Yara El-Ghadban : « L’histoire d’Ariel Sharon, c’est mon histoire. Et mon histoire à moi, c’est la sienne »
Yara El-Ghadban en est profondément convaincue, « l’écriture est le premier signe de la liberté ». Cette romancière, ethnomusicologue et anthropologue puise son inspiration dans son univers de femme palestinienne pour explorer et raconter l’exil, l’héritage familial, l’amour mais aussi la violence.
Dans son dernier roman, Je suis Ariel Sharon, Yara El-Ghadban a pris le risque d’écrire sur celui qui « écrit [son] histoire depuis 72 ans » : Ariel Sharon, l’ancien Premier ministre et homme fort de la droite israélienne décédé en janvier 2014 après huit ans de coma.
Pour pouvoir livrer ce roman, l’auteure palestinienne dit avoir lutté contre « la peur et l’autocensure, mais aussi contre la colère, le désir de lui faire payer par [sa] plume tous ses crimes ».
Yara El-Ghadban dévoile à Middle East Eye les coulisses d’un dialogue fictif avec Ariel Sharon au travers de sa mère, de deux femmes de sa vie et de la mythique Rita, la femme qui « invoque la conscience » de l’homme auquel la souffrance des Palestiniens est toujours associée.
Middle East Eye : Vous avez effectué un long parcours migratoire : Dubaï, Buenos Aires, Beyrouth, Sanaa, Londres, pour enfin vous établir à Montréal. Avez-vous vécu un déracinement après un tel parcours ?
Yara El-Ghadban : Je suis née à Dubaï, sans statut, avec un document de réfugiée palestinienne issu du Liban. Ma mère est née en Syrie dans un camp de réfugiés palestiniens et mon père est né en Palestine en 1948, mais il a grandi lui aussi dans un camp de réfugiés au Liban à la suite de la Nakba.
Ma famille a dû migrer plusieurs fois. Toute ma vie, je n’ai connu que le déracinement. Aujourd’hui, je suis citoyenne canadienne, établie à Montréal. Cela m’a permis enfin, en 1999, de visiter la Palestine en tant que Canadienne. J’y vais régulièrement à présent, mais tant que je ne pourrai y retourner en tant que Palestinienne, je serai toujours une exilée.
MEE : Comment l’exil a-t-il impacté votre littérature ?
YEG : Pour moi, l’écriture est le premier signe de la liberté. J’écris pour confronter les questions que l’exil a suscitées en moi : qu’est-ce qui nous rapproche et nous éloigne les uns des autres ? Qu’est-ce qui nous rend humains par-delà nos histoires et nos différences ? Pour la Palestinienne que je suis, ces questions sont au cœur de ma vie.
J’écris afin de raconter les histoires que l’on ne raconte pas. Pour ne plus être une exilée de l’histoire.
Mes trois romans sont centrés sur la Palestine et sur l’exil. L’Ombre de l’olivier (2011) raconte la perte d’innocence d’une enfant palestinienne confrontée à son histoire et à l’invasion israélienne du Liban en 1982.
C’est autour du bombardement de Gaza en 2009 que gravitent les personnages du Parfum de Nour (2015) : un médecin britannique qui mène des missions humanitaires à Gaza, pays d’origine de son amante, Nour.
Je suis Ariel Sharon (2018) met en avant la perspective des femmes dans la vie d’Ariel Sharon, qui a été aux premières loges de la Nakba [la « catastrophe » palestinienne], de la naissance de l’État d’Israël en 1948 et de tant de souffrances pour les Palestiniens.
Les intrigues de mes romans ne sont jamais ancrées dans un lieu fixe, jamais dans un seul paysage. Dans un même roman, Dubaï côtoie Beyrouth ; Londres, Gaza, Ramallah, Montréal, Brest, Tbilissi, Jérusalem dialoguent et se superposent.
J’écris en français, mais il s’agit d’une langue métissée, hybride, qui laisse place à d’autres langues et imaginaires. Car mon français est aussi arabe et anglais. J’ai traversé, dans mes exils, tant de langues et tant de cultures qu’il m’arrive souvent de traduire en français une image ou une phrase qui me vient à l’esprit dans une autre langue.
MEE : Comment est né votre dernier roman, Je suis Ariel Sharon ?
YEG : J’étais en Palestine en 2006 lorsqu’Ariel Sharon est tombé dans le coma. Ma belle-mère avait dit : « Tu verras. Il ne mourra pas. Il a trop de comptes à régler. » Effectivement, il est resté huit ans dans le coma.
