« Une pandémie silencieuse » : au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, les femmes sont menacées sur internet
Au Moyen-Orient et en Afrique du Nord (MENA), les femmes font face à une augmentation du harcèlement et des agressions en ligne tandis qu’elles continuent à lutter contre le harcèlement sexuel dans les rues et la violence domestique accrue par le stress provoqué par la pandémie de coronavirus.
Depuis des années, la sphère numérique s’est souvent avérée un environnement hostile pour les femmes à travers le monde ; nombreuses sont celles qui ont été confrontées au piratage, aux atteintes à la vie privée, aux campagnes de diffamation en ligne qui menacent leur liberté d’expression et aux violences sexistes.
Les agressions en ligne visant les femmes ont augmenté de 50 % en mars 2020 au niveau mondial sur les principaux réseaux sociaux
Au-delà de la flambée des violences domestiques dans le monde entier à la suite des mesures de confinement et de quarantaine, les agressions en ligne visant les femmes ont augmenté de 50 % en mars 2020 au niveau mondial sur les principaux réseaux sociaux tels que Facebook, Twitter, Instagram, WhatsApp et YouTube, selon un rapport de l’eSafety Commissioner (organisme australien pour la sécurité en ligne).
« Aujourd’hui, dans la nouvelle ère du COVID-19, le monde accélère sa transition vers le numérique et nous passons plus de temps en ligne », explique à Middle East Eye Saoussen ben Cheikh, activiste pour les droits de l’homme et directrice de projet pour l’ONG Internews.
« Le revers de la médaille, c’est que nous sommes davantage exposés à la violence en ligne. Les réseaux sociaux, en particulier Facebook et Twitter dans le Golfe, sont les principales plateformes utilisées par les jeunes et les femmes. »
Les activistes et journalistes féminines dans la région MENA subissent souvent des agressions en ligne, voyant leur travail discrédité par des campagnes diffusant de fausses informations en ligne.
En mai, la lauréate yéménite du prix Nobel de littérature Tawakkol Karman a fait l’objet d’une campagne de diffamation en ligne, qu’elle a qualifiée d’« intimidation », de la part de comptes pro-Saoudiens et Émiratis à la suite de sa nomination au conseil de surveillance de Facebook.
De la même manière, le mois dernier, des milliers de comptes Twitter saoudiens vérifiés ont lancé une campagne de diffamation contre deux célèbres journalistes d’Al Jazeera dont le travail met en lumière les droits des femmes et couvre l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi.
« Les femmes sont encore généralement réticentes à afficher leur visage sur les réseaux sociaux, et à une époque où il y a tant de faux comptes, cet anonymat peut impacter leur visibilité et leur crédibilité », indique à MEE Marc Owen Jones, professeur adjoint d’études du Moyen-Orient à l’Université Hamad ben Khalifa au Qatar.
Bien que décuplées cette année, les agressions en ligne contre les femmes sont loin d’être un phénomène nouveau : le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a souligné précédemment qu’il s’agissait d’un des principaux facteurs contributifs à l’élargissement du fossé numérique entre les hommes et les femmes.
Un contenu criminalisé
Dans de nombreux pays de la région MENA, les femmes protestent depuis longtemps contre la façon dont leur contenu en ligne est particulièrement surveillé, bien plus que le contenu des hommes. Publier du contenu peut parfois avoir des conséquences dévastatrices pour les femmes.
En septembre 2019, le monde arabe a été choqué par les derniers instants d’Israa Ghrayeb, 19 ans, battue à mort par sa famille en Cisjordanie occupée, qui sont devenus viraux sur les réseaux sociaux. Ghrayeb était accusée de « bafouer l’honneur » de sa famille après avoir posté en ligne une photo avec son fiancé.
À cette tragique occasion, de nombreuses jeunes filles et femmes arabes et palestiniennes ont exprimé leur crainte d’être des victimes potentielles tant que les lois existantes ne les protègent pas et ne demandent pas de compte aux hommes qui commettent des meurtres ou des agressions.
En Égypte, des influenceuses sur TikTok, Instagram et YouTube sont arrêtées et inculpées pour promotion de la débauche et le travail du sexe, simplement parce qu’elles ont créé du contenu. Le mois dernier, une star des réseaux sociaux âgée de 17 ans, Menna Abdelaziz, a été arrêtée et inculpée en Égypte après avoir posté une vidéo où on voit son visage battu et dans laquelle elle explique avoir été frappée et violée par un autre influenceur.
