Maroc : la véritable histoire d’Abderrahman Youssoufi
Comme l’usage le veut quand une personnalité meurt, on la couvre d’éloges pour ce qu’elle a fait, et bien souvent pour ce qu’elle n’a pas fait. Le décès de l’ancien Premier ministre marocain Abderrahman Youssoufi n’a pas dérogé à la règle.
Le dernier chef du gouvernement de Hassan II, puis le premier de Mohammed VI, a été encensé à l’excès sans que personne ne songe à entreprendre une vraie nécrologie en exposant les réalisations et les erreurs du défunt. Car Youssoufi a une histoire, avec ses lumières et ses clairs-obscurs. Des fragments de vie, dont certains sont glorieux et d’autres moins.
Le nationaliste
Son état civil indique qu’il est né à Tanger le 8 mars 1924 et sa notice biographique souligne qu’il a très tôt rejoint les rangs nationalistes après son passage par l’école franco-arabe de Marshan à Tanger.
Quelques années plus tard, on le retrouve à Marrakech et à Rabat, où il se fait souvent expulser des établissements scolaires pour « agitation nationaliste ». C’est de cette époque que date son amitié avec Mehdi ben Barka (un des principaux opposants à Hassan II, disparu en 1965).
Il arrive à Casablanca au début des années quarante. C’est un nationaliste de la première heure, Bouchta Jamaï, un féru d’instruction publique surnommé « Lénine » par la police, qui va le prendre en charge et lui trouver son premier emploi comme professeur d’arabe pour les enfants de notables marocains.
Abderrahman Youssoufi est un étudiant médiocre. Il n’obtiendra son bac, mention « assez bien », qu’à 22 ans, à Rabat en 1946. Et il va redoubler sa première année de droit. En revanche, il excelle dans l’action politique. C’est encore une fois Jamaï qui va l’aider à s’introduire à la COSUMA, la grande entreprise sucrière devenue la COSUMAR après l’indépendance du Maroc, sous prétexte de cours du soir donnés à des ouvriers du quartier des Roches Noires.
Une note réservée du contrôle civil de la région de Casablanca datée du 12 septembre 1947 soupçonne le jeune homme, surnommé « Tanjaoui » (car originaire de Tanger), d’être pêle-mêle un « informateur des Américains », en raison des cours particuliers d’arabe donnés à Howard Etling, le consul des États-Unis à Casablanca ; un « agent de liaison » entre ce dernier et le Palais par l’intermédiaire de la famille d’Ahmed Messaoud ; le secrétaire du sultan, et enfin le « dangereux » instigateur de plusieurs incidents au lycée Lyautey où il aurait exhorté les élèves à « intensifier la propagande en faveur du nationalisme ».
Dans la ligne de mire des Français
Placé dans la ligne de mire des Français, Youssoufi se résout à partir. D’abord, assure un rapport confidentiel de la Résidence générale, en Algérie où on lui notifie une interdiction de séjour suite à une vague histoire de « condamnation à quinze jours de prison pour vagabondage ».
Il se tourne alors vers la France, passe une année à l’université de Bordeaux avant de partir pour Paris où il s’inscrit en troisième année de licence à la faculté de droit, et en deuxième année à l’Institut d’études politiques, rue Saint-Guillaume.
En parallèle, il poursuit ses activités nationalistes sous la supervision lointaine de son ami Ben Barka, resté au Maroc. En août 1950, la Mendoubia de Tanger, représentation du Makhzen en zone internationale, lui refuse une bourse d’études, certainement à la suite de pressions de la part des Français, mais surtout en raison de son échec aux examens de troisième année en sciences politiques.
C’est à Paris, le 27 octobre 1950, dans les salons de l’hôtel d’Orsay, que Youssoufi rencontre pour la première fois celui qui deviendra dix ans plus tard son irréductible ennemi : le prince héritier « Moulay Hassan ».
Chargé par la colonie marocaine de prononcer le discours de réception en l’honneur du sultan, c’est à lui que répond le futur Hassan II au nom de son père. Cette intervention qu’il a médiatisée en transmettant son discours au quotidien casablancais Le Petit Marocain va lui attirer des ennuis.
