Frappé par les calamités, le Liban abandonné par les Arabes
Des hommes en colère discutent vivement avec des soldats de l’armée libanaise devant des pneus enflammés dans une rue. « Nous préférons être emportés par le COVID-19 plutôt que de mourir de faim », lance l’un d’eux sur un ton désespéré.
Nous sommes, à Tripoli, deuxième ville du Liban, dans le nord du pays, au quinzième jour de confinement, doublé, à partir du 21 mars, d’un couvre-feu nocturne. L’ambiance est lourde, la tension est palpable.
Après avoir fait preuve, pendant deux semaines, d’une remarquable discipline en se pliant aux exigences de la « mobilisation générale » décrétée par le gouvernement pour lutter contre la progression du coronavirus, une partie de la population commence à donner des signes de fatigue.
Les pressions économiques et sociales pèsent lourdement sur les plus démunis, notamment les travailleurs journaliers.
« C’est simple, si je ne travaille pas la journée, le soir je ne mange pas », déclare Imad à Middle East Eye. Cet homme, proche de la trentaine, a fait du ramassage des matières recyclables, notamment le carton et le plastique, son gagne-pain quotidien. Depuis le 15 mars, il ne sort plus.
Le relâchement de la discipline se fait sentir
L’exaspération des plus pauvres s’est traduite, ces derniers jours, par une multiplication des incidents et des violations plus ou moins graves des mesures de confinement.
Dans la banlieue sud de Beyrouth, des dizaines de jeunes gens se sont rassemblés en pleine nuit pour exiger la réouverture de leurs échoppes, fermées depuis le 15 mars. L’armée a dû intervenir pour disperser la foule.
Le lendemain, le 30 mars, avec le versement des salaires de fin du mois, de longues files d’attente se sont formées devant les distributeurs automatiques de billets et les agences bancaires, fermées depuis une semaine – au grand dam des autorités et des responsables de la santé qui exhortent les Libanais à respecter la distanciation sociale et les règles du confinement.
Mais la résilience des plus fragiles financièrement commence à flancher. Quarante mille familles sont inscrites au programme de soutien aux pauvres du ministère des Affaires sociales. Cependant, le nombre réel de personnes vivant dans une situation précaire serait bien plus élevé.
En l’absence de chiffres officiels, certains experts estiment à 300 000 le nombre de travailleurs journaliers au Liban. Des chauffeurs de taxis collectifs, des pêcheurs, des marchands ambulants et des milliers d’autres personnes faisant des petits boulots, au jour le jour.
Une crise financière et économique antérieure
Cette population était déjà très affectée par la crise économique et financière qui frappe le Liban depuis près de six mois, et qui a poussé le gouvernement, le 7 mars, à se mettre en défaut de paiement de sa dette publique de 92 milliards de dollars, soit près de 178 % du PIB.
Cette crise sans précédent a provoqué un vaste mouvement de contestation populaire, déclenché le 17 octobre par une décision controversée de l’ancien gouvernement d’imposer une taxe de six dollars par mois sur l’application WhatsApp.
Au plus fort de la contestation, et alors que la crise économique se doublait d’une pénurie de devises fortes, la Banque mondiale (BM) a estimé que vers le printemps, près de 50 % de la population libanaise (4,5 millions de personnes) aurait basculé sous le seuil de la pauvreté.
Cette proportion a sans doute été largement dépassée depuis l’arrêt presque total de l’activité économique, provoqué par les mesures prises pour freiner la progression du coronavirus.
Pour l’instant, la situation est gérée tant bien que mal par le gouvernement malgré les modestes moyens dont il dispose. La fermeture des écoles et des universités dès fin février et les mesures de confinement prises assez tôt ont permis de ralentir la progression du virus, avec près de 500 cas confirmés et 16 décès.
