Irak : les États-Unis cherchent à créer un État sunnite pour contrer le déclin de leur influence
Au pied du mur et en perte d’influence, les États-Unis ont prôné au cours des dernières semaines un plan visant à créer une région sunnite autonome dans l’ouest de l’Irak, ont déclaré des responsables des deux pays à Middle East Eye.
Selon eux, l’initiative des États-Unis fait suite aux efforts déployés par les partis chiites irakiens pour expulser les troupes américaines de leur pays.
L’Irak constitue un pont terrestre stratégique entre l’Iran et ses alliés en Syrie, au Liban et en Palestine.
L’établissement d’une zone tampon sunnite sous contrôle américain dans l’ouest de l’Irak empêcherait l’Iran d’utiliser les voies terrestres menant en Syrie et d’accéder aux rives orientales de la Méditerranée.
Pour Washington, l’idée de découper une région sunnite remonte à une proposition faite en 2007 par Joe Biden, actuellement en lice pour être le candidat du Parti démocrate à la présidence.
« La création d’une région sunnite a toujours été une option pour les États-Unis. Ils ne peuvent pas laisser les Iraniens accéder à la mer Méditerranée ou bénéficier du pont terrestre qui les relie au Hezbollah »
– Un ancien responsable américain
L’objectif espéré était de renforcer le contrôle américain sur l’Irak et d’assurer la protection des sunnites pendant le conflit civil sectaire de 2006-2008, au cours duquel des dizaines de milliers d’Irakiens innocents issus des communautés sunnite et chiite ont été massacrés.
Néanmoins, l’opposition à la division de l’Irak selon des lignes sectaires et ethniques ainsi que l’insistance des Américains en faveur d’un pays uni ont reporté sa mise en œuvre jusqu’à présent.
Les efforts déployés dans le but d’expulser les troupes américaines ont désormais donné un nouveau souffle au projet et la création d’une région sunnite n’est qu’une des options envisagées par Washington pour contrer la pression iranienne, a déclaré à MEE un haut responsable chiite irakien, sous couvert d’anonymat.
L’unité de l’Irak « n’est plus une priorité pour les États-Unis », a déclaré le responsable chiite.
« Si les Américains se retrouvent dans une impasse quant à la présence de leurs forces en Irak, ils s’efforceront de mettre en œuvre ce projet. »
Un ancien responsable américain bien au fait du projet a confirmé que les Américains avaient entrepris de « sortir celui-ci du tiroir et [de] le mettre sur la table ».
« La création d’une région sunnite a toujours été une option pour les États-Unis. Ils ne peuvent pas laisser les Iraniens accéder à la mer Méditerranée ou bénéficier du pont terrestre qui les relie au Hezbollah » au Liban, a indiqué à MEE l’ancien responsable américain.
« Le projet est américain, pas sunnite. La présence des forces américaines a servi de garantie pour les sunnites et les Kurdes, donc si les États-Unis doivent quitter l’Irak, l’établissement d’une région sunnite dans l’ouest de l’Irak sera leur plan pour freiner l’Iran et ses armes au Moyen-Orient », a-t-il ajouté.
« Il s’agit ici de créer un pays, pas une région administrative. »
Des tensions à leur paroxysme
Depuis l’invasion américaine de 2003, l’Irak est l’un des plus grands foyers de conflit entre Washington et Téhéran.
Mais les tensions entre les deux ennemis ont culminé le 3 janvier, lorsqu’une frappe de drone américaine à Bagdad a tué le général iranien de haut rang Qasem Soleimani et Abou Mahdi al-Mouhandis, numéro deux de l’organisation paramilitaire irakienne des Hachd al-Chaabi (Unités de mobilisation populaire).
L’assassinat de Soleimani, qui était responsable des opérations de terrain iraniennes au Moyen-Orient, et de Mohandis, qui a créé la plupart des factions armées chiites de son pays et était une sorte de « père spirituel » pour les combattants, a envoyé des ondes de choc à travers l’Irak.
Cela a poussé les responsables politiques chiites irakiens et un certain nombre de leurs alliés à répondre aux pressions des factions armées en se rendant au Parlement et en votant la fin des dix-sept ans de présence militaire américaine dans le pays.
