Crise socio-économique au Maroc : à quoi sert la monarchie ?
Vers la fin de son règne, lors de la session d’ouverture du Parlement en 1995, le roi Hassan II prononça cette phrase accablante : « Le Maroc est au bord de la crise cardiaque ».
Ce fut un constat d’échec cuisant qui nécessita la réforme d’une économie rentière dominée par le palais. Après presque vingt ans de règne, les Marocains ne se faisaient plus d’illusions.
Le roi Mohammed VI a annoncé, lui aussi, l’échec du modèle de développement national dont il est le véritable instigateur.
Autre point commun entre les deux monarques : ils rejettent la responsabilité des crises socio-économiques sur la classe politique, alors que ce sont eux qui décident des orientations stratégiques du pays.
Comme leurs ancêtres alaouites, les deux monarques savaient pertinemment que pour se maintenir au pouvoir, il était primordial d’endiguer les crises économiques comme ce fut plusieurs fois le cas, notamment entre la fin du XIXe et le début XXe siècle.
À l’époque, les révoltes éclatèrent lorsque le makhzen ne parvenait plus à subvenir aux besoins élémentaires ou sociaux de la communauté. Face aux crises, les sultans imposèrent souvent la rationalisation des denrées alimentaires et l’augmentation des taxes.
Actuellement, le régime fait face à une crise socio-économique majeure susceptible à terme de menacer la paix sociale
Malgré cela, les populations, même démunies, essayèrent de résister par des actes d’insurrection, de banditisme et de pillage.
Actuellement, le régime fait face à une crise socio-économique majeure susceptible à terme de menacer la paix sociale.
Relayé par les réseaux sociaux, le mécontentement social semble traduire un profond sentiment d’injustice. En effet, depuis 2011, une génération de protestataires 2.0 n’a de cesse de critiquer la monarchie qui continue, elle, imperturbablement, de récuser toute responsabilité face aux manifestations de la crise. Une crise politique, liée surtout à la confiance dans les institutions, mais aussi une crise socio-économique dont les origines remontent bien loin dans l’histoire.
Une économie archaïque peu orientée vers le libéralisme
Durant le protectorat, le Maroc, malgré l’archaïsme de son économie, fut intégré au système capitaliste colonial. Après le décès de Moulay Hassan I, en 1894, et l’éclatement de la crise économique, le Maroc devint en 1912 un protectorat français.
La crise financière, le lourd endettement et le commerce des Européens, ainsi que les séditions internes constituèrent les causes réelles de la vulnérabilité du makhzen.De ce fait, les résistances traditionnelles à introduire des réformes ont empêché le royaume d’amorcer un processus de développement économique et social.
Après l’indépendance, entre 1956 et 1973, l’économie marocaine fut monopolisée par les élites proches du régime, qui ont profité des « transferts » d’une partie du capital auparavant détenus par les étrangers.
Quant à la monarchie, elle est devenue le premier acteur économique privé marocain grâce à l’Omnium nord-africain (ONA, premier groupe industriel et financier privé). Et contrairement aux orientations du gouvernement progressiste de l’époque, le régime a imposé un « libéralisme économique » fondé sur des industries légères liées à la consommation.
Durant les années 1960 et 1970, en l’absence d’une « bourgeoisie nationale », l’État a pris en charge les grands travaux d’infrastructures économiques et industrielles publiques.
Et en 1973, le régime a opté pour la « marocanisation » qui, au lieu de promouvoir les petites et moyennes entreprises, n’a fait que renforcer la domination économique des élites du pouvoir.
Durant les années 1980, le Maroc a été frappé par une crise économique et financière majeure qui a abouti, en 1983, à la mise en œuvre laborieuse du Programme d’ajustement structurel (PAS).
Contrairement aux orientations du gouvernement progressiste de l’époque, le régime a imposé un « libéralisme économique » fondé sur des industries légères liées à la consommation
En 1993, le roi décida de lancer le processus de privatisation qui profita surtout aux alliances stratégiques entre les groupes nationaux et transnationaux.
Vers le milieu des années 1990, l’État marocain adopta à la hâte de nouvelles réformes économiques visant la modernisation du système productif, notamment à travers l’encouragement de l’investissement et la réforme du secteur bancaire et financier.
Avec l’avènement du nouveau règne, en 1999, la modernisation économique, fondée sur la politique des « grands chantiers » et la redistribution des richesses entre les régions, n’a pas débouché sur un modèle de développement national.