L’Office du Maroc à Paris, l’organisme en charge des intérêts et de la surveillance de la population marocaine de France, exige son expulsion auprès de la préfecture de police de Paris, qui s’exécute.
Mais Youssoufi se découvre deux puissants soutiens qui vont freiner son éloignement afin qu’il puisse terminer sa scolarité : l’influent recteur de la mosquée de Paris, Kaddour Benghabrit, et le ministre français des Affaires étrangères, Robert Schuman, qui se rend, en personne, chez le président du Conseil, Henri Queuille, pour obtenir un sursis de trois mois. Un répit qui sera renouvelé au grand dam de la Résidence générale de Rabat.
Diplôme en poche, en 1953, il rejoint un cabinet d’avocats de Tanger. On sait par des documents d’archives espagnoles que Youssoufi a demandé au colonel Mesa, chef du bureau mixte de Tanger (officine chargée du renseignement pour le compte des autorités internationales tangéroises, marocaines, espagnoles et françaises), de lui fournir des armes pour faire le coup de feu en zone française.
Mais en août 1954, sa santé se dégrade subitement. Il consulte le docteur Mahmoud Issad, un Français d’origine algérienne fiché comme sympathisant de l’Istiqlal (premier parti politique marocain fondé pour obtenir l’indépendance), qui lui prescrit un séjour urgent en sanatorium en Espagne, et le dirige vers l’Œuvre antituberculeuse. La Mendoubia refuse toutefois de lui renouveler son passeport. Il s’adresse alors au consulat espagnol, qui lui délivre sans aucune forme de tracasserie un sauf-conduit pour Madrid.
Non seulement l’Espagne n’était pas l’amie des Marocains mais elle avait des arrière-pensées hégémoniques : elle voulait remplacer la France dans l’ensemble de l’Empire chérifien
C’est dans la capitale espagnole qu’il se fait extirper un poumon. Sans débourser une seule pésète. Gracieuseté des autorités espagnoles qui l’autorisent et l’aident financièrement à ouvrir à Madrid, avec d’autres transfuges du Maroc français, un « bureau du Moghreb » pour la libération du Maroc.
Pour étrange que cela puisse paraître, l’Espagne n’était pas perçue par les nationalistes du protectorat français comme un véritable ennemi.
Des documents puisés dans l’Archivo General de la Administración de la ville d’Alcalá de Henares suggèrent une connivence, pour ne pas dire une complicité, entre une partie du « mouvement national » et le régime franquiste. On peut certes l’expliquer par l’antienne : « L’ennemi [l’Espagne] de mon ennemi [la France] est mon ami ».
Or non seulement l’Espagne n’était pas l’amie des Marocains, puisqu’elle occupait par la force une partie du territoire national, mais elle avait des arrière-pensées hégémoniques : elle voulait remplacer la France dans l’ensemble de l’Empire chérifien.
L’opposant
Avec l’indépendance du Maroc en 1956, Youssoufi rentre au pays pour enfin caresser ce nouvel État qui a été sa raison de vivre. La nouvelle ère qui s’ouvre n’est pas dépourvue d’écueils ni de calculs politiques.
L’Istiqlal veut imposer aux Marocains un parti unique, une revendication musclée qui provoque une guerre fratricide entre mouvements nationalistes ; entre d’un côté le parti d’Ahmed Balafrej, Allal El Fassi, Ben Barka et Youssoufi, et de l’autre le Hizb Choura Wal Istiqlal (Parti démocratique de l’indépendance) de Mohamed ben Hassan Ouazzani et ses alliés du Parti communiste marocain (PCM).
On tue pour un oui ou un non dans les rues du nouveau Maroc. Après le massacre, ceux qui ont été en première ligne dans la lutte contre le colonialisme et ont puissamment œuvré pour remettre sur son trône le sultan Mohamed ben Youssef, déporté à Antsirabe (Madagascar) en 1953, découvrent que leur victoire a été harponnée par le Palais.
Le sultan n’a pas l’intention de devenir un monarque qui s’occuperait uniquement des affaires spirituelles du royaume, laissant les choses terrestres à des gouvernements démocratiquement élus.