Bien que non contraignant, le vote du 5 janvier sur l’expulsion des forces étrangères a envoyé un message fort.
L’absence de députés sunnites et kurdes au Parlement a mis en évidence la fragilité des relations entre les dirigeants sunnites et leurs alliés chiites soutenus par l’Iran. La plupart des députés qui se sont abstenus ont quitté Bagdad pour Erbil (dans le nord de l’Irak) ou Amman (en Jordanie) par crainte de représailles.
Les derniers événements en Irak les ont incités à examiner leurs autres options, au premier rang desquelles figure une région sunnite autonome, ont déclaré des législateurs sunnites à MEE.
Dès leur arrivée à Erbil et Amman, certains responsables politiques sunnites ont rencontré des responsables américains sur place pour « discuter des options pour les deux camps », ont rapporté nos sources.
Aux premières heures du 8 janvier, l’Iran a ciblé deux bases militaires irakiennes accueillant des forces américaines, l’une dans l’ouest de l’Irak et l’autre dans le nord, avec des missiles balistiques qui n’ont fait aucune victime.
Moins de 24 heures plus tard, le secrétaire d’État adjoint américain aux affaires du Proche-Orient David Schenker s’est rendu à Erbil, sans passer par Bagdad, pour rencontrer le principal allié des Américains, l’ancien président du Gouvernement régional du Kurdistan Massoud Barzani, ainsi qu’un certain nombre d’autres responsables kurdes.
Bien que les communiqués publiés ultérieurement par les États-Unis ne mentionnent aucune rencontre avec des dirigeants sunnites à Erbil, de nombreuses sources ont confirmé que le secrétaire d’État adjoint mais aussi le consul général américain à Erbil, Steven Fagin, avaient rencontré un certain nombre de responsables politiques sunnites « pour discuter des conséquences de la décision du Parlement, des menaces auxquelles les sunnites sont confrontés et des options pour faire face à ces deux problématiques ».
Le même jour, Schenker s’est envolé pour les Émirats arabes unis. Il a affirmé plus tard y avoir rencontré « par hasard » le président du Parlement irakien Mohammed al-Halbousi, « qui se trouvait là par pure coïncidence ».
Après avoir rencontré Schenker, Halbousi a eu plusieurs réunions avec des dirigeants sunnites de premier plan aux Émirats arabes unis les 9 et 10 janvier.
« Le fédéralisme et la confédération ne sont pas acceptables pour nous, car cela signifie une division de l’Irak »
– Abdullah al-Khirbeit, législateur sunnite
« L’idée d’établir une région sunnite a été une réaction aux efforts déployés par les forces chiites pour prendre des décisions cruciales sans l’approbation des sunnites », a déclaré à MEE un législateur irakien qui a participé aux réunions aux Émirats arabes unis, sous couvert d’anonymat.
« Les revendications en faveur de notre propre région ne reposent pas sur une base sectaire, mais sur une base administrative et visent à développer nos provinces », a-t-il précisé.
« Les participants se sont mis d’accord sur cette idée et ont indiqué qu’ils la présenteraient à notre public au moment opportun. »
Selon Halbousi, qui est actuellement le plus puissant allié sunnite de l’alliance parlementaire al-Binaa, soutenue par l’Iran, et qui a obtenu son poste grâce à ce soutien, un tel plan n’a fait l’objet d’aucune discussion et encore moins d’un accord.
Cependant, un certain nombre de dirigeants de la coalition de Halbousi affirment subir des pressions de partenaires politiques désireux de mettre le plan en œuvre et être soumis à diverses tentations.
« Les discussions sur ce sujet sont ininterrompues et leur fréquence augmente avec le temps », a déclaré à MEE Abdullah al-Khirbeit, législateur sunnite de haut rang et proche allié de Halbousi.
« Quand nous disons que nous voulons une décentralisation en Irak, cela peut être abordé. Mais le fédéralisme et la confédération ne sont pas acceptables pour nous, car cela signifie une division de l’Irak. »
La carte
Aucun des dirigeants et responsables sunnites et chiites interrogés par MEE n’a une idée précise des détails du projet.