« Ce sont des gouvernements qui, en l’état, n’offrent que peu de protections juridiques aux femmes », explique à MEE Rothna Begum, chercheuse au sein de la division pour les droits des femmes à Human Rights Watch.
« C’est une région à la traîne en termes de protection des femmes et la pandémie et les restrictions mises en place dans la région MENA ont exacerbé ces lacunes. »
Selon un rapport de 2018 du Centre arabe pour l’évolution des réseaux sociaux, un tiers des jeunes femmes interrogées disent avoir été soumises à des violences et du harcèlement en ligne, notamment le piratage de leur compte, la publication de leurs informations personnelles et la réception de photos indécentes.
Un quart des personnes agressées en ligne ont fermé leurs comptes sur les réseaux sociaux et 42,9 % déclarent s’autocensurer activement.
Un quart des personnes agressées en ligne ont fermé leurs comptes sur les réseaux sociaux et 42,9 % déclarent s’autocensurer activement
« En conséquence, les femmes s’impliquent moins en ligne, lorsqu’elles ne délaissent tout simplement pas l’espace numérique », indique ben Cheikh.
« Au Yémen par exemple, la grande majorité des utilisateurs de Facebook sont des hommes. Ce qui est inquiétant surtout aujourd’hui avec la numérisation croissante du travail, des affaires publiques et de l’éducation, c’est que les voix des femmes seront encore moins entendues, l’espace en ligne n’étant pas sûr et délaissé par les femmes. »
L’environnement hostile dans la sphère numérique signifie que même lorsque les femmes l’utilisent comme outil pour partager leur vécu en matière de violences et pour sensibiliser à leurs difficultés à les signaler, elles sont souvent sermonnées parce qu’elles publient des « affaires privées ».
Ces dernières années, il y a eu de nombreuses campagnes en ligne à travers la région notamment les hashtag tels que #NotYourHabibti (Pas ta chérie) en Palestine #EnaZeda (Mee too) en Tunisie, #MeshAyb (Pas honteux) au Liban et #Ismaani (Entendez moi).
Au Maroc, le collectif Masaktach (Je ne me tairai pas) publie des dizaines de témoignages de victimes quotidiennement afin de dénoncer « ces agresseurs qui agissent impunément, confortés par votre silence ».
Une victime d’agression de Tunisie qui s’est confiée à MEE sous couvert d’anonymat raconte que les agressions qu’elle subit sont « quotidiennes », notamment être agressée alors qu’elle fait son jogging ou reçoit des propositions sexuelles alors qu’elle se trouve dans un taxi.
« Je suis vraiment fatiguée de ne pas pouvoir simplement marcher jusqu’au magasin ou aller courir ou faire quoi que ce soit sans avoir peur que quelqu’un me harcèle verbalement ou physiquement », explique-t-elle. « Je regarde toujours par-dessus mon épaule et je sursaute quand quelqu’un s’approche de moi. »
Les réseaux sociaux peuvent donner l’opportunité aux femmes d’avoir une plateforme et de plaider publiquement pour leurs droits, mais tant que rien de plus n’est fait pour réprimer le harcèlement et les agressions, d’après Jones, le faire reste un risque constant.
« Il y a encore un long chemin à faire pour créer un espace en ligne plus sûr. Peu ont des comptes à rendre et les misogynes, souvent soutenus par l’État, se déchaînent »
- Marc Owen Jones
« Les réseaux sociaux ont donné un espace pour plaider en faveur des femmes mais il y a tant d’opposition misogyne, même si cette opposition n’a rien à voir avec les personnes qui font pression pour les droits des femmes », estime-t-il.
« Il y a encore un long chemin à faire pour créer un espace en ligne plus sûr. Peu ont des comptes à rendre et les misogynes, souvent soutenus par l’État, se déchaînent. »
Au cœur du problème figure l’échec des États de prendre des mesures qui protègent les femmes et sanctionnent les agresseurs pour rompre le cycle.
Selon une étude menée par l’université de Princeton, une femme sur quatre est susceptible d’être sujette à des violences domestiques au Yémen, au Maroc, en Égypte, au Soudan et en Algérie, et la plupart des victimes se tournent vers un membre de leur famille pour les soutenir plutôt que de chercher une aide extérieure.
Pendant le confinement dû au coronavirus, les violences domestiques ont augmenté significativement dans le monde entier et les espaces sûrs pour les femmes en dehors de leur domicile n’étaient plus accessibles, les laissant extrêmement vulnérables dans leur environnement abusif.