Youssoufi va le découvrir à ses dépens en décembre 1959. Pour avoir appelé le gouvernement à être « responsable devant le peuple » dans Al-Tahrir, organe de presse de l’Union nationale des forces populaires (UNFP, fruit de la scission de l’Istiqlal), il est incarcéré avec le directeur Mohamed Basri, dit le « Fkih ».
Celui qui était devenu entre-temps bâtonnier de sa ville natale se voit accuser de « complot contre le prince héritier, offense envers la personne du roi, incitation au crime contre la sûreté intérieure de l’État, action troublant l’ordre public, atteinte à la sûreté de l’État ». Mais, il est relâché rapidement.
À la mort de Mohammed V en 1961 et l’accession au trône de Hassan II, un roi qui n’a pas l’aura de son prédécesseur et veut régner et gouverner comme ses ancêtres, Youssoufi et ses camarades se décident enfin à emprunter la voie de la confrontation directe avec le Palais.
En réponse, il est condamné à deux ans de prison en 1963 pour un énième « complot » contre le roi, puis repart en exil, suivant ainsi les pas de son ami Mehdi ben Barka, qui sera séquestré le 29 octobre 1965 à Paris et sûrement assassiné par le général Mohamed Oufkir.
« La clé de voûte du système Makhzen est le sultan, monocrate dynastique héréditaire de fait, dont l’intronisation s’accompagne d’un simulacre de cérémonie d’allégeance à laquelle participent les dignitaires, tout à fait domestiqués »
- Abderrahman Youssoufi
De cette époque date la légende tenace de sa « condamnation à mort ». Or, Youssoufi n’a jamais été condamné à la peine capitale et les archives d’Amnesty International sont formelles : si le futur Premier ministre a bien été adopté en 1963 par le « Groupe des 3 de Glasgow » (une groupe de pression d’Amnesty International dans cette ville écossaise), au Royaume-Uni, il n’existe aucune trace d’une hypothétique condamnation à mort.
En exil, il passe d’un pays à un autre. Un jour, on le trouve dans une république communiste et un autre, dans un État arabe totalitaire.
En 1973, il est à Paris lors d’un colloque international sur « Abdelkrim [al-Khattabi] et la République du Rif », où il formule une définition assassine du régime marocain et de son principal détenteur : « La clé de voûte du système Makhzen est le sultan, monocrate dynastique héréditaire de fait, dont l’intronisation s’accompagne d’un simulacre de cérémonie d’allégeance à laquelle participent les dignitaires, tout à fait domestiqués. Ce pouvoir absolu, aggravé par la pseudo-fonction de ‘’représentant de Dieu sur terre’’, forgée et transmise par des générations de despotes orientaux, mais qui ne repose, en fait, sur aucun fondement religieux ou légal… »
Parallèlement, il devient un membre dirigeant de l’Union des avocats arabes, puis délégué permanent à l’étranger de l’Union socialiste des forces populaires (USFP), le nouveau parti fruit de la scission de l’UNFP.
Une vie de nomade qui dure jusqu’à ce que Hassan II lui accorde son pardon en 1980. De retour au Maroc, il tente d’influer sur le fonctionnement du parti, mais se heurte à l’opposition du premier secrétaire Abderrahim Bouabid qui un jour, agacé, le met à l’épreuve : « Si Abderrahman, connais-tu Sebt Oulad Nemma ? ».
Devant la réponse négative de l’intéressé, Bouabid lui assène : « Comment peux-tu prétendre peser sur la vie du parti si tu ne connais pas cette bourgade située au centre du Maroc ? Tu as toujours vécu à l’étranger, c’est pour cela que tu es le responsable des relations extérieures. »
Cette remontrance nous a été confirmée par une source proche de la famille Bouabid.
Dans les années 80, il est l’un des promoteurs de l’Organisation arabe des droits humains (OADH), une organisation dont on saura plus tard qu’elle a été financée par le dictateur irakien Saddam Hussein.
Il est surtout l’un des créateurs de l’Organisation marocaine des droits de l’homme (OMDH), dont la plupart des fondateurs, sauf Mahdi Elmandjra, rejoindront les institutions du régime durant et après la primature de Youssoufi.
