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« Les femmes sont indispensables à la révolution » : les Irakiennes veulent reprendre la main sur la contestation

En Irak, les femmes ont crié leur colère ce jeudi sur la place Tahrir de Bagdad pour dénoncer l’appel du leader chiite Moqtada al-Sadr à interdire la mixité dans les manifestations
Des Irakiennes manifestent contre le gouvernement sur la place Tahrir de Bagdad, le 13 février 2020 (AFP)
Par Sarah-Samya Anfis à BAGDAD, Irak

« Les femmes gouvernent le monde », peut-on lire sur la pancarte d’une sexagénaire vêtue d’une abaya noire sur la place Tahrir de Bagdad. Comme cette femme, elles sont des centaines à s’être rassemblées ce jeudi pour dénoncer la tournure que prend la contestation en Irak et faire valoir leur droit à manifester pacifiquement.

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Le versatile leader chiite Moqtada Sadr, qui a soutenu les manifestants au début de la révolte puis a fait volte-face après l’assassinat du général iranien Qasem Soleimani par les États-Unis en ce début d’année, veut désormais en outre interdire aux hommes et aux femmes de manifester ensemble pendant les manifestations anti-pouvoir qui secouent l’Irak depuis l’automne dernier.

Pour Maryam, étudiante à l’Université de Bagdad âgée de 22 ans, cette annonce est une énième stratégie politique du leader conservateur visant à freiner la contestation.

« Nous ne sommes pas ici pour nous diviser. Nous sommes ici pour réclamer des droits pour tous les Irakiens. Certains groupes, comme celui des sadristes, tentent de nous tenir à l’écart du débat public, mais nous sommes ici pour prouver le contraire », déclare-t-elle à MEE avec assurance.

Maryam est venue avec deux amies, elles se sont toutes vêtues d’un keffieh qui dissimule leur visage. Elles profitent de l’événement pour faire un selfie devant les grandes fresques peintes pour « la révolution d’octobre », avant de s’élancer dans le cortège. 

« Sadr utilise la religion pour nous diviser »

Elles sont nombreuses à immortaliser cette manifestation avec leur smartphone. Une manière, pour ces Irakiennes, de se réapproprier un espace qu’elles jugent menacées aujourd’hui.

Dès les premières semaines de la contestation, elles ont été en première ligne des cortèges de manifestants. Elles ont aussi pris part aux sit-in et ont réalisé des fresques féministes sur les murs du tunnel souterrain qui mène à la place Tahrir. Mais ces dernières semaines, elles se font plus discrètes en raison des menaces dont elles font l’objet de la part des milices et des sadristes.

Marwa, infirmière âgée de 27 ans, est venue avec son ami Abdullah au rassemblement. Elle refuse que son pays fasse un pas en arrière en matière de droits des femmes.

« Beaucoup de choses ont changé en Irak depuis le début de la contestation, les femmes sont beaucoup plus présentes dans l’espace public. Elles ont un rôle à jouer dans l’évolution de la société et nous n’allons pas revenir en arrière », affirme-t-elle, bonnet en laine vissé sur sa tête.

« Beaucoup de choses ont changé en Irak depuis le début de la contestation, les femmes sont beaucoup plus présentes dans l’espace public. Elles ont un rôle à jouer dans l’évolution de la société et nous n’allons pas revenir en arrière »

- Marwa, infirmière de 27 ans

Ces dernières semaines, l’escalade de la violence entre les manifestants anti-pouvoir et les « casquettes bleues » – comme sont surnommés les sadristes – ont contraint les femmes à déserter la place Tahrir.

Les partisans de Moqtada Sadr ont récemment frappé et menacé des manifestants anti-pouvoir à Bagdad lors d’affrontements qui ont fait huit morts parmi les manifestants dans le sud du pays. Des décès qui s’ajoutent aux 550 manifestants tués par les forces de sécurité irakiennes et divers milices depuis le 1er octobre dernier.

Ces violences ont contraint le responsable politique chiite à dissoudre ses « casquettes bleues » en début de semaine. S’il veut renouer avec les manifestants anti-pouvoir, son soutien au nouveau Premier ministre Mohammed Allaoui est une trahison de plus pour les contestataires.

Shokoran, étudiante et auteure de fresques picturales sur la place Tahrir, ne veut pas céder face aux intimidations des sadristes et des conservateurs.

« Nous sommes ici aujourd’hui pour dégager les personnes qui utilisent la religion pour leurs intérêts politiques. Moqtada al-Sadr exploite la religion pour nous diviser et faire taire les femmes », lance-t-elle avec colère. 

Dans une société conservatrice où les traditions religieuses et tribales sont omniprésentes, la présence de femmes dans la contestation est un fait inédit. Ce cortège de manifestantes est à l’image des revendications martelées depuis le début de la révolte : la volonté d’une société sécularisée et la fin de la partition confessionnalisée de l’échiquier politique en Irak.  

« Un Chicago de la débauche »

Plus récemment, le responsable chiite a déclaré qu’il craignait de voir l’Irak devenir « un Chicago de la débauche et de l’homosexualité », faisant implicitement référence au laboratoire révolutionnaire de la place Tahrir.

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Ces derniers jours, Moqtada al-Sadr a également accusé les manifestants sur Twitter d’être des consommateurs de drogues et d’alcool.

Soucieux de protéger les femmes face à d’éventuels débordements, les manifestants ont assuré un important dispositif de sécurité en l’espace de quelques heures avant le début de la marche de jeudi. Plusieurs dizaines d’hommes ont formé une chaîne humaine d’une centaine de mètres pour protéger le cortège féminin. 

« Les femmes font partie de la révolution, elles sont indispensables à cette révolution. Elles soignent les manifestants, elles participent aux discussions sur l’avenir du pays », affirme l’un d’eux avec conviction.

« Les femmes sont des révolutionnaires, ceux sont nos sœurs, nos mères, nos épouses et nos amies, nous devons les protéger. »

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