Souad Massi : « Je crois au pouvoir des mots »
Avec son nouvel album, intitulé El-Mutakallimun, Souad Massi est partie sur les traces des poètes de la mythique Andalousie arabo-musulmane. A travers dix textes joliment enluminés par des compositions originales, la chanteuse donne ainsi un nouveau souffle à ces poètes qui racontent une époque où la parole était frondeuse et plurielle.
MEE : Pourquoi avoir consacré cet album aux poètes de l’Espagne arabo-andalouse ?
Souad Massi : J’avais tout simplement envie d’inviter les gens à découvrir la beauté de la culture arabe. Nous ne sommes pas des barbares, des gens sans civilisation. Le monde arabo-musulman a produit des merveilles en sciences, philosophie, mathématiques, médecine, poésie, et tout cela semble oublié. Moi je suis d’origine berbère mais j’appartiens aussi à cet héritage. J’ai été éduquée dans une culture arabe que j’aime. J’ai grandis au sein d’une famille où on écoutait de la musique arabo-andalouse, du Chaabi, de la musique berbère. J’en ai parfois assez d’être amalgamée à des gens qui n’ont rien à voir avec cette culture arabe. Je vois que les jeunes élèves étudient les mathématiques, les algorithmes, et ne savent pas que les savants arabes ont développé ces sciences, que le Qanun [Canon] d’Ibn Sina [Avicenne], a révolutionné la médecine, que l’astronomie arabe a développé des instruments qui ont par la suite permis de cartographier le monde et de découvrir d’autres terres. Pourquoi ne parle-t-on pas de cela plus souvent ?
MEE : Comment l’expliquez-vous ?
Souad Massi : J’ai parfois l’impression que l’Europe ne veut pas mettre en avant cette richesse culturelle, ces scientifiques. C’est aussi à nous de faire en sorte que nos enfants, surtout quand nous n’habitons pas notre pays d’origine, apprennent leur histoire et celle de leur pays. Les jeunes Arabes sont confrontés parfois à des crises d’identité ; ainsi en France, où je vis, ils n’ont parfois le choix qu’entre une négation de leur culture ou au contraire une religion fantasmée. J’ai eu aussi envie de leur dire : « regarde tes ancêtres, connais-tu Ibn Firnas qui fut le premier homme à voler et qui venait de l’Andalousie musulmane ? Lis Ibn Rochd [Averroès], sans qui l’Europe n’aurait pas redécouvert Aristote et les philosophes grecs et n’aurait pas ainsi connu la Renaissance ».
MEE : Le titre, El-Mutakallimun, fait référence « aux maîtres de la parole ». Croyez-vous au pouvoir de la poésie ?
Souad Massi : Oui absolument, je crois au pouvoir des mots. Les grands hommes politiques, ceux qui ont vraiment fait changer les choses, étaient avant tout de grands orateurs. Par exemple, je m’intéresse beaucoup à Malcom X et Martin Luther King, et j’ai été estomaquée par leur capacité à soulever les foules. Les Mutakallimun [ndlr : les kalamistes, de l’arabe kalam : le livre) y croyaient aussi, à mon sens. Ils donnaient dans l’Andalousie arabo-musulmane de véritables leçons publiques où ils tentaient de réconcilier la raison avec la foi. Surtout, ils célébraient la liberté humaine. El-Mutakallimun signifie littéralement « les savants qui maîtrisent la parole ». Les rois s’entouraient de ces poètes savants parce que le peuple les aimait. Encore aujourd’hui, les hommes de pouvoir aiment à s’entourer d’artistes pour recevoir un peu de leur éclat. J’aime bien les mots d’Ahmad Matar, un poète irakien contemporain, qui disait : « La poésie n'est pas un régime arabe qui sombre avec la mort du chef. Et ce n'est pas une alternative à l'action. C'est une forme d'art dont la mission est de perturber, d'exposer, et de témoigner de la réalité, qui aspire au-delà du présent. La poésie vient avant l'action... Alors la poésie se rattrape. La poésie éclaire le chemin, et guide nos actions ».
MEE : Des textes comme « Houria » célèbre la liberté, la résistance au pouvoir, la libre pensée. Avez-vous pensé au Printemps arabe en sélectionnant les textes ?
