Poésie arabe : les dix auteurs classiques et modernes à lire absolument
« La poésie est le diwan des Arabes. » Cette expression, qui fait référence au lieu où les Arabes se réunissent pour discuter de leurs affaires, chaque Arabe l’a entendue au moins une fois dans sa vie ; elle fut prononcée par le prince hamdanide et poète Abou Firas al-Hamdani. Miroir de la pensée arabe, on retrouve dans la poésie toutes les valeurs que les Arabes chérissent, les différents modes de vie qu’ils ont choisis, leurs idées de l’amour, de la douleur, de l’orgueil, de l’honneur et du plaisir. Une part irréductible de l’histoire de la civilisation arabo-musulmane y est inscrite.
L’avènement de l’islam lance dans le monde l’événement littéraire majeur chez les Arabes : le phénomène coranique, qui rappelle des traditions antérieures mais surtout catalyse la production littéraire de la civilisation des Arabes.
La forme noble de la poésie arabe est la qasida, héritée de l’antique poésie préislamique, mûrie pendant des siècles, puis formalisée aux VIIe et IXe siècles par les grammairiens arabes et illustrée par les grands poètes de Bagdad à la même période.
Les Arabes peuvent dorénavant parler l’universel. La capitale abbasside n’a pas cessé d’être le berceau des poètes arabes, puisque des siècles plus tard, c’est en son sein, dans les bancs des universités bagdadiennes, que naîtra le célèbre mouvement de la poésie moderne arabe en vers libres.
L’œuvre littéraire arabe couvre treize siècles et deux continents. Middle East Eye fait le choix de mettre en avant dix grands noms de la poésie arabe qui ont pu être traduits en français. De la poésie antéislamique à la poésie omeyyade, de l’émergence de la poésie arabe néo-classique à la naissance du poème arabe en vers libres, des anciens aux modernes, ces grands poètes réunis célèbrent une langue dont la richesse et la diversité sont inépuisables.
Les classiques
1. Imrou al-Qays (501-565)
Imrou al-Qays est connu pour être le fils de Hudjr, le dernier roi des Kindah. Chassé par ce dernier, le jeune poète va errer dans le désert, ce qui lui vaudra le surnom de « roi errant » (al-malik al-dillil). Cette période l’amène à fréquenter les cercles des buveurs et à séduire différentes femmes de toute beauté. Apprenant la mort de son père, il décide de le venger en s’alliant à plusieurs tribus, allant jusqu’à demander l’aide de l’empereur Justinien.
Un doute entoure sa mort puisque la légende raconte que c’est justement l’empereur byzantin qui va ordonner sa mort, après avoir appris qu’Imrou al-Qays a séduit sa fille, en lui faisant parvenir un vêtement empoisonné. Or, les historiens affirment que l’empereur Justinien n’avait pas de fille… Cette fin paraît donc n’être que pure légende.
L’expression lyrique d’Imrou al-Qays s’inscrit dans une époque où l’éclat de génie du poète se range derrière la prééminence de sa tribu. Cette société arabe préislamique voit le poète comme l’oracle de sa tribu, son guide en temps de paix, mais aussi son meneur lorsque la guerre éclate.
Les poèmes d’Imrou al-Qays commencent souvent par la contemplation d’un campement abandonné, puis s’ensuit l’évocation du jour de la séparation d’avec la femme aimée et de la résurgence du désespoir qui avait été délaissé.
Les ténèbres du soir elle éclaire,
Comme la lampe d’un ermite en son refuge nocturne solitaire.
C’est pour sa pareille, qu’à l’âge de raison, le jeune homme éprouve une tendre passion,
Quand, entre robe de fillette et chemise de jeune fille, elle est devenue nubile,
L’homme mûr de ses aveugles amours de jeunesse finit par faire son deuil,
Mais mon cœur de sa folle passion pour toi refuse de faire le sien.
Souvent, des opiniâtres querelleurs, me prodiguant
De bons conseils te regardant, j’ai repoussé les blâmes incessants !
Souvent, la nuit, comme de la mer les vagues, a déferlé ses voiles
Sur moi, lestées de maint tourment pour m’éprouver.
Je lui disais, chaque fois, quand, allongeant l’échine,
Le poitrail déjà lointain, elle faisait voir sa croupe, enfin :
Ô longue nuit ! Ne te dissiperas-tu donc pas afin que resplendisse
Le matin, encore que le matin ne vaille pas mieux que toi !