C’est à la mort en 1992 du charismatique Bouabid, vaincu par la maladie et un fort sentiment d’échec face à une monarchie toute puissante qui a accaparé tous les pouvoirs et les principales richesses du pays, que Youssoufi est propulsé au premier plan.
Devenu premier secrétaire à un âge avancé, 67 ans, il repart en exil volontaire l’année suivante pour dénoncer le trucage des élections législatives de 1993. Il s’installe dans le modeste appartement cannois de son épouse, une Française d’origine grecque, et ne retourne au Maroc que deux ans plus tard, après la promesse du roi de s’ouvrir à son opposition.
C’est l’époque où ses partisans commencent à se référer à lui comme le « grand moudjahid », alors qu’historiquement, il n’a jamais été un zaïm (chef), cette qualité étant dévolue aux combattants pour l’indépendance Ahmed Balafrej, Allal El Fassi, Mohamed ben Hassan Ouazzani pour la zone sous influence française et Abdelkhalek Torres pour la zone espagnole.
Il s’investit dans la consolidation de la « Koutla démocratique », une coalition composée de l’USFP, l’Istiqlal, le PPS (Parti du progrès et du socialisme) et l’OADP (Organisation de l’action démocratique populaire).
En interne, il perd beaucoup de temps à contrer les ambitions de son premier secrétaire adjoint, Mohamed Elyazghi, l’éternel second. Celui-ci, resté au Maroc au plus fort des années de plomb de la répression exercée sous Hassan II et qui a souffert dans sa propre chair d’un attentat au colis piégé, aurait pu devenir le patron de l’USFP s’il n’avait pas eu un caractère cassant et n’avait pas été cité dans une sombre affaire de détournement de fonds d’une imprimerie appartenant au parti.
Le Premier ministre
Le grand jour pour « Si Abderrahman » arrive quand en 1998 il est nommé Premier ministre par Hassan II. Avec 57 sièges, l’USFP est arrivée première aux législatives du 14 novembre 1997.
Youssoufi et son parti font semblant d’ignorer que le ministère de l’Intérieur, comme à son habitude, a truqué les élections pour disperser le vote à la Chambre des représentants (chambre basse du Parlement) – et que les victimes cette fois-ci sont les islamistes du Mouvement populaire démocratique et constitutionnel (MPDC) d’Abdelkrim El Khatib, un vieux nationaliste d’origine algérienne, fidèle d’entre les fidèles du trône, qui a accepté d’accueillir les « barbus » sur indication du ministre de l’Intérieur Driss Basri.
Deux éléments attestent de cette fraude. Dans la nuit du 14 novembre, après le dépouillement des votes dans toutes les provinces du royaume et leur acheminement vers le ministère de l’Intérieur à Rabat, le courant est soudainement coupé dans l’édifice qui abritait jadis les bureaux du maréchal Lyautey et où tournaient les machines reliées à l’ordinateur central.
Invités à quitter les lieux, les observateurs, marocains et étrangers, journalistes et diplomates, garderont de cet épisode une sensation de coup de force électoral.
Enfin, il y a le retentissant renoncement à son siège de député de la circonscription de Sidi Othmane de Casablanca du jeune militant de la Chabiba Ittihadia, le mouvement de la jeunesse de l’USFP, Mohamed Hafid, après avoir constaté de visu les flagrantes irrégularités qui ont privé le candidat islamiste de sa victoire.
Cette opération de falsification, qui aurait constitué un casus belli si l’USFP en avait été la victime, est pourtant tolérée par le parti. Comme si l’important se trouvait ailleurs : la nomination sans tarder d’un Premier ministre issu de la Koutla.
Hassan II aurait pensé dans un premier temps à nommer l’ancien ministre des Affaires étrangères et chef de l’Istiqlal Mhamed Boucetta à ce poste, mais ce dernier, peu convaincu de la générosité du souverain envers son opposition, fait montre de si peu d’empressement pour accepter le poste que le roi doit se rabattre sur Youssoufi.