Je suis Ariel Sharon explore la psyché d’un homme confronté à son histoire ; un homme entre vie et mort, fierté et regrets, cruauté et remords
La phrase de ma belle-mère s’est ancrée en moi. Je me suis alors posé la question : à quoi penserait Sharon si, malgré son état comateux, sa conscience était éveillée ? Ce sont les questions au cœur de ce roman. Je suis Ariel Sharon explore la psyché d’un homme confronté à son histoire ; un homme entre vie et mort, fierté et regrets, cruauté et remords.
L’intrigue retrace l’histoire de Sharon à travers une suite de dialogues intimes avec les femmes de sa vie, le mettant à la fois face à lui-même et face à ceux et celles dont la vie a été marquée par l’homme, le politicien, le militaire.
MEE : Je suis Ariel Sharon, un titre choisi par une écrivaine palestinienne. Pourquoi ce choix de titre ? Comprenez-vous qu’il soit perçu comme provocateur ?
YEG : Le titre est venu avant le texte. Je voulais m’imaginer dans l’univers intime de cet homme, me mettre dans sa peau, entrer dans sa vérité à lui, pour comprendre comment on peut devenir ce personnage qui, pour les Palestiniens, est un monstre, et pour beaucoup d’Israéliens, un héros.
C’est un titre difficile. Cela m’a pris beaucoup de temps avant de pouvoir le prononcer moi-même. C’est encore étrange de l’entendre de ma propre bouche, mais j’ai décidé quand même de le garder, car je voulais assumer entièrement le roman et confronter le personnage et l’homme sans peur, sans hésitation.
Je me suis posé beaucoup de questions : pourquoi m’imposer un tel défi ? Qu’est-ce qui me motive ? Est-ce une trahison de mon identité palestinienne ? Comment cela sera-t-il reçu par ma famille ? Par des lecteurs palestiniens, juifs ou israéliens…
Surtout, je me suis posé des questions éthiques et politiques. J’ai dû lutter constamment contre la peur et l’autocensure, mais aussi contre la colère, le désir de lui faire payer par ma plume tous ses crimes.
Dans la maison, je cachais les biographies de Sharon, recouvrais son image d’un papier opaque, car son visage sur les couvertures agressait mes proches et tous ceux qui ont souffert à cause de lui.
J’ai dû lutter constamment contre la peur et l’autocensure, mais aussi contre la colère, le désir de lui faire payer par ma plume tous ses crimes
J’ai dû aussi faire preuve de beaucoup de résilience en lisant sa vision des choses et la vision de ceux qui le défendent. Avoir à lire quasiment à toutes les pages « terroristes arabes » ou encore des phrases où on se réjouissait de la « liquidation » de telle personne ou célébrer telle victoire tout en sachant combien de vies avaient été anéanties pour cette soi-disant victoire n’a pas été facile… J’ai dû me confronter à cette rhétorique, ces discours blessants sans perdre de vue qui je suis et pourquoi j’écris.
C’était difficile. J’étais très exigeante envers moi-même car ça n’aurait pas valu la peine d’écrire si j’allais me laisser entraîner dans ces pièges et facilités. Mais je suis heureuse d’avoir pu passer à travers. J’ai grandi grâce à cela. Je me sens plus humaine.
MEE : Vous avez choisi quatre voix féminines pour vous adresser à Ariel Sharon.
YEG : S’il y a des portraits dans ce roman, ce n’est pas celui de Sharon, mais des femmes qu’il a connues dans sa vie. Véra, sa mère, Lily, sa deuxième femme, Gali, sa première femme et, bien sûr, Rita. Cette figure fantomatique, la femme-voix qui l’accompagne à travers le roman. Le nom Rita est aussi très symbolique. Rita était l’amante juive du poète palestinien Mahmoud Darwich.
Il aurait été impossible pour moi de m’adresser à Sharon, l’humain, l’homme, sans être bloquée par ce qu’il représente de violence. C’est pourquoi je me suis tournée vers les femmes. Je peux m’identifier à leurs expériences de femmes et, à travers elles, je pouvais rejoindre la part humaine du militaire et politicien.
Je peux tout à fait m’identifier à une femme amoureuse d’un homme malgré toutes ses failles, à l’amour d’une mère. Pour elle, son fils sera toujours son fils, même si pour le monde entier, il est un monstre.