Quelle formidable nuit que toi dans les étoiles paraissent
Comme attachées aux roches sourdes avec des cordes en lin !
Traduit de l’arabe par Heidi Toelle in Les Suspendues, Flammarion, 2009.
2. Omar Ibn Abi Rabia (644-712 ou 721)
Omar Ibn Abi Rabia est né en 644 à La Mecque dans une riche famille quraychite, la tribu au sein de laquelle naquit le prophète Mohammed. Les critiques s’accordent pour le considérer comme l’un des plus grands poètes de l’époque omeyyade, où l’amour courtois hedjazien est très influent. Séducteur impénitent, Omar est passionné par ces aventures qui naissent dans les occasions fournies par le pèlerinage.
La poésie d’Omar Ibn Abi Rabia, peu attiré par l’univers bédouin, est dominée par le thème de la rencontre dans une atmosphère de galanterie, tantôt tempérée par un sentiment religieux, tantôt au contraire célébrée par l’invocation du plaisir partagé. Il est finalement le poète le plus représentatif de cet amour courtois hedjazien débarrassé du bédouinisme archaïque et innovant, à travers sa thématique, sa métrique et son langage, la poésie arabe de l’époque.
Dans l’extrait ci-dessous, le poète célèbre l’une des femmes les plus belles de son milieu, Hind Bint al-Harith.
Ah ! Si Hind voulait bien sa promesse tenir
Et mon cœur soulager d’un si brûlant désir
[…] Elle aurait demandé à ses jeunes voisines,
Un jour qu’elle était nue en mal de brises fines :
Suis-je conforme aux traits que me prête l’auteur ?
Dites-le, par Allah, ou n’est-il qu’un hâbleur ?
Et d’un rire affecté, il leur plut de lui dire :
Le regard embellit tout objet qui l’attire.
La jalousie, c’est clair, dans ces propos abonde.
L’envie est un travers aussi vieux que le monde.
[…] Sur la foi des on-dit, la belle m’ensorcelle.
Quel charme que le sort qui m’est jeté par elle !
Des rendez-vous, j’en ai sollicité en vain.
Chaque fois Hind s’esclaffe et lance : Après-demain !
Traduit de l’arabe par Abdellaziz Kacem in Culture arabe, culture française, la parenté reniée, Harmattan, 2002.
3. Abou Nouwas (756-815)
Abou Nouwas al-Hasan Ibn Hani al-Hakami est né à Ahvaz, dans l’Iran actuel, à l’époque où il s’agissait d’une province de l’empire abbasside. Versé dans l’amour et l’alcool, Abou Nouwas est l’un des grands poètes arabes du plaisir ; il incarne au plus haut degré un monde qui réunit, dans l’intimité, les princes, les poètes, les musiciens et les chanteuses.
Avant-gardiste, cette poésie l’est par sa spontanéité et son goût pour le scandale et se montre indifférente aux sujets classiques de la poésie traditionnelle, comme la vaillance du chevalier, l’amour courtois ou le cheminement mystique. Toutefois, l’héritage du classicisme n’est pas répudié : Abou Nouwas, formé à Bassora et Koufa (Irak), sanctuaires de la grammaire à son époque, affiche une connaissance remarquable de l’arabe.
Les allures de sa poésie se montrent souvent provocatrices au regard de l’islam, défiant ouvertement les commandements du Coran et provoquant les foudres du calife Haroun al-Rachid, duquel il était proche. Abou Nouwas finira par composer des poèmes ascétiques où il demande pardon à Dieu. Les circonstances de sa mort restent non élucidées.
Vin clairet de jarre,
Soleil de nuit noire,
Larme à la paupière,
Vin du Paradis !
Au soleil d’antan,
D’un jaune safran,
Pupille persan
Qu’en geôle on a mis !
J’ai vu un barbare
Venu d’un village.
Il frappa la jarre :
d’un seul coup s’y prit.
Lors jaillit le vin :
De face il nous vient.
En jarre il devient
Épuisé, vieilli.
Il répand l’odeur
De l’absinthe en fleur,
Pour les francs-buveurs,
Au ciel obscurci.
Traduit de l’arabe par Vincent-Mansour Monteil in Le Vin, le vent, la vie, Actes Sud, 2009.
