Au Maroc, l’état d’urgence sanitaire révèle une fois de plus l’hégémonie du pouvoir central
À la suite de la décision du gouvernement de décréter l’état d’urgence médicale, les Marocains ont eu droit à une série de vidéos de propagande, diffusées sur la toile, mettant en avant le rôle des caïds (agents d’autorité) à préserver l’ordre public.
Sur une de ces vidéos, on pouvait ainsi apercevoir une caïd femme, en treillis militaire, sillonnant les rues d’un quartier populaire casablancais et ordonnant aux populations, sur un ton désobligeant et irrespectueux, de se conformer à l’état d’urgence sanitaire. Des scènes à peine croyables qui nous rappellent malencontreusement les « années de plomb » que l’on croyait révolues.
Selon la version officielle, le décret-loi relatif à l’« état d’urgence sanitaire » intervient dans le cadre des mesures préventives urgentes prises par les autorités publiques, conformément à l’article 21 de la Constitution, « afin d’assurer la sécurité des populations et du territoire national, dans le respect des libertés et des droits fondamentaux garantis à tous ».
Or, dans la réalité, la déclaration de l’état d’urgence sanitaire semble avoir révélé l’hégémonie du pouvoir central sur l’exécutif, le renforcement du rôle des sécuritaires et des militaires au détriment de la classe politique réduite à la passivité.
À l’ère où les droits et libertés sont restreints, les politiques n’ont pas su saisir l’occasion pour faire prévaloir l’état de droit et mettre en avant leur rôle de contre-pouvoirs.
Comme à l’accoutumée, le Palais prend les devants en accaparant la gestion du dossier de la pandémie de coronavirus.
Relégué au second plan, le gouvernement, dirigé par le Parti de la justice et du développement (PJD), un parti d’obédience islamiste proche du pouvoir, va se contenter de jouer un rôle de communication publique autour des décisions prises par l’entourage royal.
Première décision de taille : le financement de la crise. À cet effet, le 16 mars, sous instructions royales, le gouvernement a procédé à la création d’un « fonds spécial pour la gestion du coronavirus ». Cette caisse, qui échappe au contrôle parlementaire, est dotée d’une enveloppe de dix milliards de dirhams (897 millions d’euros) et est alimentée par la collecte des dons auprès du public.
Les partis politiques se retrouvent réduits au rôle de spectateurs, à l’instar d’ailleurs de la majorité gouvernementale acculée à communiquer autour des décisions du pouvoir
La deuxième décision est d’ordre politique. Elle renvoie à la tentative du gouvernement de faire passer un décret permettant un déplafonnement des emprunts extérieurs, mais aussi et surtout la suspension des engagements des dépenses publiques. Une proposition rejetée par le Parlement à l’issue de l’adoption du projet de loi. Celui-ci va seulement permettre au gouvernement de dépasser le plafond des financements extérieurs fixé pour l’année budgétaire 2020.
Au-delà du rôle primordial qui incombe à l’État dans la régulation des crises, le régime peine à dissimuler sa volonté de mettre en avant l’appareil sécuritaire dirigé par Abdellatif Hammouchi, à la fois patron de la Direction générale de la sûreté nationale (DGSN) et de la Direction de la surveillance du territoire national (DST).
Dans le même temps, la propagande officielle veille à ce que les politiques et les acteurs de la société civile ne se retrouvent pas sur le devant de la scène médiatique.
Cela pourrait expliquer le silence assourdissant des partis politiques réduits au rôle de spectateurs, à l’instar d’ailleurs de la majorité gouvernementale acculée à communiquer autour des décisions du pouvoir.
Il est indéniable que l’aspect sécuritaire est nécessaire en période de crise. Mais au demeurant, le rôle central incombe aux institutions représentatives, à l’instar du Parlement, appelé précipitamment à voter l’état d’urgence sanitaire le 23 mars.
Les militaires aux commandes de la santé publique
On ne peut qu’adhérer au confinement sanitaire, mais surtout pas au « confinement politique », qui s’est traduit par une hégémonie des sécuritaires relayée par la propagande de l’establishment.
Depuis des semaines déjà, les médias mainstream et les réseaux sociaux inféodés au régime tentent sans relâche de « mettre en quarantaine » les droits et les libertés des citoyens.
Fragilisée par la précarité socioéconomique, une grande partie de la population est acculée à penser la crise du coronavirus à travers la doxa de l’establishment. À un moment, la pandémie est même devenue un moyen de surenchères idéologiques, voire de compétition politique de part et d’autre.
Dès le premier jour de la crise du COVID-19, le roi Mohammed VI a décidé de prendre les choses en main. Et pour cause, une crise pandémique pourrait avoir des conséquences imprévisibles sur la stabilité du système politique, notamment en cas de pénurie des produits alimentaires.
Conscient de la fragilité des infrastructures médicales et du déficit du personnel soignant, le pouvoir s’est vite rendu à l’évidence : il n’avait d’autre choix que d’appeler les militaires à la rescousse.