Un témoin des conversations entre le roi et les dirigeants de la Koutla au palais royal de Rabat se rappelait il y a quelques années qu’au terme d’un round de négociations, Hassan II avait volontairement laissé les autres chefs des partis prendre le premier ascenseur, pour entraîner Youssoufi avec lui dans le deuxième avec une délicate attention et en traitant le socialiste de « Si Abderrahman ».
« Nous avons compris ce jour-là que Youssoufi était sensible à la flatterie et que Hassan II l’avait également remarqué », racontait ce témoin.
Quelques semaines plus tard, c’est effectivement Youssoufi qui est choisi après un simulacre de pourparlers pour constituer une majorité au Parlement. Et quelle majorité ! Sept formations politiques dont quelques-unes sont des créations de l’administration, c’est-à-dire directement liées au ministère de l’Intérieur.
Certains se sont demandé si cette réconciliation, contre-nature encore une fois, entre l’ami et le camarade de Mehdi ben Barka et le commanditaire de sa disparition et de son probable assassinat en valait vraiment la peine
Néanmoins, l’arrivée de ce dinosaure de l’opposition provoque une vague d’adhésion et de sympathie sans précédent dans l’opinion publique marocaine.
À l’USFP, on feint de croire que Hassan II s’est assagi et qu’il est prêt, après presque quatre décennies de pouvoir absolu, à partager les affaires de l’État avec ses contraires.
En réalité, si le roi a accepté ce « gouvernement d’alternance », c’est parce qu’il a appris en 1995, lors d’une hospitalisation urgente au Cornell Medical Center de New York pour une infection respiratoire aiguë sévère (l’un de ses poumons était inutilisé), qu’il était condamné.
Hassan II veut une succession en bon ordre et le passage d’un règne à un autre tout en douceur et sans soubresauts – sans pour autant bousculer les équilibres en place.
Dans le nouveau gouvernement, un Hassan II diminué garde tout de même la part du lion, avec ses ministères dits de « souveraineté » : l’Intérieur, la Justice, la Diplomatie, les Affaires islamiques et cette singulière « Administration de la défense nationale ». La Koutla peut garder le menu fretin, car même les médias publics lui échappent.
Certains se sont demandé si cette réconciliation, contre-nature encore une fois, entre l’ami et le camarade de Mehdi ben Barka et le commanditaire de sa disparition et de son probable assassinat en valait vraiment la peine.
D’autant plus que les humiliations essuyées par le Premier ministre se suivent et se ressemblent. Quand ce dernier invite Christine Daure, l’épouse de l’ancien prisonnier politique Abraham Serfaty, exilé à Juvanzé en France, à se rendre au Maroc en 1998 pour traiter du retour de son mari, celle-ci est physiquement empêchée de débarquer à l’aéroport de Rabat par la police.
De retour en France, elle apostrophe Youssoufi avec un cinglant : « Vous êtes Premier ministre mais vous ne pouvez rien », dans une interview publiée par l’hebdomadaire marocain Le Journal.
Dans sa gestion, Youssoufi se retrouve sans pouvoir émettre le moindre avis sur des sujets qui logiquement devraient faire partie de ses prérogatives ou qui ont une relation directe avec son histoire personnelle ou celle de son parti.
Selon un « pacte » conclu entre lui et Hassan II, un accord secret dont il n’a jamais voulu révéler le contenu, il doit respecter des lignes rouges.
Ainsi, il s’efface complétement de la gestion du conflit du Sahara occidental, pourtant « première cause nationale », et il s’interdit de chercher à rouvrir le dossier de la disparition de son ami Ben Barka.
Son ministre de la Justice, Omar Azziman, un des fondateurs de l’OMDH, va jusqu’à ordonner à ses services de refuser de répondre à la commission rogatoire internationale du juge français en charge du dossier. Avec l’acquiescement sinon la passivité de Youssoufi.
C’est sûrement à partir de cette date que survient la rupture définitive de ses relations personnelles avec la famille de son camarade et ami. Une rupture qui a été soigneusement occultée aux militants et aux Marocains en général.
Le « gouvernement d’alternance » apporte aussi des images surprenantes d’un Youssoufi « tout à fait domestiqué », selon sa propre définition de 1973.