Les produits de première nécessité restent disponibles sur le marché, toutefois, les distributeurs et les fournisseurs sont en train de puiser dans leurs stocks. Les frontières étant fermées (y compris les ports et l’aéroport, depuis le 18 mars et jusqu’au 12 avril au moins), les importations ont cessé.
Pour un pays qui achète à l’étranger 80 % de ses besoins, la situation risque de devenir critique.
« Si nous ne sommes pas réapprovisionnés d’ici deux semaines, des produits alimentaires et de nettoyage vont commencer à manquer », affirme à Middle East Eye le directeur d’un supermarché dans la banlieue est de Beyrouth.
Les prix flambent, le pouvoir d’achat s’érode
Les prix des produits de consommation continuent de flamber alors que le pouvoir d’achat s’érode à vue d’œil en raison de la dépréciation de la livre, qui a perdu, sur le marché parallèle (non-officiel), plus de 80 % de sa valeur.
Face à ces difficultés, la détresse de certaines personnes a donné lieu à des incidents tragiques. Ainsi, un chauffeur de taxi collectif, verbalisé par la police car il enfreignait les règles du confinement, le 24 mars, a incendié sa voiture sous le coup du désespoir.
« Si nous ne sommes pas réapprovisionnés d’ici deux semaines, des produits alimentaires et de nettoyage vont commencer à manquer »
- Le directeur d’un supermarché de Beyrouth
Des mécanismes traditionnels de solidarité et d’aides se sont mis en place à titre associatif ou individuel. Des collectes de fonds sont organisées et de nombreux ministres et députés ont donné l’exemple en faisant don de leurs salaires pour alimenter le Fond de lutte contre le COVID-19, créé par le gouvernement.
L’exécutif a par ailleurs débloqué 75 milliards de livres (près de 22 millions de dollars) pour venir en aide aux plus démunis, versant notamment 400 000 livres à 100 000 familles.
Mais cela reste insuffisant devant l’ampleur de la catastrophe. « Est-il concevable que Tripoli, qui compte de nombreux milliardaires et qui a donné au pays plusieurs Premiers ministres, soit la ville la plus pauvre de la Méditerranée ? », déclare à Middle East Eye Adnane Mansour, ex-ministre libanais des Affaires étrangères.
Des milliards de dollars doivent être injectés dans l’économie libanaise pour faire face aux conséquences de la pandémie et de la crise économique et financière qui lui est antérieure.
« La solidarité arabe n’existe plus »
L’appel téléphonique passé par le prince héritier d’Abou Dabi, Mohammed ben Zayed, au président syrien Bachar al-Assad, à qui il a affirmé que « la Syrie ne sera[it] pas laissée seule face au coronavirus », a suscité une lueur d’espoir au Liban.
Mais les riches pétromonarchies du Golfe et les États arabes sont totalement absents, alors que par le passé, ils accouraient à la rescousse du pays du Cèdre lors des rudes épreuves qu’il traversait. Après la guerre de 2006, par exemple, ces pays ont aidé à reconstruire des centaines d’écoles, de ponts et d’autres infrastructures détruites par les Israéliens.
« Certains pays arabes ont leurs propres problèmes, d’autres nous tournent le dos pour des raisons politiques. Ils cèdent aux pressions des États-Unis, qui maintiennent le Liban sur la liste d’attente des aides internationales […] », commente l’ancien chef de la diplomatie libanaise en faisant allusion aux sévères sanctions imposées par Washington à des responsables et des entités proches du Hezbollah.
« Les notions d’intérêt arabe commun et de solidarité n’existent plus. La plus grave erreur a été de nous brouiller avec la Syrie, avec qui nous partageons la géographie, l’histoire et les intérêts économiques », déplore-t-il.
« On le voit partout, les pays se replient sur eux-mêmes et c’est le chacun pour soi qui prévaut », observe Adnane Mansour.
Dans un tel monde, le Liban ne peut plus compter que sur lui-même. Il aura besoin du fameux « miracle libanais » pour éviter la descente aux enfers.
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