4. Al-Mutanabbi (915-965)
À chaque langue, son ambassadeur attitré. Shakespeare pour l’anglais, Molière pour le français et, pour l’arabe, c’est al-Mutanabbi. C’est dans une humble famille de Koufa, ville située à 170 kilomètres au sud de la capitale abbasside Bagdad, que naît Abou al-Tayyib Ahmad ibn al-Husayn al-Djufi. Sa vie est très tôt placée sous les signes de l’errance et du combat.
À seulement 12 ans, il se voit obligé de quitter sa ville natale avec son père lorsque celle-ci est attaquée par les insurgés qarmates. Esprit brillant et opiniâtre, le sabre levé devant les dangers qui le guettent, il assimile de manière précoce la poésie arabe classique. C’est à cette époque que le jeune révolté reçoit le sobriquet d’al-Mutanabbi, « celui qui se prétend prophète », fort probablement en raison de ses harangues exaltées.
Comme sa poésie, al-Mutanabbi est perpétuellement en mouvement. Son diwan nous amène de Bagdad à Alep auprès du glorieux Sayf al-Dawla, le fondateur et le prince le plus éminent de la dynastie arabe hamdanide d’Alep, puis en Égypte auprès d’un souverain parvenu qu’il méprise en secret, pour finir chez les Bouyides, entre l’Irak et l’Iran, qu’il quitte dans un dernier voyage qui lui sera fatal : encerclé par des brigands, il meurt au combat.
Al-Mutanabbi est le poète arabe par excellence, encore aujourd’hui. Mille ans plus tard, sa poésie ne cesse en effet d’émouvoir l’âme des peuples arabes, elle n’est jamais loin de leurs aspirations. La tradition poétique arabe a mis sur un piédestal la concision magistrale de ses sentences, l’extrême lucidité de son lyrisme, la magnificence de son courage et de son orgueil et la maîtrise absolue de cette belle langue. Des qualités qui font de lui le grand poète admiré des Arabes.
Ce poème relate une scène qui se déroule en décembre 952 à la cour hamdanide d’Alep. Pour en finir avec les jalousies et les intrigues de ses adversaires, al-Mutannabi passe à l’offensive. Il adresse ses doléances à Sayf al-Dawla tout en fustigeant ses rivaux.
Toi, juste des justes – hormis pour mon affaire,
C’est toi que je querelle, ô juge et adversaire.
C’est en toi, en ta clairvoyance, que repose
Ma foi : enflure et moelle, est-ce la même chose ?
Quel usage fait-on de ses yeux en ce monde
Si le regard confond les clartés et les ombres ?
Au nom de l’assemblée, apprenez que je suis
Le meilleur de tous ceux que la grandeur conduit.
J’ai souffert à l’aveugle un poème visible,
Et j’ai offert au sourd des paroles audibles.
Quand je dors, c’est à poings fermés, laissant les rimes
S’ébattre en liberté, quand les rimeurs s’abîment
Dans les veillées laborieuses et les disputes.
Traduit de l’arabe par Patrick Mégarbané et Hoa Hoï Vuong in Mutanabbî, Le Livre des Sabres, Actes Sud, 2012.
5. Abou al-Ala al-Maari (973-1057)
Abou al-Ala al-Maarri est né en 973 à Maarat al-Nouman, une petite ville au sud-ouest d’Alep (Syrie), dont il tire son nom. D’entrée de jeu, la vie installe le jeune Abou al-Ala dans la souffrance : il devient aveugle à l’âge de 4 ans.
Béni par une mémoire exceptionnelle, Abou al-Ala se consacre à ses études et commence une carrière littéraire, soutenu par un faible revenu privé. Détaché des honneurs officiels, musulman sincère et réformateur, il rompt à l’âge de 30 ans avec toute ambition officielle et se retire au pays natal dans la solitude de sa méditation.
Poète original, remarqué par son non-conformisme religieux et pour son Épître du pardon, galerie de portraits et anthologie des poètes anciens, Abou al-Ala al-Maarri est l’un des grands noms de la poésie éthique arabe.
Ne cache pas pour demain ni pour après-demain ta subsistance journalière,
Car chaque jour apporte avec lui son pain quotidien.
Au lieu de chercher à obtenir la moindre subsistance, amasse plutôt de bonnes actions.
Ce sera la seule consolation au jour du jugement dernier.
Partage tes biens héréditaires comme tu l’entendras et sans chagriner.
Aucune larme ne coulera pour toi lorsque tu seras dans la tombe.