Les femmes dans ce roman n’ont pas les mêmes perspectives, ni les mêmes histoires bien qu’elles soient toutes liées à Sharon. La mélancolie de Véra, qui a sacrifié son rêve d’être médecin au nom du rêve sioniste de son mari. Gali, âme douce, trop douce pour survivre longtemps dans un monde si cruel. Lily, l’alliée de Sharon, dont l’amour pour lui était indéfectible, celle qui était prête à tout.
Et Rita… Elle qui porte les âmes de toutes les femmes. Rita invoque la conscience de Sharon. Elle est à la fois son double et son contraire féminin. Cette figure salvatrice qui le réconcilie avec sa mort tout en le confrontant à des facettes insupportables de lui-même. Il est nu devant elle. Elle incarne tout ce qu’il aime et déteste en lui-même. Tout ce qu’il désire aussi et tout ce qui l’effraie.
Dans le roman, cette relation oscille constamment entre l’attachement fusionnel et la rupture. Ce va-et-vient continuel est au cœur du roman.
MEE : Votre condition de femme palestinienne s’est-elle aussi exprimée à travers Ariel Sharon ?
YEG : En écrivant sur les femmes dans la vie de Sharon, j’ai puisé aussi dans mon expérience de femme palestinienne, certainement. Les premières choses qu’on élimine dans les guerres et les situations d’oppression sont l’humanité, l’intimité, la féminité. C’est pourquoi les femmes sont au centre de mes trois romans. Les voix des femmes m’importent, leurs visions du monde, leur intériorité.
La femme palestinienne est souvent représentée comme le symbole de la nation. Elle se sacrifie et sacrifie ses enfants pour la liberté. On oublie que la femme palestinienne a aussi une vie intime, des rêves, des désirs
La femme palestinienne est souvent représentée comme le symbole de la nation. Elle se sacrifie et sacrifie ses enfants pour la liberté. On oublie que la femme palestinienne a aussi une vie intime, des rêves, des désirs. Le Parfum de Nour, mon deuxième roman, aborde ces thématiques. J’écris la sensualité de la femme palestinienne, sa passion, ses fantasmes, ses transgressions.
Je veux écrire l’histoire par ces voix que l’on n’écoute pas et à travers celles qui sont toujours à côté ou mises de côté.
Dans Je suis Ariel Sharon, le personnage qui s’inspire le plus de l’expérience des femmes palestiniennes est Rita. Rita est sans doute la figure la plus complexe du roman et celle qui tient le tout. Elle incarne la vie et la mort, toutes les femmes et toutes les possibilités interrompues par l’histoire tragique de cette terre. Elle incarne l’amour, la haine, la colère, la réconciliation. Elle est hors temps, hors lieu et porte en elle tous les temps, tous les lieux, toutes les identités.
Dans ce sens, elle est aussi l’espoir. Mais un espoir qui n’est pas angélique. Un espoir fondamentalement humain.
MEE : Pourquoi avez-vous senti le besoin de comprendre la violence commise par Ariel Sharon envers les Palestiniens ?
YEG : J’ai écrit ce roman pour moi, pour la femme palestinienne que je suis et qui est toujours perplexe face à la violence dont sont capables les humains.
Comment devient-on Ariel Sharon, cette personne capable d’ordonner la mort de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants en mangeant son steak et, en même temps, de tout interrompre pour rentrer à sa ferme et assister à la naissance d’un agneau ? Puis pleurer en lui donnant un nom ?
Il aurait été impossible pour moi de m’adresser à Sharon, l’humain, l’homme, sans être bloquée par ce qu’il représente de violence
L’histoire de Sharon, c’est mon histoire. Et mon histoire à moi, c’est la sienne.
Nous sommes attachés l’un à l’autre par cet événement commun, une catastrophe pour moi et ma famille dont nous subissons les conséquences depuis bientôt 72 ans, une victoire pour les Israéliens : la création d’Israël et le déracinement forcé des Palestiniens ainsi que la destruction de leurs villages et modes de vie.
Membre de la première génération de colons sionistes, Sharon a participé à toutes les décisions et aux actes qui ont eu un impact direct sur moi et ma famille : la destruction des villages, la colonisation, l’occupation, l’invasion du Liban et les massacres de Sabra et Chatila (Chatila est le camp vers lequel ma famille s’était d’abord réfugiée avant d’être déplacée vers Burj al-Barajneh. Chatila est inscrit jusqu’à aujourd’hui dans mon document de réfugiée…). Il est aussi l’architecte du mur de séparation…
Dans le même temps, lui en tant qu’Israélien, toute sa vie a tourné autour de ces « Arabes » palestiniens qui refusent de disparaître. L’histoire d’Israël – son présent, son avenir, le mode de vie militariste qui y domine, et donc la vie de personnes comme Sharon – sera toujours associée à celle des Palestiniens.