Les bonnes affaires du Palais
Paradoxalement, la monarchie est parvenue à fructifier ses affaires puisqu’entre 2004 et 2009, en pleine crise financière, le roi Mohammed VI a réussi à doubler sa fortune, qui est passée à 2,5 milliards de dollars.
En 2010, alors que le groupe ONA était en crise, le roi a pesé de tout son poids pour racheter la Société nationale d’investissement (SNI) et en faire par la suite un fonds d’investissement panafricain. Les affaires de la famille royale reprenaient ainsi de plus belle.
Le 30 juillet 2014, à l’occasion d’un discours du trône, centré sur le bilan des quinze ans de règne, les masques sont tombés : le « roi des pauvres » s’est dit surpris des inégalités sociales flagrantes et s’est demandé pourquoi les richesses du pays ne profitaient pas à tous les Marocains. Avec cette phrase qui restera dans les annales : « Où est la richesse ? »
En octobre 2017, lors de son discours de la nouvelle législature, avec un air résigné, le monarque a reconnu que son modèle de développement était inapte à réaliser la justice sociale, notamment parmi les jeunes qui composent pourtant les deux tiers de la population.
Pour la première fois de l’histoire de son règne, Mohammed VI a remis en question sa politique de développement inhérente à la crise socio-économique.
Selon un rapport de 2018 de la Cour des comptes, le taux d’endettement général du royaume a atteint le chiffre record de 970 milliards de dirhams (90 milliards d’euros), soit 92,2 % du PIB. Et d’après le Fonds monétaire international (FMI), le Maroc a enregistré une dégradation du solde budgétaire entre les périodes 1998-2007 équivalent à moins 2,45 % du PIB et entre 2008-2017, à moins 4 %.
Enfin, selon le rapport 2018 de la Banque mondiale, le pays a accusé une accentuation du déficit commercial, attribuée à une compétitivité insuffisante de l’offre exportable et au renchérissement des importations.
Des chiffres inquiétants pour un pays sous-développé qui dépend de l’agriculture et ne dispose pas de ressources pétrolières.
Selon le dernier rapport 2018 du Haut-Commissariat au plan (HCP), les équilibres macro-économiques du royaume s’inscrivent dans le cadre d’une croissance économique faible, soumise aux aléas pluviométriques avec une faible capacité d’exportation, peu créatrice d’emplois qualifiés et peu contributive à la réduction des inégalités sociales et territoriales.
Les équilibres macro-économiques du royaume s’inscrivent dans le cadre d’une croissance économique faible
Ce constat est corroboré d’ailleurs par le rapport 2018 de The Heritage Foundation (think tank et lobby américain), selon lequel le Maroc a régressé au titre de l’indice global des libertés économiques puisqu’il est passé de la 60e position à la 86e position mondiale, notamment à cause de la corruption.
Celle-ci demeure endémique en dépit d’une légère amélioration enregistrée par Transparency Maroc en 2017.
Plus grave encore, d’après le rapport 2018 de l’organisation de l’ONU pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), près de 1,4 million de Marocains sont sous-alimentés et il y en a eu 300 000 de plus entre 2004 et 2017.
Des statistiques alarmantes
Ces chiffres déroutants sont confirmés dans le rapport 2018 du programme des Nations unies pour le développement (PNUD) dans son classement du développement humain.
Le royaume occupe désormais le 123e position sur 165 pays, alors qu’il a été classé 114e en 2010. Une note qui place le Maroc derrière l’Algérie voisine (85e) et surtout derrière des pays traversés par les guerres comme la Libye (108e) ou encore l’Irak (120e).
Selon le classement du PNUD, par exemple, le revenu national brut (RNB) du Maroc est de 7 340 dollars (6 500 euros) par an par habitant, un chiffre bien inférieur, par exemple, à celui de la Tunisie, de 10 275 dollars (9 000 euros).
La situation catastrophique dans laquelle se trouve actuellement le Maroc s’inscrit aux antipodes d’un discours officiel qui présentait le « roi des pauvres » comme le garant d’une monarchie « sociale », comme le stipule l’article premier de la Constitution.
En 2005, le roi a lancé l’Initiative nationale pour le développement humain (INDH) qui visait prioritairement l’endiguement des organisations islamistes très actives dans le domaine social et caritatif.