À la télé, on voit celui qui s’est pendant longtemps présenté comme un républicain (il a soutenu durant son exil un travail universitaire sur la république), habillé à la traditionnelle, avec jellaba blanche immaculée et babouches jaunes, en train de baiser l’épaule droite d’un Hassan II souriant. Dans d’autres images, on aperçoit au mausolée Mohammed V de Rabat cet invétéré athée invoquant Allah les deux mains jointes, la tête inclinée légèrement vers le ciel.
Déconnecté de la réalité
La mort de Hassan II, après un très long règne de 38 ans, et l’avènement de Mohammed VI en 1999 suscitent quelques espoirs au-delà du cercle fermé et expectant du Premier ministre.
Beaucoup estiment que le vieil apparatchik (qui ne s’est jamais présenté à une élection et ne s’est jamais soumis au verdict des urnes), fort de son passé, devrait se ressaisir, exiger le départ de l’inamovible Basri, imposer enfin un plan de vraies réformes et, pourquoi pas, comme c’est un sujet qui lui tient à cœur, forcer le retour d’Abraham Serfaty, privé injustement de sa nationalité marocaine.
Une simple menace de démission de sa part aurait sûrement suffi pour amener le jeune et inexpérimenté souverain, qui sait que son régime est fragile et qu’il a besoin de temps pour affermir son autorité, à céder. Or il n’en est rien.
C’est le nouveau souverain qui se charge dès les premiers mois de son règne de permettre à Serfaty de rentrer au Maroc, à condition toutefois qu’il cesse d’évoquer le conflit du Sahara et encore moins d’encenser le Front Polisario.
Quelques semaines plus tard, Mohammed VI démet Basri de son poste ; et en 2000, il libère le guide spirituel de l’influente association islamiste Al Adl Wal Ihsane (Justice et spiritualité) de son assignation à résidence. Pour ce qui est des réformes, le Maroc attendra.
Pendant ce temps, Youssoufi donne l’impression d’un Premier ministre dépassé par les événements et déconnecté de la réalité. Avant d’entreprendre un projet important, il doit attendre un signal ou un message venu des tréfonds du cabinet royal.
Sa vie est un long fleuve tranquille, jusqu’à ce qu’un tonnerre vienne ébranler son gouvernement et son parti. En 2000, il est rattrapé par un vieux secret.
Une lettre datée de 1974 et signée par son camarade Mohamed Basri, le fameux « Fkih », dont une copie a été remise par un certain Omar Seghrouchni (dont le rôle dans cette affaire est à souligner en rouge) à l’hebdomadaire Le Journal, révèle une histoire invraisemblable.
Les dirigeants du parti, Youssoufi inclus, ont approuvé tacitement le coup d’État contre Hassan II en 1972, dont l’un des promoteurs n’était autre que le général Oufkir, le probable meurtrier de Ben Barka.
La divulgation de cette énième alliance contre-nature dans Le Journal et son pendant arabophone Assahifa rend tellement furibond le Premier ministre qu’il interdit d’un trait de plume trois hebdomadaires.
Vindicatif, il lance les organes officiels de l’USFP, Libération et Al Ittihad Al Ichtiraki, contre les dirigeants des publications interdites.
Dans un papier ordurier, le responsable de Libération, Mohamed El Gahs, traite le directeur du Journal, Aboubakr Jamaï, petit-fils de Bouchta Jamaï, l’homme qui a mis les pieds à l’étrier à Youssoufi 50 ans plus tôt, de « fils de p*** », et termine un autre article en éructant : « Vive le roi, vive l’armée ».
« Retour aux méthodes antérieures »
Dans Al Ittihad Al Ichtiraki, un porte-flingue du parti du nom de Mohamed Boubekri affirme sans nuance que les dirigeants du Journal et d’Assahifa ont été « sodomisés par le Polisario ».
Même Youssoufi met du sien en rédigeant plusieurs éditoriaux vengeurs et en déclarant au quotidien espagnol El País qu’il a dû « stopper net » les trois hebdomadaires parce que la justice au Maroc était « trop lente ». Pourtant, ni Youssoufi ni l’USFP n’ont jamais porté plainte contre quiconque dans cette affaire. Et le « Fkih Basri », qui n’a jamais démenti l’information, a fini, quatre ans plus tard, par reconnaître l’authenticité de la lettre.
