Tunisie : Nessma, une chaîne au-dessus des lois ?
« D’autre part, il y a autre chose que nous devons préparer et qu’on va passer qu’après la conférence de presse. C’est sur I Watch. Maintenant, nous ferons une bande d’annonce de dénigrement. C’est à dire qu’il faut qu’il y ait des gens, des journalistes à nous qui font de l’enquête ou quelque chose du genre: “(Karoui en train de mimer ce que diraient les journalistes) Ce sont des traîtres à leur pays, des agents de l’étranger/collabos, ils se font de l’argent pour vendre leur pays. Compris? avec leurs noms, I Watch, c’est tel et tel et tel, et mettez leurs photos. Ces gens-là sont allés étudier aux États-Unis et on ne connaît pas leurs profs. Où ont-ils travaillé? Qui leur donne de l’argent?” Maintenant, maintenant, il faut qu’on fasse ça, il faut qu’on fasse un pool solidaire contre I Watch. »
Ceci n’est qu’un extrait de la traduction de l’enregistrement d’une conversation de l'ancien président directeur-général de Nessma TV, Nabil Karoui, avec un groupe de journalistes, qui a été divulgué dimanche dernier sur les réseaux sociaux. Et pourtant, il a suffi de quelques minutes pour que cet enregistrement publié sur un faux profil Facebook génère un élan de protestations au sein de la société civile contre les pratiques de la chaîne.
Cela fait pourtant plus de six mois que l’ONG tunisienne qui lutte contre la corruption, I Watch, ciblée dans l’enregistrement, et la chaîne Nessma, sont en conflit. Depuis qu’I Watch a publié une enquête le 10 juillet 2016 sur les affaires d’évasion fiscale et de blanchiment d’argent du groupe Karoui, les plateaux télévisés pour la discréditer se sont enchaînés.
« Ces enregistrements qui ont été divulgués ne viennent que confirmer des pratiques que l’on connaissait de la part de la chaîne », atteste Henda Fellah, membre de l’ONG.
Des propos qui vont à l’encontre de la déontologie journalistique
Toutefois, plus qu’une confirmation de la campagne contre l’ONG, les fuites révèlent aussi les méthodes antijournalistiques pratiquées par le patron de la chaîne qui était supposé avoir quitté son poste depuis son engagement dans le parti politique Nidaa Tounes en janvier 2016. Début avril 2017, il avait annoncé également avoir quitté le parti.
« Après on fait un micro trottoir avec des gens qui disent : “Ces associations comme I Watch, enfoirés, des voleurs, des menteurs, des vendus” S’il le faut, on paie des gens, on leur fait apprendre ce qu’ils doivent dire pour qu’ils nous disent ça. C’est comme ça qu’on travaille. Puis on fait une introduction: “Il y a eu des problèmes avec les associations islamistes, ça ça et ça, puis il y a ces enfoirés, le danger pour le pays, c’est eux”», enchaîne Nabil Karoui dans l’enregistrement
Si le procureur général a annoncé l’ouverture d’une enquête à la suite des fuites, de nombreux professionnels craignent que la chaîne n’échappe à la justice. Pour le syndicat des journalistes, qui a publié un communiqué, ces dernières révélations ont été la goutte de trop.
« Nous avons atteint une bassesse jamais vue avant, il y a déjà eu des plateaux biaisés à l’égard de la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA) et de I Watch sur Nessma, mais maintenant on est sur de la diffamation assumée », déclare Zied Dabbar, membre exécutif du bureau du syndicat.
Mis à part les problèmes avec I Watch, la chaîne est aussi en conflit avec la HAICA pour avoir tenté de diffuser ses programmes du midi dans plusieurs radios régionales.
« Nous avons dû le lui interdire car c’était une atteinte au pluralisme de l’information, surtout en période de préparation des élections municipales », a déclaré Nouri Lajmi, président de la HAICA.
Une voie d’entrée pour la justice ?
Ce n’est pas la première fois que la chaîne est dénoncée pour ses abus et entraves à la déontologie journalistique et sa ligne éditoriale souvent partisane, mais pour l’ONG I Watch qui a porté plainte hier pour « diffamation », l’enjeu le plus important est que l’homme et son groupe soient finalement poursuivis dans le cadre de l’enquête publiée le 10 juillet 2016.
« Nous avons été appelés par le pôle judiciaire financier aujourd’hui pour être auditionnés sur notre enquête de l’année dernière, donc le buzz fait autour des enregistrements a eu le mérite de relancer le travail de la justice sur cet autre sujet qu’est l’évasion fiscale », affirme Henda Fellah à Middle East Eye.
La chaîne de télévision n’a pas souhaité réagir. L’un des journalistes cités dans l’enregistrement, Emine Mtiraoui a déclaré via un message Facebook, qu’il fallait « laisser la justice faire son travail ».
L’avocat de Nessma, souvent invité sur les plateaux de la chaîne pour la défendre, Mounir Ben Salah (qui est aussi l’avocat du président déchu Ben Ali) a déclaré à Middle East Eye que les propos de Nabil Karoui n’avaient pas vocation à être rendus publics et avaient été dits dans un contexte privé. Ils ne pouvaient pas, selon lui, s’apparenter à de la diffamation.
« On ne peut pas dire que ses paroles menacent l’ordre public puisqu’elles n’avaient pas vocation à être rendues publique. »
Le procureur devrait rendre sa décision sur la poursuite ou non d’une enquête judiciaire à l’égard de la chaîne dans les prochains jours.
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