Fais avec un autre que toi ce que tu aimerais qu’il te fît.
Et fais entendre aux hommes ce que tu veux qu’on te dise à toi-même.
Les hommes, pour la plupart, sont comme le loup : tu en fais ton compagnon, puis lorsqu’il a compris Ta faiblesse, cela le rend avide.
Traduit de l’arabe par Georges Salmon in Un précurseur d’Omar Khayyam, le poète aveugle, Carrington’s Paris, 1904.
Les modernes
6. Ahmed Chawqi (1868-1932)
Ahmed Chawqi est né au Caire en 1868 dans une famille très aisée, proche de la cour du khédive. Après ses études, il intègre la cour, qui l’envoie ensuite en France pour y étudier le droit pendant trois ans, à Montpellier puis à Paris. Passionné par la littérature française et arabe, il ne « se lasse pas de lire Victor Hugo ».
Le parcours poétique de celui qu’on surnomme « le prince des poètes », titre reçu en 1927, est riche en méandres et en soubresauts. Alors qu’il a longtemps produit une poésie conciliante envers le pouvoir, faisant l’éloge du khédive, son exil par les Britanniques, après avoir critiqué leur politique, lui fait déplacer son éloge envers les personnalités nationales et réformatrices.
Ce changement de ton symbolise un tournant dans la sensibilité poétique arabe. Dans l’œuvre d’Ahmed Chawqi culmine la production poétique du courant néoclassique arabe, marqué par une volonté d’injecter au classicisme déclinant du « sang » nouveau, agissant comme le pendant poétique de la Nahda, mouvement de renaissance de la culture et de la littérature arabes. Quand il meurt, en octobre 1932, Ahmed Chawqi est au sommet de sa gloire. Il sera chanté et honoré dans tout le monde arabe.
Habitué à honorer les divers préceptes de l’islam, Ahmed Chawqi loue ici ceux relatifs aux valeurs sociales.
L’État que tu fondas n’agrée ni ne tolère
L’idée d’aristocrate ou bien de prolétaire
Dieu seul est au-dessus et les hommes, en frères,
Vont indistinctement sous Sa haute bannière
[…] Quant à ta charité elle est une obédience :
Elle n’est motivée par la condescendance !
Et l’aumône prescrite à tout individu
Avare ou généreux, fait d’elle en soi un dû.
Traduit de l’arabe par Idris de Vos, « Ahmad Shawqi, le précurseur du socialisme », in Éloges du Prophète, Actes Sud, 2011.
7. Nazik al-Mala’ika (1922-2007)
Avec Badr Shakir al-Sayyab, Abd al-Wahhab al-Bayyati et Shathel Taqa, Nazik al-Mala’ika fait partie des pionniers de la poésie moderne arabe en vers libres, apparue sur les bancs de l’Université de Bagdad.
Née dans la capitale irakienne en 1922, Nazik est issue d’une famille appartenant à la bourgeoisie bagdadienne aisée, se distinguant par un grand raffinement culturel. D’abord rompue à l’exercice du poème classique, elle témoigne dans son premier recueil d’une grande maîtrise de l’art de la versification.
Elle est ensuite à l’avant-garde de la nouvelle forme poétique en vers libres, marquée par une ouverture vers les cultures occidentales et une soif de liberté, aussi bien dans les domaines politique qu’économique et social, qui résulte en une liberté poétique.
Son ouvrage, Question de poésie contemporaine, situe la naissance de cette nouvelle forme en 1947 en Irak, à « Bagdad précisément », dans une ambiance de fortes contestations politiques et culturelles, où les vers libres revêtent la forme d’une « invasion », d’une « expansion » qui finit par « couvrir le monde arabe en son entier ». Après des études de littérature aux États-Unis, elle revient vivre en Irak, qu’elle quitte pour aller enseigner au Koweït, avant de partir vivre au Caire, où elle décède en 2007.
Jeunesse
C’est en vain que tu rêves, ô poétesse
Mienne, entre un matin et un soir, sans répit,
À ce qu’est cette existence.
C’est en vain que tu demandes
Pourquoi le secret n’est pas dévoilé,
Pourquoi l’on ne t’accorde pas
Le don de briser les chaînes.
À l’ombre du saule, tu as passé
Tes heures dans la perplexité,
Sous les coups douloureux
Que t’infligeaient ces énigmes,
Questionnant l’ombre,
Alors que l’obscurité ne sait rien
Et que les destinées connaissent
Tout ce qu’elle ignore.
