venez nous voir dans notre bureau. Cet endroit est une histoire à lui tout seul », avait prévenu Jean-Claude Boulos, 28 ans, cofondateur du média en ligne Fawra, lancé en novembre dernier.
Situé dans le quartier de Monot, à deux pas du centre névralgique de la contestation dans la capitale Beyrouth, l’appartement ne paie pas de mine : un salon où trône un immense drapeau libanais et un minuscule bureau ou les deux fondateurs, Jean-Claude Boulos et Bachir Asmar, tentent de se réchauffer autour d’un radiateur électrique. Au sol, deux seaux ont été disposés pour récupérer l’eau des infiltrations du plafond.
« C’est un ami qui a accepté de nous louer l’appartement jusqu’à la fin du mois. Ce n’est vraiment pas le top. On recherche des locaux plus grands à partir desquels nos journalistes pourront travailler. Ici, ce n’est clairement pas possible. »
Les deux fondateurs partagent l’appartement avec Ziggie, une chienne abandonnée qu’ils ont trouvé en train d’errer sur la place des Martyrs. Tout au long de l’interview, la discussion sera hachée par les jappements de l’animal, forçant l’un ou l’autre à se succéder pour le sortir sur le balcon.
Amis de longue date, Jean-Claude et Bachir sont issus du champ audio-visuel. Ils ont réalisé et produit des documentaires à travers leur boîte de production, Will Fill The Blanks. Lors des premiers jours de mobilisation, en octobre dernier, ils sont descendus dans la rue comme tout le monde, pour être sûrs que ce qu’ils voyaient sur les réseaux sociaux étaient bien en train d’arriver.
« Rapidement, on a commencé à filmer et on s’est dit que c’était le moment de se lancer. J’avais l’envie de monter un média depuis longtemps mais c’est le genre de projet que l’on repousse sans cesse », raconte Jean-Claude Boulos.
« La télévision nous donne à voir des foules en train de crier avec un côté un peu animal, une espèce de masse informe qui ne sait pas vraiment pourquoi elle est là. On a voulu montrer qu’il y a des gens derrière ces foules, avec des revendications précises »
- Jean-Claude Boulos, cofondateur de Fawra
Fawra produit de courtes vidéos d’une minute environ, conçues pour une consommation sur les réseaux sociaux. Elles privilégient le portrait et une approche humaniste de ce mouvement de contestation sans leader à travers le regard de ses acteurs.
« La télévision nous donne à voir des foules en train de crier avec un côté un peu animal, une espèce de masse informe qui ne sait pas vraiment pourquoi elle est là. On a voulu montrer qu’il y a des gens derrière ces foules, avec des revendications précises, des gens qui veulent défendre leurs droits », ajoute Jean-Claude Boulos, qui revendique le côté engagé de Fawra.
Une cinquantaine de personnes, tous volontaires, aussi bien des journalistes installés que des étudiants, photographes, réalisateurs ou designers, participent à l’aventure. Fawra dispose de 20 000 dollars de budget pour les six prochains mois et a lancé récemment un appel aux dons destiné à améliorer les conditions d’exercices de ses journalistes, lancer un site internet, un podcast ainsi qu’un documentaire retraçant la mobilisation citoyenne de ces derniers mois.
Une défiance envers les médias traditionnels
Comme Fawra, plusieurs médias en ligne se sont lancés ces derniers mois ou ont considérablement développé une activité qui débutait. The Public Source, Megaphone, Akhbar Al Saha, mais aussi le podcast « The Lebanese Political Podcast » ou Daraj, un pure player lancé en 2017 par d’anciens journalistes de la presse écrite traditionnelle, sont les nouveaux acteurs d’un paysage médiatique en pleine mutation. Tous publient en arabe avec, parfois, des traductions disponibles en anglais.
« Contrairement à de nombreux pays, le Liban n’a pas connu de transition digitale à proprement parler », avance Jean Kassir, 26 ans, rédacteur en chef du média en ligne Megaphone, lancé en 2017. Les médias traditionnels se contentent de transposer leurs contenus sur les réseaux sans faire le moindre effort d’adaptation, là où nos contenus sont conçus et optimisés pour les réseaux sociaux. »
Institutions médiatiques qui ferment leurs portes, rédactions payées au compte-gouttes, les médias libanais mainstream traversent depuis plusieurs années une crise sans précédent.
À la chute drastique des revenus publicitaires, qui pousse certaines chaînes de télévision à basculer vers un modèle payant, s’ajoute la diminution de l’aide financière en provenance des pays du Golfe ainsi que la baisse de l’influence des médias libanais dans le monde arabe, une influence qui leur garantissait jadis une exposition et un lectorat dans toute la région.
Adossés pour la plupart à des partis politiques dont ils dépendent financièrement, leur crédibilité est fortement remise en cause, plus encore depuis le début de la contestation, qui entend justement se libérer des partis en place.
« Les médias indépendants se développent aussi dans un contexte au sein duquel les médias traditionnels, les journaux et la télévision, ont cessé de s’adresser au public », explique Sara Mourad, spécialiste des médias et professeure à l’Université américaine de Beyrouth.