L’INDH permettait aussi à la monarchie de préserver son image de marque. C’est ainsi que la propagande officielle présentait le roi bienfaiteur devant les caméras, en train de distribuer une aide alimentaire dérisoire, durant le mois du Ramadan. Ou encore, tout récemment, son héritier (15 ans) distribuant des cartables scolaires à des enfants issus de familles démunies.
Malgré l’échec de sa politique sociale, le roi a décidé de lancer une deuxième génération de l’INDH, lors de son dernier discours de novembre 2018.
Bien plus, en dépit de la fragilité sociologique et économique de la « classe moyenne urbaine », le monarque ne s’est pas senti gêné d’appeler à la formation à peine imaginable d’une « classe moyenne agricole ».
En 2017, dans cette perspective, un projet a été initié et financé par l’OCP (le géant marocain du phosphate), afin d’endiguer les critiques des populations rurales qui se plaignaient de ne pas profiter des richesses générées par l’exploitation des phosphates.
En annonçant l’échec de son modèle de développement, le régime reconnaît, du moins implicitement, sa responsabilité politique dans la crise socio-économique
Alors que, selon le New York Post du 21 octobre 2016, l’OCP aurait versé jusqu’à 15 millions de dollars (13 millions d’euros) à la fondation Clinton en échange de son soutien, notamment sur le dossier du Sahara occidental.
En annonçant l’échec de son modèle de développement, le régime reconnaît, du moins implicitement, sa responsabilité politique dans la crise socio-économique.
Il n’en reste pas moins que certains tentent, de façon laborieuse, d’évacuer la question de la responsabilité de la monarchie.
Quel modèle de développement sous un régime non démocratique ?
Selon ce raisonnement, en partie juste, le problème renvoie à un rapport de forces qui émane de la configuration politique actuelle.
Autrement dit, le roi ne pourrait être soumis au principe constitutionnel qui associe la responsabilité à la reddition des comptes, même s’il est le chef effectif de l’exécutif.
Cette idée est également défendue par la majorité des partis politiques qui participent à la gestion des affaires gouvernementales, à commencer par le Parti de la justice et du développement (PJD).
Mettant en avant son statut de « commandeur des croyants », le monarque est de surcroît considéré par certains comme n’étant responsable que devant Dieu dont il serait le représentant sur Terre.
À supposer que cela soit vrai, le monarque ne devrait-il pas assumer de facto une responsabilité éthique ou morale ? Sinon, que faire alors de l’acte d’allégeance (al-Bay’â) qui lie à priori le sultan à ses sujets au sein de la communauté ?
Au-delà de ce débat philosophique, il est vrai que la question du modèle de développement mérite une réflexion de fond, loin de toute récupération politique ou idéologique.
Il est vrai aussi que jusqu’à maintenant, l’État s’est limité à des politiques économiques sectorielles inhérentes à la sécheresse, aux fluctuations des prix de pétrole et aux recettes provenant des transferts des Marocains résidents à l’étrangers.
De nombreux programmes ont été élaborés et mis en œuvre par les différents départements ministériels en l’absence de toute coordination.
Loin de constituer les éléments d’un modèle de développement national, ces programmes émanent souvent de la volonté royale et concernent généralement des stratégies à faible impact économique, telles que les énergies renouvelables et l’accélération industrielle.
La question centrale est de savoir dans quelle mesure la monarchie serait disposée ou non à reconnaître sa responsabilité politique
Et quoique l’on dise, la politique économique nationale n’arrive toujours pas à créer une croissance susceptible de générer assez de richesses et d’emplois.
Depuis les années 2000, le modèle de développement national a été traversé par deux logiques pour le moins distinctes : la première approche, adoptée par le palais, est fondée sur une démarche entrepreneuriale privilégiée par le roi et le secteur privé.
Celle-ci vise une croissance rapide avec un fort impact sur les couches sociales défavorisées, notamment à travers la mise en place de « grands chantiers », ou encore le lancement d’une grande dynamique de développement orientée vers l’Afrique.
À la recherche de « l’équilibre social »
La deuxième approche, adoptée par les gouvernements issus du Printemps arabe, se concentre sur le maintien des équilibres macroéconomiques et une libéralisation accrue, notamment à travers l’encouragement des entreprises et la création de l’emploi.
