Neuf ans après la chute de Ben Ali, la Tunisie traverse une nouvelle crise politique
Si le résultat de l’élection présidentielle était sans appel – un vote plébiscite pour Kais Saied avec près de 73 % des suffrages, une participation en hausse et un dégagisme des candidats de l’establishment –, les élections législatives ont abouti à un Parlement plus fragmenté que jamais et à la reconduction d’une partie importante du personnel politique actif depuis 2011, fût-ce au moyen d’un changement d’étiquette.
Plusieurs médias ont souligné la victoire des islamistes d’Ennahdha, mais en examinant les résultats, on s’aperçoit qu’il s’agit d’une victoire à la Pyrrhus
Plusieurs médias ont souligné la victoire des islamistes d’Ennahdha, mais en examinant les résultats, on s’aperçoit qu’il s’agit d’une victoire à la Pyrrhus.
Entre 2011 et 2019, le parti de Rached Ghannouchi a en effet perdu près d’un million d’électeurs. Sa base droitière lui a préféré la Coalition de la dignité, un réseau d’indépendants mais néanmoins fidèles se situant à la droite des nahdhaouis.
C’est donc un parti affaibli qui a chargé un de ses proches, l’ancien secrétaire d’État à l’Agriculture, Habib Jemli, de tenter de former un gouvernement. Tétanisés à l’idée de se retrouver dans l’opposition et de risquer de subir le même sort que les Frères musulmans égyptiens, les dirigeants nahdhaouis ont tout tenté pour faire passer leur gouvernement, allant même jusqu’à envisager une alliance avec Qalb Tounes, le parti de Nabil Karoui qu’ils ont farouchement combattu lors de la séquence électorale.
Mais le mouvement, jusqu’ici connu pour sa solidité et sa discipline, est désormais miné par les divisions. Depuis le congrès de 2016, une partie des cadres conteste ouvertement les choix du chef et de son entourage.
La coalition du refus
Le choix de Jemli a même été imposé à Ghannouchi. Ultime démonstration de ces couacs, le député et ancien ministre Zied Ladhari, qui vient de démissionner de son poste de secrétaire général du parti, a refusé de voter la confiance au gouvernement.
Officiellement composé d’indépendants, le gouvernement proposé a fait la part belle à des proches du mouvement islamiste et à des personnalités gravitant autour de Qalb Tounès.
Mais la volte-face de Nabil Karoui a achevé d’isoler Ennahdha qui n’a pu compter que sur la Coalition de la dignité. Par conséquent, Habib Jemli n’a pu réunir que 74 voix sur les 109 nécessaires pour atteindre la majorité requise pour pouvoir gouverner.
Cette coalition du refus a permis aux adeptes de la méthode Coué de rêver à un « front républicain civil » qui a terrassé l’islam politique. Cette marotte du rassemblement de la famille dite progressiste, bourguibiste, moderniste, centrale, nationale et républicaine a la peau dure.
Plein de chefaillons espèrent réitérer l’exploit de Béji Caïd Essebsi qui a agrégé autour de sa personne des profils différents unis par la volonté de terrasser Ennahdha.
Cette semaine, c’est autour d’Amor Shabou, un ancien destourien passé par l’opposition à Bourguiba et Ben Ali et cofondateur de Nidaa Tounes, de lancer une énième initiative censée réunir cette famille politique.
Dans un pays qui ne cesse d’exalter sa jeunesse – surtout dans les discours –, Amor Shabou nous explique doctement que le salut de la patrie passe par des « personnalités nationales » comprenant des ministres de Bourguiba.
Nostalgie de l’autoritarisme prérévolutionnaire
Cette rencontre au sommet, qui était prévue pour le 18 janvier, amuse le militant de gauche Gilbert Naccache. L’ancien perspectiviste demande aux Tunisiens d’arrêter de paniquer car « mieux que Zorro, plus efficaces que Superman, voilà la vieille garde destourienne qui se décide à sauver le pays ! ».
Cet appel au bourguibisme pour résoudre les problèmes du pays témoigne de l’incapacité d’une bonne partie de la classe politique et intellectuelle à construire un nouveau projet viable, à même de répondre aux besoins des Tunisiens, et d’une nostalgie de l’autoritarisme prérévolutionnaire.
La tentative du remake de 2014 a été portée durant l’élection présidentielle avec la candidature d’Abdelkrim Zbidi, arrivé quatrième avec 10,74 % des voix malgré une mobilisation inédite de l’establishment.
D’ailleurs, les principaux soutiens du ministre de la Défense, qui se disait prêt à envoyer l’armée pour empêcher l’Assemblée de se réunir après le malaise de Béji Caïd Essebsi, appuient l’initiative de Shabou.
La réunion a finalement été reportée sine die. Les organisateurs ont avancé le « succès suscité par l’événement » et le retrait soudain des ministres de Bourguiba.
En attendant la fumée blanche
Ce qui est certain, c’est que ce projet n’a aucune chance de passer avec la composition actuelle de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP). En effet, les groupes parlementaires qui ont eu la peau de Jemli ont peu de points communs.
Cette opposition hétéroclite comprend des héritiers de l’ancien régime et des défenseurs de la révolution, des partisans d’une lutte sans merci contre la corruption et un parti dont le chef est poursuivi pour fraude fiscale, des libéraux et des soutiens de l’État-providence.
Si le gouvernement passe l’épreuve de l’Assemblée, Kais Saied cultivera son image de président rassembleur
D’ailleurs, à l’exception du Parti destourien libre (PDL) d’Abir Moussi, héritière du benalisme, tous les autres groupes sont disposer à travailler, sous certaines conditions, avec le parti islamiste.
Avec la chute de Jemli, il revient au président de la République de choisir « la personne la plus à même de former un gouvernement ».
Si, au bout de deux mois, aucune majorité ne se dégage, le chef de l’État peut dissoudre l’Assemblée et convoquer des élections législatives anticipées.
Le locataire de Carthage a demandé à tous les partis représentés au Parlement de lui proposer des candidats au poste de chef du gouvernement.
La fumée blanche est attendue pour ce lundi 20 janvier.
Dans tous les cas de figure, cette situation profite à Kais Saied. Si le gouvernement passe l’épreuve de l’Assemblée, il cultivera son image de président rassembleur et au-dessus de la mêlée.
En cas de dissolution, il pourra profiter de sa popularité – il a été élu avec plus de voix que tous les députés réunis – et présenter des listes dans toutes les circonscriptions car il ne dispose actuellement d’aucun député.
S’il ne peut atteindre les deux tiers de l’Assemblée nécessaires à l’adoption de la réforme constitutionnelle qu’il porte, il peut légitimement espérer une majorité à même de gouverner.
Neuf ans après le départ de Ben Ali, la Tunisie continue à s’accrocher à la transition démocratique.
Mais la crise politique, qui vient s’ajouter à une crise économique dont on ne voit pas le bout, risque de lasser des Tunisiens qui n’ont pas touché les dividendes d’une révolution dont les maîtres-mots sont « Travail, Liberté, Dignité ».
Dans un contexte régional explosif marqué par la guerre civile en Libye, les turbulences politiques en Algérie, l’ingérence étrangère dans les affaires économiques et politiques du pays et une menace terroriste toujours présente, il est impératif de mettre fin au désenchantement pour éviter une restauration autoritaire.
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