Face au coronavirus, les Marocains expérimentent « une forme de communion nationale inédite »
« Je n’ai jamais été aussi fier d’être marocain. » La phrase revient souvent dans les conversations depuis les premières mesures prises par les autorités marocaines pour lutter contre la pandémie.
Dès la mi-mars, alors qu’il ne comptait qu’une vingtaine de cas confirmés, le royaume s’est barricadé en suspendant tous les vols à destination et en provenance de son territoire.
Rapidement, d’autres mesures tout aussi exceptionnelles ont été adoptées : fermeture des écoles, des mosquées et de tous les lieux publics non essentiels, état d’urgence sanitaire, déploiement de l’armée… Le tout en réquisitionnant tout le stock de chloroquine produit par Sanofi Maroc, le ministère de la Santé ayant décidé d’y recourir comme protocole thérapeutique dans la prise en charge des malades de COVID-19.
L’économie déjà frappée de plein fouet par la sécheresse étant mise à rude épreuve, le roi Mohammed VI a ordonné la création d’un fonds spécial dédié à la gestion de la crise dotée de dix milliards de dirhams (un peu moins d’un milliard d’euros). Moins d’une semaine plus tard, le fonds en comptait le triple (quelque trois milliards d’euros) grâce, en partie, à la contribution du secteur privé et de particuliers.
Cette manne permettra de verser une indemnité mensuelle de 2 000 dirhams (187 euros) aux salariés en chômage technique. « Des mesures d’accompagnement pour les quelque quatre millions de ménages du secteur informel sont en cours de discussion », a déclaré le ministre marocain des Finances, Mohamed Benchaâboun, le 25 mars.
Selon les données du ministère des Finances, fondées sur des chiffres de la banque d’affaires Goldman Sachs, le Maroc consacre 2,7 % de son PIB à la gestion de la crise, se plaçant à la quatrième position mondiale après la Suède, le Chili et la Nouvelle-Zélande.
« Souvent, l’État marocain apparaissait comme schizophrène, capable du meilleur comme du pire. Il pouvait prendre des décisions intelligentes et visionnaires et décevoir le lendemain avec d’autres mesures absurdes et incompréhensibles », écrit le journaliste et ancien directeur du magazine Tel Quel Abdellah Tourabi. « L’État qui gère la crise du coronavirus s’inscrit dans ce qui se fait de meilleur : exemplaire, protecteur, moderne et rassurant. C’est cet État qui doit rester quand la crise partira. »
« Tous sur le même bateau »
« Constatons donc que pour la première fois au pays, nous avons un gouvernement qui gouverne. Réellement, effectivement, efficacement… Bien sûr, il prend ses directives du palais, à l’instar des gouvernements en France, aux États-Unis partout où il y a un chef d’État doté d’un pouvoir exécutif réel… mais notre gouvernement agit, et surtout, il est convaincant et suivi », fait remarquer pour sa part Aziz Boucetta, directeur de publication du site d’information Panorapost, souvent très critique envers le chef du gouvernement.
« Depuis le début de cette épreuve sanitaire, face à un ennemi commun invisible, les Marocains semblent mus par un élan, tout à fait visible, de patriotisme. Une forme de communion nationale, inédite en dehors des grands événements sportifs, semble avoir surgi dans le royaume », explique à Middle East Eye l’historien et politologue Nabil Mouline.
« Depuis le début de cette épreuve sanitaire, face à un ennemi commun invisible, les Marocains semblent mus par un élan, tout à fait visible, de patriotisme »
- Nabil Mouline, historien et politologue
Selon le chercheur au CNRS, cet élan a d’abord un sens psychologique : « Le danger de mort collectif, semblable à celui que l’on connaît en temps de guerre – et nous sommes en guerre – appelle le repli sur l’essentiel, sur un référentiel de base : la patrie, la famille. L’instinct de protection, et même de survie, semble gommer dans un premier temps, ou du moins atténuer, toute autre forme de différence, de combat social, économique ou politique. »
Bien moins solide qu’en Europe, le système de santé marocain ne compte que 1 640 lits de réanimation, dont le tiers appartient au secteur privé. Les frontières fermées, riches et pauvres sont ainsi logés à la même enseigne face au COVID-19.
« C’est une situation complètement inédite. Nous n’avons jamais eu besoin les uns des autres autant qu’aujourd’hui. Nous survivrons tous ensemble ou nous ferons naufrage ensemble », a lancé le 23 mars le ministre l’Intérieur, Abdelouafi Laftit, devannt une commission du Parlement.
Pour Abderrahim Allam, professeur de sciences politiques, la situation est telle que les riches, habitués à se faire soigner à l’étranger ou dans les cliniques privées, se trouvent confrontés à un monde qui leur était jusque-là étranger : le système de santé public.
« Avec des frontières fermées, les riches ne peuvent plus quitter le territoire. On est tous sur le même bateau. Tout le monde alors évite les surenchères car la lutte est commune : survivre à cette crise sanitaire », explique le politologue.