En avril, le secrétaire général de l’ONU António Guterres a appelé à une action urgente pour lutter contre les violences faites aux femmes pendant le confinement dû au COVID-19.
En Turquie, par exemple, les violences contre les femmes ont augmenté de 28 % dans les premières semaines du confinement, 81 personnes ont été tuées selon les données de la police publiées en mai.
Une étude de la Banque mondiale a également montré que les pays de la région MENA ont le plus faible nombre de lois protégeant les femmes des violences domestiques dans le monde.
« Les gouvernements de la région MENA ont fait peu sinon rien du tout pour réagir ou pour mettre en place des mesures quelconques pendant cette période [de quarantaine] » affirme Rothna Begum. « Hormis la Tunisie, aucun gouvernement au Moyen-Orient n’a véritablement pris de mesures adéquates ou n’a fait campagne sur le fait que les violences domestiques augmentent.
« Il n’y a pas la moindre volonté politique de la part de ces gouvernements, qui d’un côté veulent montrer leur lutte contre la pandémie mais de l’autre ne font rien pour maîtriser ce qu’on appelle aujourd’hui la “pandémie silencieuse” – les violences faites aux femmes chez elles.
La Tunisie a adopté une loi en 2017, laquelle sanctionne toutes les formes de violences faites aux femmes, poursuivant notamment les agressions et le harcèlement en ligne contre les femmes, mais les affaires ont été peu nombreuses.
La blogueuse et défenseure des droits de l’homme Lina Ben Mhenni, qui est décédée plus tôt cette année après une bataille contre une maladie chronique, a subi de nombreuses attaques en ligne et des menaces de mort pour son travail, et les responsables n’ont jamais été arrêtés.
Il n’est alors pas surprenant que les espaces numériques soient devenus une extension des réalités hostiles quotidiennes qu’affrontent les femmes dans de nombreux pays de la région MENA et que la plupart des agressions commises en ligne ne font l’objet d’aucun signalement.
En 2019 par exemple, seule une Marocaine sur dix a signalé des violences sexistes en ligne aux autorités. Bien que le gouvernement marocain ait adopté la loi 103-13 qui sanctionne le harcèlement et la violence contre les femmes en 2018, les organisations féminines considèrent cette loi comme inadéquate pour assurer la protection des victimes d’agressions.
De même, l’Égypte sanctionne le harcèlement sexuel depuis 2014, mais les organisations pour les droits de l’homme assurent que cette loi est rarement mise en application. Selon l’ONU, 99 % des femmes en Égypte auraient subi une quelconque forme de harcèlement sexuel à un moment donné de leur vie.
Un long chemin à faire
Un autre problème, c’est le nombre de femmes qui n’ont pas connaissance des lois existantes et de leurs droits et qui finissent par ne pas signaler les agressions, rendant le véritable nombre des agressions en ligne difficile à déterminer – un problème qui s’applique au nombre de celles qui souffrent d’agressions physiques.
En Algérie par exemple, les groupes pour les droits de l’homme et les associations de protection sont dans le flou en ce qui concerne les statistiques sur les cas de féminicides car les services de sécurité n’ont pas publié les chiffres concernant les meurtres de femmes depuis 2013.
Les femmes ont également peu confiance dans la police pour gérer leurs plaintes convenablement et proactivement, et elles évitent donc l’humiliation qu’elles pensent subir dans les commissariats, préférant à la place gérer la situation au sein de leur cercle intime – ce qui signifie que souvent le problème est enterré.
« L’horreur de tout ça, c’est lorsque certaines de ces restrictions seront levées, nous découvrirons qui a réussi à survivre, qui a surmonté cela et ce sera une situation particulièrement difficile », pense Rothna Begum.
Tandis que les réseaux sociaux ont fait un long chemin dans la région MENA, en particulier après le printemps arabe en 2011, lorsqu’ils se sont avérés essentiels, il faut faire davantage pour créer des espaces numériques disponibles qui sont des espaces sûrs pour tous, en particulier, lorsque tant d’espaces dans la société excluent toujours les femmes, estiment les activistes.
« Il ne s’agit pas seulement de s’assurer qu’il y a des niveaux de protection disponibles pour les femmes, mais d’une attitude globale et de changements juridiques qui doivent être faits pour modifier les lois qui sanctionnent actuellement le comportement parfaitement normal de la part des femmes », affirme Rothna Begum.
« Il doit y avoir une formation du côté des juges, de la police et des autorités… afin de changer la façon dont les responsables réagissent aux plaintes. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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