Tu regardes toujours l’horizon
Anonyme, perplexe. Ce qui est caché
S’est-il jamais manifesté au jour ?
Tu questionnes toujours, et la destinée
Moqueuse est un silence
Hermétiquement clos,
Un silence sans fin.
Traduit de l’arabe par René R. Khawam in La Poésie arabe des origines à nos jours, Phébus, 1995.
8. Nizar Qabbani (1923 - 1998)
Nizar Qabbani est l’un des grands noms de la scène littéraire arabe durant la seconde moitié du XXe siècle. Il se distingue par un trait particulier : il s’adresse directement aux femmes arabes, il leur chante ses louanges, leur fait la cour, leur adresse ses plus beaux vers. Beaucoup d’Arabes reconnaissent à Nizar Qabbani le mérite d’avoir remis les femmes arabes sur un piédestal. Le natif de Damas écrit avec désinvolture, quitte à en irriter certains.
Ses poèmes seront repris par de grands chanteurs de la scène arabe, d’Oum Kalthoum à Mohammed Abdel Wahab en passant par Abdel Halim Hafez et celui qu’on surnomme le César de la chanson arabe, l’Irakien Kadhem al-Saher, dont les chansons baignent dans l’amour courtois arabe.
Son amour pour l’Irakienne Belqis al-Rawi est l’un des grands moments de sa vie. Alors que le père de la belle Bagdadienne refuse à plusieurs reprises de lui accorder sa main, c’est grâce à l’entremise du président irakien Ahmad Hassan al-Bakr et des poètes Shafik al-Kamali et Shathel Taqa que Nizar Qabbani peut enfin épouser sa dulcinée.
Mais la mort tragique de Belqis dans un attentat contre l’ambassade irakienne dans laquelle elle travaille, le 15 décembre 1981, brise le poète. Inconsolable, Nizar Qabbani laisse le monde arabe derrière lui et part se réfugier à Londres. L’amour quitte définitivement le répertoire du poète syrien, qui n’écrit plus que des poèmes corrosifs contre la lâcheté du pouvoir politique dans le monde arabe.
Cet extrait de son poème « L’école de l’amour » a été repris par le chanteur Kadhem al-Saher, dont la chanson du même titre est devenue culte dans les années 90.
L’école de l’amour
Votre amour m’a appris à être triste,
Et moi, depuis des siècles, j’avais besoin d’une femme qui me rende triste,
Une femme dans les bras de laquelle je pleurerais comme un oiseau,
Une femme qui rassemblerait mes parties comme les morceaux d’un vase brisé.
Votre amour, chère dame, m’a appris les pires manières.
Il m’a appris à regarder ma tasse mille fois en une nuit,
À tenter les remèdes des guérisseurs et frapper aux portes des voyantes,
Il m’a appris à sortir de chez moi pour brosser les trottoirs des ruelles
Et poursuivre votre visage sous la pluie et entre les feux des automobiles,
À collecter de vos yeux des millions d’étoiles.
Ô femme, qui a assommé le monde, ô ma douleur, ô douleur des nays [flûte en roseau].
Traduit de l’arabe par le site De plume en plume, « L’école de l’amour », 1970.
9. Badr Shakir al-Sayyab (1926-1964)
Badr Shakir al-Sayyab est né en 1926 à Jaykour, un village situé près de la grande ville du sud de l’Irak, Bassora. À l’instar de Bayyati, Sayyab grandit dans la campagne irakienne déshéritée, qui se vide de ses habitants au fil du XXe siècle, ses paysans allant à la capitale ou dans d’autres villes vendre leur force de travail. Sayyab est lui aussi amené à partager très tôt sa vie entre la ville et la campagne, ce qui l’amène à découvrir d’autres milieux qui l’éloigneront des codes culturels et symboliques de son habitus originaire.
Longtemps, un débat sur la responsabilité et les mérites du poème en vers libres a mis en opposition Sayyab et Mala’ika, mais aujourd’hui, les critiques s’accordent pour affirmer que c’est à Sayyab et Bayyati, accompagnés et suivis par Mala’ika, que revient le mérite d’avoir offert au poème arabe en vers libres sa figure la plus achevée.
