« On attend de moi que je parle des banlieues » : le succès n’a pas libéré Faïza Guène des clichés
Le ciel de Paris est nuageux et brumeux lorsque je rencontre Faïza Guène dans un café près de la gare de l’Est. Elle est assise avec une adolescente qu’elle encadre, à qui elle explique que le métier d’écrivain n’est pas gage de richesse.
L’adolescente a des étoiles dans les yeux, subjuguée par le métier d’auteur et par le fait d’être aux côtés de Faïza Guène, dont le premier livre à l’âge de 19 ans est devenu un best-seller et a été traduit en 26 langues.
Faïza Guène vit de son écriture depuis son premier livre, ce qui représente un exploit considérable compte tenu de la précarité du métier.
Son sixième roman, La Discrétion, a été publié fin août. Son quatrième, Un Homme, ça ne pleure pas, traduit en anglais par Sarah Ardizzone, sortira sous le titre Men Don’t Cry en 2021.
Née en France de parents algériens, Faïza Guène a grandi dans la banlieue parisienne, dans l’une des nombreuses cités HLM tentaculaires entourant la capitale, où vivent des familles souvent originaires des anciennes colonies françaises.
Elle a commencé à écrire dès son plus jeune âge. Pendant ses études secondaires, elle a écrit des histoires et réalisé des films dans des ateliers parascolaires.
À 14 ans, elle a réalisé son premier court-métrage sur une adolescente emprisonnée dans l’appartement familial par un père et un frère surprotecteurs. Quelques années plus tard, en 2002, sa mère a joué le rôle principal dans son court-métrage documentaire qui suit une femme travaillant comme femme de ménage tout en essayant d’élever ses trois enfants.
Kiffe kiffe demain a pris une telle place qu’on pourrait même dire qu’il y a un « avant Kiffe kiffe » et un « après Kiffe kiffe » dans le paysage littéraire français
Vers cette époque, dans un atelier d’écriture, elle a rédigé l’ébauche de ce qui allait devenir son premier roman. Le professeur de français qui dirigeait l’atelier a demandé à Faïza Guène s’il pouvait montrer son manuscrit à quelqu’un d’autre. Ce « quelqu’un d’autre » s’avérait être sa sœur, la regrettée Isabelle Seguin, éditrice chez Hachette Livre, depuis intégré dans la maison d’édition Fayard.
Et ce roman, Kiffe kiffe demain, a ensuite été publié en 2004 et a rencontré un grand succès. À ce jour, il s’est vendu à 400 000 exemplaires rien qu’en France et il est même utilisé aujourd’hui comme matériel de lecture dans les lycées.
Kiffe kiffe demain a pris une telle place qu’on pourrait même dire qu’il y a un « avant Kiffe kiffe » et un « après Kiffe kiffe » dans le paysage littéraire français.
Ce fut aussi l’un des premiers livres à utiliser un langage ponctué d’un verlan d’inspiration arabe employé par de nombreuses personnes vivant dans ces banlieues. Autrefois méprisé par les littéraires, cet argot fait de plus en plus partie du langage quotidien.
L’expression « kif-kif » signifie « la même chose » et partage la même étymologie que le verbe « kiffer », d’origine arabe et signifiant « aimer ».
Le roman raconte l’histoire de Doria, une jeune fille de 15 ans qui vit avec sa mère marocaine dans une cité HLM de la banlieue parisienne. La capacité d’observation aiguisée de Faïza Guène transparaît dans les commentaires d’autodépréciation de Doria, qui décrit sa vie quotidienne et le lent cheminement de sa mère vers l’émancipation, elle qui a été abandonnée par son mari, qui l’a quittée pour une femme plus jeune dans l’espoir qu’elle lui donne un fils.
De l’autre côté de la barrière
Malgré ses premiers succès, le parcours de Faïza Guène n’a pas été facile. Comme beaucoup d’enfants nés en France d’immigrés des anciennes colonies françaises, elle a toujours eu le sentiment d’être considérée comme une citoyenne de seconde zone.
Selon un rapport de 2015, 11 % de la population française a un parent issu de l’immigration et parmi ces personnes, 31 % sont originaires d’Afrique du Nord.
Mais l’immense succès du roman de Faïza Guène l’a propulsée de l’autre côté du périphérique, des banlieues défavorisées au nord de la capitale aux plateaux des émissions de télévision diffusées aux heures de grande écoute.
En regardant des extraits de cette époque, on revoit une adolescente confiante et impertinente qui s’attaquait à des journalistes et des critiques littéraires qui faisaient rarement l’effort de voir au-delà de l’image qu’ils avaient d’elle : celle d’une fille d’origine arabe venant des banlieues défavorisées et en proie à la violence.
« Rétrospectivement, je me suis rendu compte à quel point la couverture médiatique était dure et brutale. J’étais la première de mon espèce et j’ai été traitée comme un singe savant, un phénomène de foire »
– Faïza Guène
« Heureusement, j’étais intelligente et je ne souffrais pas d’un manque de reconnaissance ou d’amour, ce qui m’a aidée à traverser ces moments et à ne pas me laisser intimider », confie Faïza Guène.