Cette approche est basée sur une logique politique inhérente à la philosophie de l’« équilibre social » entre les riches et les pauvres. L’objectif étant de préserver la paix sociale dans une économie monopolistique, rentière et peu compétitive.
Cela revient en fait à soutenir les couches sociales aisées, motivées par l’investissement, au détriment des classes sociales moyennes reléguées au second plan.
Abstraction faite des approches adoptées, la question centrale est de savoir dans quelle mesure la monarchie serait disposée, ou non, à reconnaître sa responsabilité politique en l’absence, pour le moment, d’une configuration démocratique ?
En principe, cela devrait se traduire par une réforme structurelle qui redéfinit les rapports de force entre tous les acteurs politiques.
Entre-temps, tout modèle de développement devrait répondre à une méthodologie démocratique fondée sur la corrélation entre la responsabilité à la reddition des comptes. Sinon, comment garantir la gouvernabilité du système ?
Est-il légitime que la monarchie qui règne et gouverne en même temps refuse toujours d’assumer la responsabilité de ses décisions, surtout celles impliquant les orientations stratégiques du pays ?
Sinon, comment expliquer aux ouvriers, qui perdent parfois leur vie dans les mines de Jerada, par exemple, que le roi n’est pas au courant des inégalités sociales et qu’il ignore où se trouve la richesse – alors même que plusieurs cargaisons d’or, en provenance du royaume, auraient été transportées clandestinement vers les Émirats arabes unis au cours de ces dernières années ?
Comment expliquer aussi à de jeunes diplômés chômeurs que l’État est déficitaire et, de ce fait, incapable de leur offrir des emplois – alors que la liste civile du roi est d’environ 232 millions d’euros non soumis à l’impôt. Et que l’existence de comptes bancaires secrets à l’étranger, aux noms du roi et son secrétaire particulier, a été révélée par le journal Le Monde en 2015.
Comment expliquer aux ouvriers, qui perdent parfois leur vie dans les mines de Jerada que le roi n’est pas au courant des inégalités sociales ?
Ou encore l’implication du roi dans des transactions financières, jugées illégales, aux Îles Vierges, des informations divulguées par les Panama Papers en 2016.
Plus encore, comment convaincre les habitants défavorisés, qui ont été tout récemment expulsés de leurs maisons de fortune dans le quartier Aïn Sebaâ à Casablanca, que les richesses du pays profitent à tous les Marocains ; alors qu’en 2017 l’opinion publique apprenait l’existence d’une liste scandaleuse de hauts responsables « protégés » – connus sous le nom de « serviteurs de l’État » – ayant profité de lots de terrain, en plein centre chic de Rabat, au prix modique de 30 euros le mètre carré !
La nécessité d’une réforme démocratique
Et on se demande encore pourquoi le modèle de développement national a échoué et pour quelles raisons les inégalités sociales continuent de déchirer le pays.
Pour s’en convaincre, il suffit juste de constater la situation consternante de jeunes, au bord du désespoir, qui s’engagent dans des mouvements de protestation, comme le hirak du Rif, ou bien ceux qui choisissent l’immigration clandestine au risque de perdre leur vie.
Ces derniers sont soit noyés, soit tués par la Marine royale, comme ce fut le cas le 25 septembre dernier d’une jeune femme de 22 ans.
Contrairement à cette situation alarmante, l’Institut royal des études stratégiques (IRES), un think tank royal, vient d’affirmer, sans l’ombre d’un doute, dans son dernier rapport de septembre 2018, que « les Marocains sont très fortement attachés à la nation comme fondement du vivre-ensemble » et ce, selon des enquêtes nationales sur le lien social (2011 et 2016) !
Il est plus que jamais urgent de cesser d’édulcorer la réalité sociale et de commencer sérieusement à repenser une réforme démocratique
Au risque d’être considéré comme nihiliste, il est plus que jamais urgent de cesser d’édulcorer la réalité sociale et de commencer sérieusement à repenser une réforme démocratique substantielle du régime, qui prend en charge la réinvention d’un modèle de développement où tout le monde est responsable à commencer par le roi.
C’est ainsi que l’on peut espérer garantir un jour à tous les citoyens leurs droits socio-économiques. Sinon à quoi sert la monarchie ?
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le roi Mohammed VI lors de l’inauguration de la ligne à grande vitesse reliant Casablanca à Tanger le 17 novembre 2018 (AFP).
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