Leadership incarné par le roi
« Face à l’état d’urgence, c’est un patriotisme d’urgence qui se met en place ! De manière plus rationnelle, les Marocains sentent qu’ils sont, pour la première fois et de manière équitable – même si nous ne sommes pas tous confinés dans les mêmes conditions –, actionnaires de l’État qui leur doit protection et information », analyse Nabil Mouline.
Cette unanimité autour de la gestion de la crise par les autorités enterre-t-elle la crise de confiance qui ne cessait de se creuser entre l’État et les citoyens ?
« À un an des élections législatives, tous les clivages politiques semblent disparaître. Comme si la compétition entre les partis n’avait jamais existé »
- Un ex-ministre du gouvernement Benkirane
« Cet engagement total montre qu’on est unis dans les moments de crise. Il y a des éléments de force auxquels on ne fait pas attention d’habitude : d’abord, le leadership incarné par le roi. C’est dans ces moments qu’on voit ce leadership, ce qui permet d’avoir une certaine maîtrise de nos potentialités et de mettre en œuvre celles-ci », estime un ancien ministre du gouvernement d’Abdelilah Benkirane.
« À un an des élections législatives, tous les clivages politiques semblent disparaître. Comme si la compétition entre les partis n’avait jamais existé. Cela chamboule d’ailleurs tous les calculs politiciens, rendant opaque toute tentative d’analyse politique », poursuit l’ancien ministre.
« Un corps vivant »
« Pour échapper au chaos, il faut se fier au Léviathan. Devant la menace existentielle liée au coronavirus, la population se tourne, quasi naturellement, et du moins dans un premier temps, vers le seul acteur capable de gérer la situation : l’État », souligne Nabil Mouline, qui considère que « la lutte pour l’indépendance dans les années 1950 a été le dernier grand moment de patriotisme spontané autour du pouvoir ».
« À l’Etat maintenant de [dé]montrer qu’il est capable de gérer la situation, dans l’espoir de rétablir [durablement] la confiance », poursuit-il.
Un État marocain moderne pourrait-il se construire sur les décombres de la crise ? C’est ce qu’espèrent plusieurs intellectuels.
« La société a bien réagi parce qu’elle est consciente des dangers et des enjeux. C’est un corps vivant, et je pense, sans verser dans l’autosatisfaction que la société marocaine est réceptive au changement et disons le mot, à la modernité. Elle le fait à sa manière, car elle porte le poids de l’histoire. Elle est exigeante mais pas fougueuse. C’est un grand capital. Il faut savoir l’accompagner », estime l’écrivain Hassan Aourid, ancien porte-parole du palais et ancien historiographe du royaume.
« C’est un vrai choc, voire une révolution, pour les Marocains de découvrir une administration qui s’active pour les servir et les protéger. Ce changement en dit long de la perception que les Marocains ont de leur État et des attentes qu’ils ont envers cet État. Et c’est en cela qu’il y aura un avant et un après coronavirus », affirme l’homme d’affaires Karim Tazi sur Médias 24.
« C’est un vrai choc, voire une révolution, pour les Marocains de découvrir une administration qui s’active pour les servir et les protéger »
- Karim Tazi, homme d’affaires
« Mon espoir est que l’État se rende compte qu’il ne pourra mobiliser et galvaniser sa population qu’en allant vers une vraie réconciliation nationale car dans le passé, il s’est fâché avec plusieurs segments de citoyens. »
« Ce qui est sûr », explique le politologue Nabil Mouline, « c’est que cette crise a redonné le pouvoir à l’État en général. Toute autre forme de solidarité organisée, en particulier la société civile, est pour le moment reléguée au second plan. Il est en revanche encore tôt pour savoir si cette réhabilitation de l’État est provisoire ou si elle augure d’une renaissance durable – et a fortiori de la naissance d’un État moderne au Maroc. »
Selon le chercheur, « cette [re]naissance dépend de paramètres que nous ignorons à cette date : l’intensité et la durée de la crise, la gestion efficace ou du moins efficiente réelle, la tolérance à moyen et long termes des Marocains. Ce que nous n’ignorons pas cependant, ce sont les prérequis à l’émergence d’un État moderne légal-rationnel : les institutions, et encore les institutions ! »
Et de conclure : « Nous vivons un tournant, qui, s’il ne l’annonce pas encore, doit être le point de départ d’une refonte plus globale : le pays a besoin de tous ses enfants. Il n’est pas question qu’après la crise, le business as usual reprenne. Il doit y avoir un avant et un après. Dans l’histoire, de nombreuses ruptures et renaissances sont marquées par des années charnières, 2020 peut être, à l’avenant, l’occasion d’un bon en avant qualitatif, notamment institutionnel. Et comme tout bon en avant, il doit s’accompagner de symboles forts ! »
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