« Si je n’avais pas de personnalité, j’aurais été dévorée vivante. Rétrospectivement, je me suis rendu compte à quel point la couverture médiatique était dure et brutale. J’étais la première de mon espèce et j’ai été traitée comme un singe savant, un phénomène de foire. »
À l’époque, l’élite très blanche de l’édition française était surtout concentrée dans le quartier cossu de Saint-Germain-des-Prés, sur la rive gauche de Paris.
Guillaume Allary, l’un des éditeurs de Faïza Guène à l’époque, qui a depuis fondé sa propre maison d’édition sur la rive droite de Paris, se souvient qu’en 2004, « il n’y avait pas de voix qui venaient des banlieues… Le livre est arrivé dans ce lourd silence dans un milieu littéraire parisien très blanc, très replié sur lui-même, qui ignorait une grande partie de la population française. »
« Cela a secoué le milieu littéraire, qui a mal compris le livre. Les gens y voyaient un témoignage plutôt qu’une œuvre de fiction d’une nouvelle auteure. Les premières critiques n’étaient pas écrites par des critiques littéraires et avaient un penchant davantage sociologique que littéraire. »
Faïza Guène explique qu’à l’époque, on lui demandait constamment ce que cela faisait de vivre dans une banlieue en proie à la violence et marginalisée. Mais son expérience n’était pas celle d’un climat de violence, plutôt celle d’une communauté très soudée.
La chose la plus violente qu’elle a observée, c’est l’image terrible que cette « société blanche et bourgeoise [qu’elle n’avait] jamais rencontrée auparavant [lui] a attribuée », poursuit-elle. « Je n’avais aucun contrôle sur la façon dont on me décrivait et je ne comprenais pas encore le vrai sens des mots qu’on employait pour me décrire, ni même la façon dont j’étais représentée sur les photos. »
« Elle a été interviewée comme si elle venait d’une “no-go zone” », explique Guillaume Allary. « Comme si c’était une étrangère qui venait nous parler. En même temps, il était évident qu’elle était intelligente et qu’elle avait une personnalité pétillante, et les articles étaient très positifs, mais de son point de vue, ils avaient un aspect zoologique. »
« J’ai passé beaucoup de temps à réfléchir à mon identité. J’aurais préféré passer plus de temps à réfléchir à ma littérature »
– Faïza Guène
Dans le documentaire Nos plumes (2016), la cinéaste Keira Maameri (dont les parents sont également algériens) s’est intéressée à Faïza Guène et à d’autres romanciers et dessinateurs des banlieues, toujours perçus en France comme étant « différents ».
Une fille de maçon venant des banlieues ne peut pas rêver de devenir écrivaine, explique Faïza Guène dans le documentaire. C’est comme si la société disait : « Ce n’est pas pour toi ».
Au fur et à mesure que ses rencontres avec l’élite de l’édition et les médias grand public se sont multipliées, et même après la publication de cinq autres romans, Faïza Guène explique qu’elle n’a cessé de vivre ces mêmes expériences dépréciatives. Il est pratiquement impossible de dépasser la perception qu’elle est d’origine nord-africaine.
« À chaque fois, je suis amenée sur ce terrain. Les gens me perçoivent à travers de minuscules prismes et on attend de moi que je parle des banlieues », déplore-t-elle. « J’ai passé beaucoup de temps à réfléchir à mon identité. J’aurais préféré passer plus de temps à réfléchir à ma littérature. »
Un sentiment de honte héréditaire
Récemment, Faïza Guène a commencé à s’interroger sur les fondements sur lesquels elle a construit son identité, en lisant autant que possible sur l’histoire de l’Algérie, sa colonisation, son indépendance et les immigrés en France.
« Aujourd’hui, je suis une Algérienne qui est née et qui vit en France… Je ne me définis plus du tout comme je le faisais à 20 ans », affirme-t-elle. « Je pensais que j’étais française et j’aurais aimé ça, c’était une idée sympathique… [Mais] quand tu es [un citoyen] légitime, tu n’as pas à justifier qui tu es et ce que tu ressens par rapport à tes origines et au fait d’être français. »
Son père né en 1934, venu en France pour travailler dans une mine puis comme maçon, est mort en 2013. Son décès a été un moment important pour Faïza Guène : cela l’a invitée à réfléchir à son parcours dans l’histoire et elle s’est « rendu compte de l’importance de transmettre une identité ».