En 1960, paraît son recueil intitulé Chanson de la pluie, qui mêle de longs et courts poèmes, alliant différentes techniques et faisant montre d’une audace thématique, syntaxique et musicale. Cette œuvre poétique aura un grand retentissement, et certains critiques la considèrent comme la production la plus achevée de la poésie moderne arabe.
Badr Shakir al-Sayyab meurt en 1964 sur son lit d’hôpital au Koweït après avoir livré une bataille sans merci contre une maladie dont il a cherché en vain le remède.
Décrivant le paysage rural irakien, Sayyab exprime dans ce poème sa douleur d’être éloigné de son sud natal et de son village, Jaykour.
Le chant de la pluie
Tes deux yeux sont deux palmeraies à l’aurore
Ou deux balcons dont va s’éloignant la lune,
Tes deux yeux, quand ils sourient,
Les vignes de feuilles se couvrent
Et dansent les lueurs... comme lunes
En un fleuve
Où bat à l’aube, faiblement, un aviron.
On aurait dit qu’en leur fond les étoiles tremblent.
Ils se noient dans une brume de diaphane mélancolie
Comme une mer sur qui le soir promène ses paumes : en elle est tiédeur de l’hiver en elle frisson de L’automne
Et mort, et naissance, et ténèbres, et radiation...
Traduit de l’arabe par Salah Stétié in Badr Chaker Es-Sayyâb, poèmes de Djaykoûr, en collaboration avec Kadhem Jihad, avec des calligraphies de Mohammed Saïd Saggar, éditions Philippe Piquier/Le Calligraphe, 1983.
10. Mahmoud Darwich (1941-2008)
Porte-drapeau de la cause palestinienne, traduit partout dans le monde, le charismatique Mahmoud Darwich est unanimement considéré comme l’un des poètes arabes les plus doués de sa génération. Né en 1942 dans le village palestinien de Birwa, près de Saint-Jean d’Acre, Darwich est l’auteur d’ouvrages maintes fois réédités.
Le poète oppose la fragilité humaine à la violence du monde – et à la violence de la colonisation israélienne, élevant ainsi la tragédie du peuple palestinien au rang de métaphore universelle. Mahmoud Darwich mêle l’éternel et le quotidien tout comme le lyrique et l’épique, dans le croisement entre mémoire collective et expérience individuelle, et enracine sa poésie dans la langue arabe.
Érigé, non sans pression, en poète national, ayant enduré l’occupation et l’exil, Mahmoud Darwich dépasse pourtant le politique dans son œuvre. Le lecteur avisé retrouvera dans ses recueils une variété de thématiques allant de l’amour courtois à la mort, en passant par la célébration des petits détails de la vie quotidienne.
Serein, le poète contemple le monde extérieur avec une douce mélancolie, non sans un clin d’œil ironique parfois. Honoré partout dans le monde, lauréat de plusieurs prix dont la médaille de commandeur de l’ordre des Arts et des Lettres octroyée en 1997 par le président français Jacques Chirac, une place lui est dédiée à Paris dans le 6e arrondissement.
Écrit en 1995, ce poème évoque l’enfance du poète marquée par l’exil et la douloureuse découverte de la disparition du village natal.
L’éternité du figuier de barbarie
- Où me mènes-tu père ?
- En direction du vent, mon enfant
À la sortie de la plaine où les soldats de Bonaparte édifièrent une butte
Pour épier les ombres sur les vieux remparts de Saint-Jean-d’Acre
Un père dit à son fils : N’aie pas peur
N’aie pas peur du sifflement des balles
Adhère à la tourbe et tu seras sauf. Nous survivrons
Gravirons une montagne au nord, et rentrerons
Lorsque les soldats reviendront à leurs parents au lointain
- Qui habitera notre maison après nous, père ?
- Elle restera telle que nous l’avons laissée mon enfant
Il palpa sa clé comme s’il palpait ses membres et s’apaisa
Franchissant une barrière de ronces, il dit
Souviens-toi mon fils. Ici, les Anglais crucifièrent ton père deux nuits durant sur les épines d’un figuier de Barbarie
Mais jamais ton père n’avoua. Tu grandiras
Et raconteras à ceux qui hériteront des fusils
Le dit du sang versé sur le fer
- Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ?
- Que la maison reste animée, mon enfant. Car les maisons meurent quand partent leurs habitants
Traduit de l’arabe par Elias Sanbar in Mahmoud Darwich. Anthologie (1992-2005), Actes Sud, 2009.
Article inspiré d’une idée originale de Mustafa Abu Sneineh.
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