Deux ans plus tard, après seulement quatre ans à la primature, Youssoufi est renvoyé du gouvernement par le roi et remplacé par une autre personnalité non élue, l’homme d’affaires Driss Jettou, après des élections législatives marquées par une autre forme de trucage électoral : l’injonction explicite faite aux islamistes du nouveau Parti de la justice et du développement (PJD, émanation du MPDC) de se présenter dans seulement la moitié des circonscriptions du pays.
Officiellement, Youssoufi a été écarté parce que le roi cherchait d’autres visages, plus jeunes et moins politisés. Officieusement, on parle d’un rapport accablant et confidentiel de la Banque mondiale tirant à boulets rouges sur le Premier ministre après sa décision d’augmenter le SMIG (Salaire minimum interprofessionnel garanti) de 10 % pour satisfaire les revendications de la Confédération démocratique du travail (CDT).
Il n’a réussi ni à changer les mœurs du Makhzen, ni à redresser l’économie du pays, ni à freiner la dégradation du niveau de vie des Marocains, ni à empêcher que les disparités sociales explosent
Youssoufi regagne son bureau de l’USFP et lors d’un déplacement à Bruxelles, pris par un accès de sincérité, il estime que le régime est « retourné aux méthodes antérieures ». En somme, qu’il a été berné pour la deuxième fois de sa vie et qu’il n’y a jamais eu d’alternance au Maroc. Quelques semaines plus tard, en octobre 2003, il démissionne du parti, rend sa carte et quitte la scène politique.
Il n’a réussi ni à changer les mœurs du Makhzen, ni à redresser l’économie du pays, ni à freiner la dégradation du niveau de vie des Marocains, ni à empêcher que les disparités sociales explosent. Il n’a même pas légiféré sur le droit de grève, qui n’existe pas au Maroc.
Par contre, son passage par le gouvernement a fait perdre au parti, coup sur coup, son prestige, sa combativité, son organisation de jeunesse et une bonne partie de ses élites et de ses militants.
Pendant les dix-huit années qui le séparent de sa mort, Abderrahman Youssoufi se replie sur lui-même et se reconvertit dans l’inauguration de chrysanthèmes. Le Palais veille à ce que rien ne lui manque et fait tout pour adoucir ses vieux jours. En renommant par exemple une avenue en son nom à Tanger, en donnant son patronyme à une promotion de l’armée ou en casant ses fidèles.
Lui qui disait abhorrer les passe-droits du régime commence à en user, intercédant auprès du cabinet royal pour ce fidèle, un obscur professeur de lycée, afin qu’il obtienne un poste de conseiller d’ambassade à Madrid, puis d’ambassadeur aux Caraïbes, ou pour faire libérer de prison en catimini cet ancien ministre de son gouvernement et ex-directeur des journaux du parti, condamné pour avoir mis la main dans les caisses d’une banque publique.
Au retour, il se défend de toute critique des poussées autoritaires du Palais et ne trouve rien à redire sur la grave situation des droits de l’homme au Maroc. Il ne dit mot quand des associations sont démantelées, des journaux et des partis interdits, des politiciens, journalistes et activistes des droits de l’homme persécutés et emprisonnés, et, plus grave encore, quand la séquestration politique et la torture font leur grand retour.
Il y a deux ans, les mémoires de Youssoufi, publiées par la plume de son fidèle Mbarek Bouderka, auraient dû faire bondir nombre d’historiens par les oublis et les approximations qu’elles recèlent.
Mais une sorte d’unanimité sournoise, doublée d’une méconnaissance de notre histoire récente, a prévalu. Personne n’avait envie de déranger la quiétude de « Tanjaoui ».
Un vœu qui a été respecté à la lettre jusqu’au lendemain de sa mort, quand quelqu’un a souillé avec des excréments une stèle en son honneur à Tanger.
Triste épilogue pour un homme dont le plus grand malheur n’aura pas été cet ultime acte de vandalisme sinon la manière posthume avec laquelle il a été porté aux nues après sa mort par les héritiers de ceux qui le vouaient aux gémonies dans le passé.
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