Les Palestiniens sont dans l’ADN d’Israël tout comme Israël fait maintenant partie de mon histoire et de ma vie, avec toutes les difficultés et les peines que cela implique. Nous sommes liés.
Aussi, quand Sharon est né, en 1928, Israël n’existait pas. Il est né en Palestine. Il est d’abord palestinien. Nous avons cela en commun aussi, bien que lui n’ait pas voulu de cette identité. Imaginez les possibilités s’il avait embrassé cette identité au lieu de chercher à en forger une nouvelle à tout prix ? C’est tout cela qui me travaillait en écrivant ce roman.
MEE : Enfin, vous avez choisi le chemin de la littérature, plus précisément de la fiction, pour vous adresser à Ariel Sharon. Pourquoi un tel choix ?
YEG : Sharon écrit mon histoire depuis 72 ans. Là, c’est moi qui écris son histoire et qui décide de son destin. Pour moi, c’est un acte ultime de liberté. Et seule la fiction le permet.
Concernant les Palestiniens, nous assistons au génocide lent de toute une population… Et c’est un génocide possible seulement à cause de l’indifférence du monde face à la souffrance et à l’injustice. Parce qu’on a accepté que les Palestiniens soient moins qu’humains.
Je me suis demandé pourquoi écrire, comment écrire un tel roman quand des Palestiniens sont tués avec impunité tous les jours. Quand tant de rêves sont anéantis, quand tant de jeunes sont suffoqués.
J’ai vu trop de romans sur les Palestiniens écrits par des écrivains qui n’ont jamais pris le temps de rencontrer un Palestinien ou de faire lire ce qu’ils écrivent à un Palestinien
La fiction a été depuis longtemps dépassée par la violence des humains, mais justement, en restant ainsi en retrait, pourrait-elle nous rappeler notre humanité, nous tirer loin du précipice, nous forcer à nous regarder dans le miroir et voir tout ce que nous risquons de perdre, tout ce que nous tuons en nous-mêmes lorsque nous tuons les autres ou acceptons ce sort pour les autres sans rien dire ou rien faire ?
Il y a cette phrase de [la romancière américaine] Toni Morrison que j’aime beaucoup : surtout, ne jamais trahir ses personnages. Elle m’a beaucoup aidée avec Sharon. Je me disais constamment, en écrivant : laisse Sharon être Sharon et il se dévoilera de lui-même, exposera de lui-même sa part humaine et sa part monstrueuse.
Il faut faire confiance au pouvoir de l’écriture pour faire cela et à la puissance de la fiction. L’écrivaine a cette responsabilité de vérité et d’authenticité envers elle-même et envers ses personnages.
Pour écrire l’autre, il faut d’abord travailler sur soi, se remettre en question, se laisser traverser par la vie des autres, et accepter d’être bousculé. L’écrivaine a cette responsabilité de prendre un risque, non pas en transférant ce risque aux personnages, mais en risquant tout ce qu’elle prend pour acquis.
J’ai vu trop de romans sur les Palestiniens écrits par des écrivains qui n’ont jamais pris le temps de rencontrer un Palestinien ou de faire lire ce qu’ils écrivent à un Palestinien.
Trop de textes exploitent leur souffrance, font subir aux Palestiniens deux ou trois fois plus de violence à travers des fictions qui jouissent de la souffrance des autres et gagnent des prix alors que l’écrivain n’a jamais lui-même pris de risques.
C’est facile d’écrire la souffrance des autres, beaucoup plus difficile de se laisser traverser par elle et de se remettre en question au travers de cette souffrance.
Pas besoin d’un roman pour dénoncer l’horreur exercée par Israël. On le voit tous les jours. Et pourtant, rien ne change. La dénonciation n’est pas la démarche que j’ai choisie. La littérature est plus grande que ça, plus puissante que la dénonciation. Elle permet d’entrer dans ce qui rend cette horreur possible. Explorer la part d’ombre de l’humanité. Entrer dans l’intimité humaine et tout ce qu’elle recèle de beau et de laid.
Il est là le travail de la fiction. C’est dans cet esprit que j’ai écrit Je suis Ariel Sharon.
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