Le féminisme et ses soutiens conditionnels en Algérie : histoire d’une hypocrisie ontologique
Que de fois n’a-t-on pas entendu parler du concept du bon et du mauvais féminisme ! En Algérie comme ailleurs, ce système d’évaluation, souvent défendu par des hommes, fait office d’ersatz à un rejet pur et simple du mouvement, lequel rejet ne peut plus s’exprimer dans ses termes les plus triviaux car les concernés se prétendent pour la plupart « modernistes », « progressistes » et fervents défenseurs des droits des femmes.
Féministes mais pas trop !
Se voulant différent, voire hostile à l’antiféminisme classique et assumé, ce spécimen met néanmoins un point d’honneur à « noter » la moindre action ou prise de parole féministe. Ainsi, l’on apprend grâce à lui qu’il existe, à l’instar du bon et du mauvais « nègre », un mouvement noble, respectable et modéré et un autre extrémiste, dévoyé et tyrannique.
La gentille féministe est celle qui se contente des revendications approuvées par ces personnes, à savoir le minimum pour atteindre le statut d’être humain !
Décryptons : la gentille féministe est celle qui se contente des revendications approuvées par ces personnes, à savoir le minimum pour atteindre le statut d’être humain !
Elle ressemblerait à une Simone de Beauvoir désincarnée ou une Assia Djebbar « détemporalisée », celles-là mêmes qui ont dû affronter à leur époque les pires quolibets et les plus basses calomnies proférés par des personnes, généralement des hommes, se revendiquant du camp de l’égalité !
C’est hélas une ritournelle de l’Histoire : l’humanité, à quelques exceptions près, a besoin de temps pour accepter des évidences malaisées, des justices encombrantes, des radicalités nécessaires. Il lui faut surtout des mythes devenus inattaquables parce que morts et canonisés par la postérité.
Dans le cas du féminisme, le phénomène est de loin plus fascinant : l’hostilité qui ronge les pourfendeurs « ordinaires » de ce mouvement se confond parfois avec la peur, un peu comme un bourgeois moscovite à la veille d’un 25 octobre !
Elle est pour cela compréhensible à défaut d’être respectable : tout le monde ne peut pas avoir l’estomac aussi bien accroché qu’un Bakounine abandonnant les privilèges et l’opulence pour la misère des utopies !
Quant aux femmes qui se démarquent de ces « moustachues, mal-élevées et frivoles », il est inutile de rappeler qu’elles ne sont pas plus coupables que les briseurs de grèves !
Mais les plus fascinants sont les « féministes mais… ».
Femme-cadeau, femme-objet
Lors d’une récente polémique en deux actes, on a pu admirer l’étendue de leur science. D’abord, une caméra cachée ramadanesque diffusée par une chaîne privée algérienne fait croire à un jeune homme qu’il reçoit une femme en cadeau dans le cadre d’un faux jeu télévisé. Le tollé qui en résulte présente cette particularité qu’il réunit les féministes et leurs adversaires !
Les premières sont en effet révoltées par cette énième atteinte à la dignité des femmes et par le mépris réservé au pauvre bougre piégé dans l’émission ; les seconds se contenteront du dernier grief et, pis encore, crucifieront la comédienne campant le rôle de la fausse épouse-cadeau, la tenant pour seule responsable de cette humiliation et l’inondant des épithètes les plus sexistes, ce qui la contraindra à démissionner.
Plusieurs militantes signeront une pétition adressée à l’Autorité de régulation de l’audiovisuel (ARAV) afin de suspendre ladite émission. La chaîne, mise en demeure par l’ARAV et assaillie par l’indignation générale, finit par retirer le programme et s’excuser… pour l’atteinte à la dignité du jeune homme piégé par la caméra cachée !!
La chaîne, mise en demeure par l’ARAV et assaillie par l’indignation générale, finit par retirer le programme et s’excuser… pour l’atteinte à la dignité du jeune homme piégé par la caméra cachée !!
Quelques jours plus tard, un caricaturiste à l’humour aussi douteux que peu subtil, néanmoins choyé par certains milieux berbéristes et « démocrates », fustige la chaîne en question tout en ajoutant un grain de sel réduisant la femme à un sex-toy.
De nombreuses féministes, outrées par cette autre image dégradante, critiquent vertement le dessin, se font lyncher par les fans de l’artiste et lancent une seconde pétition appelant à « faire condamner l’art misogyne ».
Si cette initiative est une malheureuse bavure, elle n’est toutefois pas dénuée de mérite car elle a permis l’étalage au grand jour d’un phénomène de plus en plus explicite, à savoir : l’autorité de régulation du féminisme !
Le comité !
Partout dans le monde, des comités de veille, des sentinelles et de petits profs armés de stylos rouges guettent les actions et déclarations féministes afin d’en évaluer l’acceptabilité.
Des Femen aux rencontres non mixtes, en passant par les « gueulantes » désespérées que l’on pousse lorsque l’humiliation devient insupportable, les réflexions que l’on ose émettre sur un certain nombre de violences systémiques tellement banalisées qu’elles en deviennent invisibles – les écrits, pancartes, dessins ou publications virtuelles qui sont trop ceci ou pas assez cela, les critiques que l’on peut adresser à une production intellectuelle ou artistique dégoulinante de sexisme et de misogynie… – bref, tout ce qui provient d’une féministe ayant outrepassé les revendications désormais autorisées datant de la fin du XIXe siècle est braqué, au mieux par une armée de modérateurs, au pire par un Comité de salut public, parfois fascinant tant il rassemble les courants et idéologies les plus antagoniques, unis contre la « dérive » ou encore « l’extrémisme » féministe !