Disposant d’une certaine expérience dans la gestion humanitaire des crises, notamment sur le continent africain, les Forces armées royales (FAR) se sont trouvées rapidement mises en avant. Le roi va même leur confier la mission de porter secours au département de la santé, un secteur qui manque scandaleusement de moyens, tant humains que financiers.
Redoutant une propagation massive du coronavirus, le roi va même ordonner aux militaires de mettre sur pied quelques hôpitaux de campagne.
Parallèlement, les médias officiels se sont attaqués au secteur privé de la santé. Le roi s’en est même pris aux médecins et cliniques privés, en les accusant d’avoir renoncé à leur « devoir national » d’être au front face à la propagation du coronavirus.
L’État marocain a pris des mesures remarquables visant l’endiguement de la pandémie. Toutefois, les autorités publiques n’ont pas hésité à restreindre les droits et libertés constitutionnelles sans aucun fondement juridique.
Le gouvernement s’est contenté ainsi de décréter l’état d’urgence le 19 mars et le confinement des populations le 18 mars, sur la base de simples communiqués de presse.
Le royaume, connu pour sa politique sécuritaire, a même renoué avec des pratiques autoritaires préoccupantes : la DGSN affirme avoir procédé à l’arrestation de cinquante individus dans des affaires de diffusion de contenu mensonger et falsifié sur le nouveau coronavirus. L’État a aussi intensifié la surveillance électronique des populations en adoptant sans débat une loi d’encadrement des réseaux sociaux.
Les leaders du hirak du Rif n’ont pas pu bénéficier de la grâce royale. C’est pourtant... Nasser Zefzafi qui avait appelé à la construction d’hôpitaux pour venir en aide aux populations démunies
Par ailleurs, de nombreux influenceurs se sont trouvés derrière les barreaux à la suite de déclarations publiées sur la Toile. C’est le cas notamment de l’arrestation abusive, le 4 avril, du fils du secrétaire général de la mouvance islamiste Al Adl Wal Ihsane (justice et bienfaisance). Yasser Abbadi a été accusé d’avoir publié des posts sur les réseaux sociaux où il avait exprimé sa solidarité avec les leaders du hirak du Rif.
Malgré la crise pandémique, ces derniers n’ont pas pu bénéficier de la grâce royale qui a profité à 5 654 détenus. C’est pourtant… Nasser Zefzafi qui avait appelé à la construction d’hôpitaux pour venir en aide aux populations démunies. Mais c’était sans compter l’intransigeance du régime vis-à-vis des revendications des protestataires.
C’est ainsi que l’État a choisi d’agir en 2019 lorsqu’il a violemment réprimé les étudiants en médecine pour avoir appelé, notamment, à l’augmentation des postes budgétaires dédiés aux médecins et à l’ouverture de CHU dans chaque région du royaume. Si le gouvernement n’avait pas lésiné sur les moyens, le Maroc aurait peut-être davantage de ressources pour tenter de contrer la pandémie aujourd’hui.
Au-delà du manque de vision de l’État dans l’anticipation des crises, il faudra aussi relever la gestion calamiteuse de la communication publique autour de la crise du COVID-19.
Relégué au second plan, le gouvernement a failli par des sorties médiatiques hasardeuses, notamment de la part de son porte-parole, Hassan Abyaba, qui occupe également le poste de ministre de la Culture, de la Jeunesse et des Sports, sous les couleurs de l’Union constitutionnelle (UC).
Lors d’une conférence de presse, le 6 avril à Rabat, l’homme a accusé ouvertement les journalistes accrédités au royaume de faire dans le sensationnalisme en rapportant des informations erronées sur la propagation du coronavirus. La déclaration de trop qui a fait tomber le porte-parole du gouvernement, limogé 48 heures après.
Une éviction politique qui balaye d’un revers de main le mythe de ce « gouvernement de compétences » auquel a appelé ardemment le roi Mohammed VI. Par ce départ impromptu, l’ex-porte-parole du gouvernement pourrait être considéré comme le premier des ministres marocains à avoir été « frappé » de plein fouet par les effets collatéraux du coronavirus.
Par ce limogeage d’un ministre de premier plan au sein du gouvernement de Saâdeddine el-Othmani, le roi assène un coup dur aux islamistes au pouvoir.
À quelques mois des prochaines législatives, on assiste sans doute ici à une manœuvre du régime visant à renforcer la légitimité de la monarchie face à une classe politique désabusée.
Les politiques auraient peut-être ici l’occasion de prendre leur courage à deux mains afin d’assumer leur responsabilité représentative à l’heure d’une crise majeure. Face à un retour en force d’un État centralisateur dominé par un appareillage sécuritaire sophistiqué, c’est désormais le rôle des contre-pouvoirs qui prend toute son importance à une époque où les droits et libertés sont de plus en plus menacés par un « régime d’exception ».
Par ce limogeage spectaculaire, le coronavirus vient de frapper un exécutif déjà fragilisé. Maintenant, en attendant la fin du « confinement sanitaire », le Maroc vient d’annoncer la fin d’un « confinement politique ». Il était d’ailleurs temps !
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