« Mon père est arrivé dans la France coloniale. Il n’était ni algérien ni français », raconte-t-elle. « Ce n’est pas quelque chose de banal, on se construit sur des fragments que l’on assemble… Nos parents, qui ont été colonisés et humiliés, nous ont élevés dans un pays où il leur manquait les codes sociaux tacites. Ils nous disaient “Tais-toi, baisse la tête” parce qu’ils voulaient nous protéger. »
« Nous nous disons qu’ils ont vécu tout cela et que nous sommes toujours traités de la même manière. La question est maintenant de savoir comment composer avec la colère »
– Faïza Guène
Selon Faïza Guène, la différence avec la génération de ses parents et celle de leurs enfants réside dans le fait qu’ils aient accepté de ne pas être considérés comme français parce qu’ils n’avaient pas grandi en France. « Mais on m’a dit que j’étais française, une enfant de la République. C’est une promesse qui n’a pas été tenue. »
Pourtant, elle reconnaît qu’un sentiment de honte peut être transmis.
« Nous nous disons qu’ils ont vécu tout cela et que nous sommes toujours traités de la même manière. La question est maintenant de savoir comment composer avec la colère que nous éprouvons. »
La colère est un thème central que Faïza Guène examine dans son livre, La Discrétion. Elle espère ardemment pour sa fille que sa génération pourra la surmonter.
Elle a passé du temps à chercher des réponses à cette colère. Ce faisant, elle affirme avoir trouvé dans les écrits de l’auteur James Baldwin des mots proches de ses sentiments.
Elle cite un passage du roman de Baldwin La Prochaine Fois, le feu, inscrit dans le prologue de La Discrétion, qui décrit parfaitement selon elle la génération de ses parents tout comme la sienne et qui dépeint de façon effrayante les événements qui se produisent aujourd’hui aux États-Unis :
« Il faut beaucoup de souplesse spirituelle pour ne pas haïr celui qui vous hait et dont le pied écrase votre nuque, et ne pas apprendre à vos enfants à le haïr exige une sensibilité et une charité encore plus miraculeuses. »
Des occasions manquées
La situation en France n’a pas toujours semblé aussi sombre aux yeux de Faïza Guène. Dans son roman Millénium Blues (2018), elle explore une période où la France semblait être sur le point d’accepter sa diversité.
Pour le personnage de Zouzou (une jeune femme née d’une mère française et d’un père kabyle d’Algérie) et pour de nombreux Français, cette tendance s’est cristallisée lorsque le pays a remporté la Coupe du monde de football en 1998.
Zouzou incarne une génération, celle qui avait un forfait téléphonique Millénium illimité et qui vivait le rêve optimiste d’une société bien intégrée et « black, blanc, beur », un terme inventé lorsque ces joueurs issus de multiples cultures formaient l’équipe nationale française de football.
Mais depuis 1998, cet espoir a diminué pour beaucoup.
Dans un article publié dans le journal Libération en février 2009, le sociologue Michel Wievorka et la députée socialiste George Pau-Langevin écrivait : « La discrimination raciale existe. Elle est inscrite dans les schémas mentaux français : l’altérité de la couleur de peau, un héritage colonial mal digéré, une vision culturaliste de la France en sont des facteurs puissants. Elle a été renforcée par […] le débat sur la nationalité, avec la volonté de remettre en cause le droit du sol […] ; la crispation sur l’islam, avec le rejet du voile et des mosquées ; l’affirmation d’une politique d’immigration choisie, renvoyant en miroir aux Français issus de l’immigration le stigmate de “Français subis”. »
Pourtant, certains s’accrochent toujours à des lueurs d’espoir. Dans le film Les Misérables (2019), le réalisateur Ladj Ly (dont les parents sont des immigrés originaires du Mali) a choisi d’ouvrir son premier long métrage consacré aux violences policières dans la banlieue parisienne sur des scènes de joie sur les Champs-Élysées à l’occasion de la Coupe du monde 2018.
Alors que la France a remporté la finale contre la Croatie, la caméra parcourt une foule multiethnique qui acclame son pays à l’unisson. Ladj Ly a remporté le prix du jury de l’édition 2019 du Festival de Cannes pour Les Misérables et le film a ensuite été nommé pour l’Oscar du meilleur long métrage international.
Pour Faïza Guène, ces images des matchs vues à vingt ans d’intervalle sont instructives. La scène de Ladj Ly sur les Champs-Elysées « signifie bien plus que le match ; [elle] représente un idéal de ce que devrait être l’esprit d’unité », soutient-elle.
Un film comme Les Misérables est très rare, estime-t-elle. « Il est important de donner aux jeunes les outils nécessaires pour réfléchir à notre société ainsi que d’autres archétypes que ceux que nous voyons habituellement.
« [Cela] nous renvoie à 1998, à un moment où le contexte sociopolitique était très différent. C’est comme si, dans les images de 2018, on comprenait que la victoire, la joie et l’allégresse ne suffisaient pas à nous faire croire [en l’unité].
« Mais en 1998, on y a vraiment cru. C’était avant le 11 septembre, [les attaques du] Bataclan et d’autres événements. C’était une parenthèse enchantée. »
Kiffe kiffe demain (2004), Du rêve pour les oufs (2006) et Les Gens du Balto (2008) sont disponibles aux éditions Hachette Livre. Un homme, ça ne pleure pas (2014) et Millénium blues (2018) sont publiés aux éditions Fayard.
Traduit de l’anglais (original) et actualisé par VECTranslation.
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