« Ces dernières années ont vu un net déclin de la presse, qui n’a pas réussi à produire un modèle économique alternatif s’affranchissant des fonds des partis politiques et des revenus publicitaires. Idem pour la télévision, qui ne parle pas le langage de la jeunesse et dont les programmes politiques sont biaisés par des affiliations à des partis politiques. »
« En développant notre projet, c’est devenu évident qu’il y a un besoin réel de développer un média indépendant capable de produire des contenus au service de l’intérêt public plutôt que de s’aligner sur les programmes politiques des partis au pouvoir », ajoute Lara Bitar, fondatrice et rédactrice de The Public Source, un média d’investigation en ligne, engagé, qui sera lancé prochainement.
« Le principal défi pour les médias alternatifs, c’est de construire et maintenir une ligne éditoriale indépendante, ce que les médias traditionnels ont échoué à faire »
- Sara Mourad, spécialiste des médias
« Le paysage médiatique au Liban est très politisé et même les chaînes de télévision soit disant prorévolutionnaires reviennent à leurs objectifs politiques étroits quand ça les arrange. On espère perturber un peu ce paysage, même si nous ne sommes que de petits joueurs en comparaison. »
Le pure player mettra l’accent sur des enquêtes documentant l’enrichissement d’une minorité, l’effondrement des infrastructures, la privatisation des espaces publics ou les problèmes environnementaux.
Le retour en force de la mobilisation ces dernières semaines et les scènes de violence du week-end dernier poussent le futur média à se concentrer aussi sur l’actualité chaude. L’équipe s’appuie pour l’instant sur cinq journalistes expérimentés rémunérés à temps partiel.
« On est passé d’une vidéo par mois à trois vidéos par jour »
Megaphone est sans doute le média qui a le plus gagné en affluence. Il produit majoritairement des vidéos de décryptage de l’actualité orientées vers les réseaux sociaux, même si une rubrique « opinion » a vu le jour sur un site web dédié. Megaphone se définit comme un média d’opposition au système politique et économique ainsi qu’une caisse de résonance de la voix des populations marginalisées que sont les réfugiés, les femmes ou la communauté LGBT.
Le média est passé de 20 000 « j’aime » sur Facebook le 16 octobre à plus de 36 000 aujourd’hui, avec un million de visiteurs tous supports confondus sur les deux premières semaines de la révolution. Son compte Instagram a lui aussi explosé, passant de 8 000 à 25 000 abonnés en trois mois.
« On est parti du constat que les gens de notre génération ne lisent plus la presse et ne regardent plus la télévision. Pas par désintérêt de la politique, mais parce que le format et le contenu n’est pas adapté à la génération qui est née après la guerre civile [1975-1990] », explique Jean Kassir, qui s’est forgé une forte conscience politique sur les bancs de l’Université américaine de Beyrouth puis au sein du groupe politique issu de la société civile Beirut Madinati pendant la crise des déchets en 2015, avant de privilégier la voix médiatique.
Une trentaine de personnes, dont la moyenne d’âge tourne autour de 25 ans, collabore avec Mégaphone. La plupart sont des volontaires et ont un métier à côté, comme Jean. Trois journalistes sont embauchés à temps plein.
« Avant le 17 octobre, on publiait une vidéo par mois. Nous sommes passés à deux ou trois par jour, sans compter les live ainsi que les résumés quotidiens. Ça a été un changement complet dans notre façon de travailler au quotidien. »
À la recherche d’un modèle économique
Si les débuts de ces médias sont prometteurs, reste que leur avenir est incertain et les défis à relever d’envergure. « Le principal défi pour les médias alternatifs, c’est de construire et maintenir une ligne éditoriale indépendante, ce que les médias traditionnels ont échoué à faire. L’autre défi sera de conserver la confiance de leur audience en produisant des contenus originaux et qualitatifs sur la durée », explique Sara Mourad.
« C’est sûr qu’à long terme, ce n’est pas un modèle économique viable »
- Jean Kassir, rédacteur en chef de Megaphone
Tous ont fait le pari du contenu sans publicité et sans abonnement payant. Leurs ressources proviennent en grande majorité de bourses et de subventions obtenues auprès d’institutions caritatives internationales et, dans une faible mesure, d’appels aux dons auprès des lecteurs.
Mais qu’adviendra-t-il quand les regards des donateurs se seront tournés vers d’autres priorités ? La question se pose pour tous les médias indépendants de la région qui se sont développés depuis le Printemps arabe.
« C’est sûr qu’à long terme, ce n’est pas un modèle économique viable », admet Jean Kassir. Avec ses collègues de Megaphone, il réfléchit à des moyens de monétiser leurs activités en développant des partenariats avec des ONG ou des centres de recherche qui partagent une vision similaire.
« Il y a une réflexion collective. On doit penser dès maintenant à l’avenir si on veut survivre. Le fait qu’il y ait un écosystème alternatif qui se met en place, c’est la meilleure chose qui puisse arriver au paysage médiatique libanais », conclut-il avec optimisme.
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