Les médias tunisiens au centre d’une guerre politico-législative
En Tunisie, la question de la régulation des médias audiovisuels a toujours constitué un enjeu majeur depuis la chute de Zine el-Abidine Ben Ali. En effet, les chaînes satellitaires arabophones (principalement Al Jazeera et France 24) ont permis à des Tunisiens de découvrir la sanglante répression du mouvement révolutionnaire, en total décalage avec la propagande des médias locaux.
C’est ainsi que la réforme de ce secteur stratégique a été envisagée dès le début de la phase transitoire avec la mise en place de l’Instance indépendante chargée de réformer l’information et la communication (INRIC), un organe consultatif destiné à proposer au gouvernement provisoire un ensemble de textes conformes aux standards internationaux en matière de liberté de la presse pour un pays qui collectionnait jusqu’alors les mauvais classements de Reporters sans frontières (RSF).
Offensive anti-médias
Le 2 novembre 2011, le gouvernement de Béji Caïd Essebsi publie au Journal officiel les décrets-lois 115 et 116, le premier texte réformant la liberté de la presse, le second mettant en place les règles régissant le secteur audiovisuel.
Mais entre-temps, les premières élections libres confient le pouvoir à une troïka (gouvernement de coalition) menée par les islamistes d’Ennahdha. Et les nouveaux gouvernants font vite savoir que ces réformes ne les obligent pas, la priorité étant de débarrasser les médias des « résidus de l’ancien régime et de la gauche ».
Ainsi, un sit-in est organisé du 2 mars au 25 avril 2012 par des partisans d’Ennahdha et du Congrès pour la République (CPR, parti de Moncef Marzouki) devant le siège de la Télévision nationale pour que celle-ci reflète davantage le résultat des urnes. Un député d’Ennahdha, Nejib Mrad, ira jusqu’à s’introduire dans une salle de rédaction de la première chaîne publique et à s’en prendre aux journalistes présents.
Un bras de fer s’engage alors entre le gouvernement et les principaux médias, soutenus par le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT). L’INRIC, estimant être dans l’incapacité de mener à bien sa mission, préfère s’autodissoudre. Face à la détermination des corps professionnels, Ennahdha abandonne la stratégie offensive et se résigne à mettre en œuvre les décrets-lois 115 et 116, tout en laissant éclore des chaînes plus proches de sa ligne politique (Al Zitouna, Al Moutawasset, TNN, Al Insen).
Le 3 mai 2013, journée nationale de la liberté de la presse, la Haute autorité indépendante pour la communication audiovisuelle (HAICA) est mise en place.
Formée de six membres nommés par les instances professionnelles (journalistes, professionnels des médias, patrons de presse et magistrats), deux membres choisis par le président du Parlement et dirigée par une personnalité nommée par le président de la République, l’instance cultive un équilibre entre représentativité sectorielle et légitimité électorale.
L’organisation est prévue pour une durée maximale de six ans et doit être remplacée par une instance constitutionnelle permanente, l’Instance de la communication audiovisuelle (ICA), dont la mission est définie par l’article 127 de la Constitution. Pour éviter toute absence de régulation, les dispositions transitoires de la loi fondamentale permettent à la HAICA de se maintenir jusqu’à la mise en place de l’ICA.
Alors que les gouvernements successifs échouent à s’accorder sur le cadre mettant en place la future instance de régulation, la HAICA fait face à la défiance de certains médias non désireux de se conformer aux nouvelles normes.
En 2014, le patron de Nessma TV, un certain Nabil Karoui, refuse de signer le nouveau cahier des charges imposé aux médias privés et crie à l’atteinte à la liberté d’expression.
Pour sa part, le dirigeant de la chaîne islamiste Zitouna siège au Conseil de la choura d’Ennahdha, un cumul illégal. L’alliance entre Béji Caïd Essebsi et Rached Ghannouchi, respectivement proches de Nessma et de Zitouna, fait obstacle à l’application de la loi en dépit des protestations d’une HAICA en proie à des divisions internes.
De l’utilisation des médias à des fins électorales
En mars 2019, le chef du gouvernement Youssef Chahed, qu’une guerre froide oppose à Nabil Karoui, charge la puissance publique d’exécuter la décision de la HAICA de fermer la chaîne Nessma.
Cet événement, anodin dans un État de droit, va structurer la vie politique : Karoui dénonce un deux poids, deux mesures et s’insurge contre l’immunité dont dispose la chaîne Zitouna qui, de l’aveu même du gendarme des médias, bénéficie d’un soutien politique. La popularité de Karoui décolle et sa chaîne, qui fait campagne pour lui, ne sera plus inquiétée.
Au-delà de ces deux télévisions, le cas de la radio Al-Quran al-Karim, dont le propriétaire, Saïd Jaziri, dirige le parti politique al-Rahma, illustre les bénéfices que permet ce mélange des genres.
La station n’émettant que dans le Grand Tunis, le parti n’obtient de bons scores que dans cette région et fait élire en 2019 cinq députés, dont Jaziri. La commission électorale (ISIE) annule l’élection de Jaziri mais la justice administrative lui restitue son siège, estimant que rien ne prouve le lien de causalité entre la possession d’une chaîne et les scores électoraux.