Tous indiquent qu’il ne s’agit encore que d’idées et qu’aucune information claire n’a été donnée concernant les frontières éventuelles de la région, le nombre de provinces qu’elle contiendrait et les mécanismes prévus pour résoudre les problèmes auxquels elle sera confrontée.
Il est cependant parfaitement clair que le projet sera lancé depuis la province d’Anbar et inclura plus tard les provinces de Ninive et Salah ad-Din ainsi qu’une partie de la province de Diyala.
La région sunnite proposée sera d’abord créée conformément aux articles de la Constitution irakienne, qui permet l’établissement de régions administratives le long du Kurdistan.
La région sera ensuite temporairement annexée au Kurdistan sous une forme fédérale ou confédérale, « pour éviter un conflit entre sunnites et Kurdes pour Kirkouk et les zones contestées », selon un dirigeant sunnite de haut rang.
MEE comprend que la dernière étape sera de faire reconnaître cette région au niveau international.
Soutien saoudien et émirati
Les États arabes du Golfe alliés aux États-Unis, avec à leur tête l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, soutiennent et financent ce projet, ont indiqué à MEE des dirigeants et des responsables sunnites et chiites.
« Ni l’Iran, ni les forces chiites ne pourront s’opposer au projet parce que les États-Unis et les États du Golfe le soutiennent »
- Un dirigeant sunnite
« Le financement est en place, la pression internationale est en place et la force militaire nécessaire est en place pour que cette région soit créée », a déclaré un dirigeant sunnite de haut rang proche des pourparlers.
« Ni l’Iran, ni les forces chiites ne pourront s’opposer au projet parce que les États-Unis et les États du Golfe le soutiennent », a ajouté le dirigeant.
« D’énormes sommes d’argent et des investissements conséquents proposés par les États sunnites sont en jeu ; cela transformera le désert d’al-Anbar en une oasis verte et reconstruira les régions détruites de Mossoul et de Salah ad-Din. Qui s’intéressera au pétrole ? »
Tous les yeux sont rivés sur les protestations
Depuis le 1er octobre, Bagdad et neuf provinces à prédominance chiite sont secouées par des manifestations antigouvernementales qui exigent la fin de la corruption, la chute du gouvernement et des élections anticipées sur la base d’une nouvelle loi électorale qui limitera l’influence de l’Iran.
En réaction, les forces de sécurité irakiennes et certains groupes armés soutenus par l’Iran ont lancé une répression sanglante contre les manifestants, les militants et les journalistes, faisant environ 500 morts.
Les gouvernorats à prédominance sunnite n’ont toutefois pas participé aux manifestations, craignant qu’elles ne soient exploitées par les factions chiites pour justifier une répression violente.
Par ailleurs, si la majorité des responsables politiques sunnites ont gardé le silence à propos des protestations, les populations sunnites ont affiché en général de la sympathie envers la cause des manifestants chiites.
Selon des dirigeants proches des discussions en cours sur une partition de l’Irak, les responsables politiques sunnites sont sérieusement impliqués dans les discussions et attendent de voir l’issue des manifestations avant de décider de la voie à suivre.
« Les sunnites ne veulent pas faire partie du croissant chiite et refusent de se soumettre au contrôle iranien. Ils donneront donc aux Américains la permission de construire des bases militaires sur leurs terres »
- Un dirigeant sunnite
« Les réunions battent leur plein et tous les dirigeants sunnites y participent. Mais ils démentent cela publiquement, ils attendent les conditions qui les protégeront », a déclaré à MEE un dirigeant sunnite de haut rang proche des pourparlers.
Si les manifestants parviennent à forcer l’adoption d’un gouvernement national qui veillera sur toutes les communautés irakiennes, alors les sunnites rejetteront tout projet de région autonome, a déclaré le dirigeant.
Dans le cas contraire, a-t-il averti, les sunnites soutiendront en masse le projet de partition.
« Les sunnites ne veulent pas faire partie du croissant chiite et refusent de se soumettre au contrôle iranien. Ils donneront donc aux Américains la permission de construire des bases militaires sur leurs terres, en échange du soutien nécessaire pour établir la région souhaitée. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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