Souad Massi : Quand on observe l’histoire des pays arabes, elle est faite de pouvoirs autoritaires mais aussi de résistances. Et cela est toujours d’actualité. Que des textes, dès le IXe siècle, dénoncent la tyrannie et décrivent comment par le verbe les poètes résistaient à cette tyrannie me semblait important à montrer. Les vers du poète tunisien Abou el-Kacem Chebbi, qui écrivit le poème « Aux tyrans du monde » (« Ela Toghat al-Alaam ») furent repris par les manifestants en Tunisie et en Egypte. Ils scandaient tous : « Prends garde ! Que ni le printemps ne te trompe. Ni la clarté du ciel, ni la lumière du jour ». Le monde arabe est pluriel et il existait avant l’ère de L’islam. Dans ces poèmes, on y parlait ouvertement d’alcool, de sexualité, d’homosexualité ; les poètes célébraient l’amour, mourraient même d’amour comme dans le poème de Qays Ibn Moullawah, « Ô Layla ». Ce poème est l’équivalent, pour tout l’orient musulman et jusqu’en Inde, de Tristan et Iseult ou Roméo et Juliette. J’aime me réfugier dans ces poèmes parce que mon époque me désole. Le monde arabe semble être livré au chaos et à la guerre, et l’Europe au racisme.
MEE : Comment expliquez-vous que votre pays, l’Algérie, soit un espèce d’angle mort dans ces mouvements du monde arabe ?
Souad Massi : Au début de ces mouvements, je dois avouer que j’étais vraiment contente. Je me suis dit : « enfin un souffle de liberté ! ». Les peuples se manifestent et vont changer les choses et dégager tous ces dinosaures. Mais avec le recul, j’ai été plus dubitative. J’ai eu l’impression que certains mouvements n’étaient pas si spontanés que cela ou alors ont été récupérés par la suite, et cela me désole. Pour moi l’Europe a une part de responsabilité dans ce qui se passe dans le monde arabe. Quand la France vend par exemple des avions Rafale à l’Egypte de Sissi, il y a me semble-t-il un problème. Par rapport à l’Algérie, nous avons connu notre propre révolution dans les années 80 avec le printemps berbère de 1988, puis la guerre civile qui a suivi dans les années 90. Les Algériens se disent qu’au final cela ne leur a rien apporté. Le traumatisme est encore prégnant dans la société algérienne. Mais selon moi, il faudrait agir autrement, pacifiquement, idéalement. Car même si je suis triste pour ceux qui sont morts pour leur liberté, je constate que la répression a été très dure, en Egypte surtout.
MEE : Vous avez tournez dans un film de la réalisatrice palestinienne Najwa Najjar, Eyes of a Thief. Comment s’est passée cette expérience inédite pour vous ?
Souad Massi : Najwa Najjar est une amie, mais c’est une vraie combattante avant tout. Nous avons tourné à Naplouse en pleine occupation dans des conditions très difficiles. C’était très pénible aussi à observer, ces couvre-feux, ces gens malades qui ne peuvent passer les check-points, ces gens parqués. Je sais que ce mot peut choquer mais c’est la réalité que j’ai observée. Pendant un mois, j’ai donc vécu à Naplouse au milieu des hélicoptères, des tirs quotidiens et pourtant les gens continuaient à travailler et surtout à vivre. Faire ce film a été pour moi une façon de supporter ce peuple, ce n’était pas pour faire l’actrice, car voilà dix ans qu’on me propose de jouer dans des films et que je refuse. Ce fut une belle expérience mais difficile parce qu’il fallait jouer un rôle et moi sur scène je ne joue pas, je suis moi. Mais humainement, les Palestiniens m’ont montré leur force, leur générosité. Les jeunes filles de Naplouse sont libres dans leur tête, elles étudient, sont belles, elles m’invitaient à sortir le soir alors que même à Alger je ne sors plus à partir d’une certaine heure. Tout acte de la vie quotidienne est pour eux une forme de résistance. Je me rappelle de cette vieille femme, toute de blanc vêtue, marchant dans la rue avec le portrait de son fils mort. Elle m’a invitée à boire le thé et m’a parlé de sa vie, de son fils.
MEE : Vous avez déclaré avoir refusé de jouer en Israël ? Pourquoi ?
Souad Massi : Si je faisais une tournée au Moyen-Orient et qu’on me demandait de jouer en Israël, je ne pourrais tout simplement pas. Je sais pourtant que j’ai des fans en Israël qui m’envoient de beaux messages me demandant de jouer dans leur pays, mais vraiment je ne peux pas. En tant qu’artiste, nous devons aussi jouer ce rôle d’unir les gens mais aussi de réveiller les consciences. Mais cela ne veut pas dire que je déteste le peuple israélien, cela veut simplement dire que je ne suis pas d’accord avec la politique de leur gouvernement et que, pour le moment, ne pas jouer en Israël est le seul moyen que j’ai trouvé pour le montrer. Même si je peux me sentir proche de la culture juive, je la différencie de la politique israélienne.
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