En Algérie, comme ailleurs, le féminisme, déjà attaqué et diabolisé par ses adversaires « naturels », […] doit en plus constamment faire face à cet autre type d’intimidation, d’autant plus décomplexée et virulente qu’elle provient d’hommes convaincus d’être du côté des femmes
Les exemples ne manquent malheureusement pas : quand un communiqué ou une action commettent l’erreur impardonnable d’oublier de célébrer leur « conscience de classe », c’est le politburo dudit comité qui s’insurge.
Quand au contraire, des féministes insistent sur la corrélation déterminante entre patriarcat et capitalisme, c’est le service « McCarthy » qui se met en alerte.
Quand les injonctions à la beauté, à l’élégance, à la douceur, à la « féminité » ainsi que l’objectivation compulsive du corps féminin soulèvent l’ire des féministes, c’est le département « De Fontenay » qui se met en rogne.
Quand on ose questionner l’institution du mariage, la maternité, les inégalités au sein du couple, même le plus avant-gardiste, c’est la brigade de lutte contre la peste lesbienne qui se met au garde-à-vous.
Quand les éléments constitutifs mais banalisés de l’oppression patriarcale sont pointés du doigt, c’est la commission « hiérarchisation des luttes » qui met un break-time, etc.
En Algérie, comme ailleurs, le féminisme, déjà attaqué et diabolisé par ses adversaires « naturels », à savoir les conservateurs, les islamistes et autres machos assumés, doit en plus constamment faire face à cet autre type d’intimidation, d’autant plus décomplexée et virulente qu’elle provient d’hommes convaincus d’être du côté des femmes.
Le syndrome Aragon
On pourrait appeler cela le syndrome Aragon. L’illustre poète, à l’instar de beaucoup d’intellectuels et artistes de sexe masculin s’exprimant sur le sujet, ne pouvait en effet s’empêcher de se mettre au centre de sa phraséologie « féministe » : « La femme est l’avenir de l’homme » est d’ailleurs l’une des citations préférées du comité cité plus haut, à laquelle une affiche répondait avec humour : « Erratum, la femme n’est plus l’avenir de l’homme. Qu’il se démerde ! ».
Cette petite illustration assez anecdotique en dit long néanmoins sur l’éternel malentendu entre les féministes et leurs supposés soutiens conditionnels, ces derniers envisageant souvent l’égalité et la lutte contre les discriminations comme une composante indispensable de leur « identité » politique et idéologique – c’est pour ainsi dire un passage obligatoire pour être le parfait moderniste anti-islamiste et démocrate !
Le discours et l’approche superficielle du féminisme (non pas en tant que cause à part entière mais en tant qu’accessoire d’une cause plus grande) l’emportent donc sur une véritable déconstruction de leur propre héritage sexiste et misogyne.
Ce phénomène se ressent entre autres à l’occasion de débats et rencontres de sensibilisation sur le féminisme. En avril 2019, lors d’un café littéraire que j’ai coanimé en Kabylie avec la militante Amel Hadjadj quelques semaines après l’affaire des menaces à l’acide contre le carré féministe du hirak, l’audience majoritairement masculine et visiblement acquise à nos luttes portait l’essentiel de ses interventions sur l’oppression religieuse des femmes, le vocable « arabo-islamisme » revenant comme un sacerdoce.
Naturellement, un malaise a envahi la salle lorsque nous avons égrené la liste des tâches et corvées quasi exclusivement réservées aux femmes dans des environnements revendiqués comme laïcs, antireligieux, berbéristes ou non musulmans.
En Kabylie, comme à Alger, Paris ou Beyrouth, l’hypocrisie et les tentatives de récupération et d’instrumentalisation sont multiples et protéiformes, mais un point commun les caractérise : la crainte du féminisme !
« Combien d’hommes athées partagent équitablement les tâches ménagères avec leurs mères, sœurs et épouses ? Peut-on affirmer qu’aucun de ces hommes n’a brutalisé, violé ou exploité une femme ? », avons-nous répondu au public.
Lors d’une autre rencontre, toujours en Kabylie et cette fois avec une audience exclusivement masculine, la même ritournelle revenait sur l’oppression des femmes qui serait uniquement liée à la religion et notamment au voile.
Un homme s’est distingué alors et a fustigé vertement l’assistance en lui demandant ce que faisaient les femmes du village pendant qu’eux s’offraient le plaisir d’assister à un café littéraire. Sans attendre la réponse, il a asséné : « Vous n’êtes peut-être pas des islamistes et vos épouses, sœurs et filles ne portent certainement pas le voile mais elles sont en train de préparer votre dîner et faire le ménage pendant que vous vous égosillez sur le féminisme » !
En Kabylie, comme à Alger, Paris ou Beyrouth, l’hypocrisie et les tentatives de récupération et d’instrumentalisation sont multiples et protéiformes, mais un point commun les caractérise : la crainte du féminisme !
Une crainte d’autant plus inassumée qu’elle puise souvent ses racines dans un instinct grégaire refoulé et une peur panique d’une perte totale des privilèges masculins, lesquels sont tellement ancrés dans la société qu’ils sont devenus une évidence, voire un « mythe » nié par les privilégiés eux-mêmes quand ils se revendiquent « amis de la femme » !
Oui, le féminisme fait peur car il est appréhendé par beaucoup comme un projet de domination, voire de castration des hommes. Or, j’ose penser que le rêve ultime des centaines de milliers de militantes de par le monde est la disparition du féminisme, car cela voudra dire que toutes les oppressions, les violences structurelles ou directes, les inégalités et les discriminations auront disparu ! Mais de cela aussi, de cela surtout, ils ont peur !
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