Une décision qui fait dire au président de l’ISIE, Nabil Baffoun, qu’une jurisprudence se met en place depuis 2011 concernant l’utilisation des médias à des fins électorales.
Le 4 mai 2020, la coalition al-Karama dépose une proposition de loi pour amender le décret-loi 116. Le texte prévoit le remplacement des actuels membres de la HAICA par de nouvelles personnalités proposées par des magistrats et des professionnels du secteur mais élues à la majorité absolue des députés. Ce changement dans le mode de désignation fragiliserait la nouvelle équipe en la soumettant au Parlement.
Tension autour de la loi
Mais c’est le deuxième point qui fera couler le plus d’encre. Al-Karama propose de supprimer purement et simplement toute autorisation préalable à la création d’un média audiovisuel. À l’instar de ce que prévoit le décret-loi 115 pour la presse écrite, une simple déclaration doit être suffisante pour quiconque voudrait créer une radio ou une télévision.
Le bureau de l’Assemblée, dominé par le trio Ennahdha, Qalb Tounes et la coalition al-Karama, décide, en pleine crise du COVID-19, de transmettre le texte à la commission des droits et libertés selon la procédure accélérée. Les trois formations sont liées aux deux chaînes déclarées illégales par la HAICA : Nessma, dont les fondateurs sont membres de Qalb Tounes, et Zitouna, dirigée par un responsable ennahdaoui et dont l’avocat n’est autre que le chef de file d’al-Karama.
Le 8 juillet, un conseil des ministres adopte un projet de loi instaurant l’Instance de la communication audiovisuelle, un texte consensuel écrit avec les acteurs du secteur médiatique. Mais la nouvelle troïka (Ennahdha, Qalb Tounes et Karama) ne l’entend pas de cette oreille.
La réforme de la HAICA pourrait donner lieu à une « libanisation » du paysage politico-médiatique tunisien avec l’élimination de toute régulation
Le jour-même, la commission des droits et libertés valide la proposition de loi sur la HAICA et la transmet en plénière. L’objectif est de gagner du temps, les textes de l’exécutif étant prioritaires sur ceux du législatif.
L’ONG al-Bawsala, spécialisée dans le contrôle de la vie parlementaire, dénonce les multiples irrégularités qui ont entaché le travail de la commission : conflit d’intérêts, interdiction à une députée de siéger, absence d’annonce de la tenue de la réunion.
Membre du bureau exécutif du Syndicat national des journalistes tunisiens, Mohamed Yassine Jelassi, contacté par Middle East Eye, estime anticonstitutionnel l’amendement des décrets-lois promulgués en 2011 et dont la vocation est provisoire.
Par ailleurs, il indique que la proposition de loi a pour but de régulariser des médias illégaux et proches de la troïka parlementaire et rappelle que les entreprises médiatiques en question ont fait campagne pour ces partis.
Selon lui, si ce texte devait passer, il nuirait au principe d’équité et de pluralisme entre les candidats, permettant aux possesseurs de médias d’influer sur le cours des élections. Le syndicaliste appelle enfin ceux qui se disent attachés à la réforme des médias à soutenir le texte gouvernemental.
Pour le professeur à l’Institut de la presse et des sciences de l’information (IPSI) Larbi Chouikha, qui a été membre de l’INRIC, cette bataille de textes a pris une tournure hautement politique qui a prévalu sur les principes élémentaires de liberté et de pluralisme médiatiques.
Contacté par MEE, il s’étonne de l’attitude d’Ennahdha, dont les ministres ont validé le projet de loi du gouvernement mais dont les députés appuient la proposition d’al-Karama. Il y voit soit des dissensions au sein du parti islamiste, soit un double jeu politique.
Une lutte pour le contrôle des consciences
L’universitaire, qui a longtemps milité contre les pratiques de l’ancien régime en matière de liberté de la presse, s’inquiète de la réforme de la HAICA, qui pourrait donner lieu à une « libanisation » du paysage politico-médiatique tunisien avec l’élimination de toute régulation, ce qui renforcerait la polarisation entre les défenseurs des principes démocratiques et une constellation d’acteurs (ultraconservateurs, lobbies) qui veulent dominer la scène médiatique et défendre leurs intérêts.
Pour l’historien et ancien porte-parole du président Marzouki Adnen Mansar, cette bataille législative cache une bataille culturelle. S’il fait part de ses craintes de voir le texte d’al-Karama consacrer la puissance de l’argent et mettre à mal toute tentative de régulation du secteur médiatique, il entend l’argument des conservateurs faisant valoir la domination de la gauche (au sens culturel du terme) sur l’actuelle HAICA et sur les médias dominants. Rejetant la bataille entre « modernistes » et « moyenâgeux », il préfère voir une lutte pour le contrôle des consciences.
Dix ans après la révolution, la régulation des médias demeure donc un enjeu majeur de la vie politique tunisienne. Plus qu’une simple question technique, elle constitue une condition sine qua non de la réussite du processus de transition démocratique, fortement fragilisé par l’instabilité gouvernementale.
Les financements opaques de plusieurs radios et télévisions privées et l’emprise des partis politiques et des lobbies sur le secteur peuvent avoir des conséquences délétères sur l’avenir du pays.
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