Tunisie : la deuxième République à bout de souffle
Un an après la mort du président Béji Caïd Essebsi, la Tunisie semble s’installer dans une crise politique durable.
Les élections législatives, organisées entre les deux tours de la présidentielle avec une campagne quasi inexistante, ont donné lieu à un Parlement morcelé dans lequel le parti arrivé en tête, Ennahdha, a obtenu moins du quart des sièges.
Pourtant, le régime politique instauré par la Constitution de 2014 est à dominante parlementaire, avec un chef du gouvernement élu au suffrage universel indirect mais disposant de pouvoirs très larges, et un président de la République élu directement par les citoyens mais dont les principales prérogatives concernent la diplomatie et la sécurité nationale.
L’aggravation de la situation politique au sortir du confinement lié au coronavirus avec la démission du gouvernement d’Elyes Fakhfakh, mais aussi les affrontements entre députés de l’Assemblée, remet au centre du débat la question du changement du régime qui régit la jeune deuxième République tunisienne.
Le rapport de forces, avec des islamistes dominant la Constituante et une opposition ayant gagné la bataille de la rue en 2013, a abouti à ce système hybride proche du modèle portugais
En réalité, cette demande n’est pas nouvelle. Plusieurs fois, des voix se sont élevées pour réclamer le passage à un système présidentiel.
Après les élections de l’Assemblée nationale constituante en 2011, Ennahdha voulait instaurer une démocratie parlementaire en mettant en avant l’exemple turc – devenu depuis présidentialiste – alors que la plupart des autres partis réclamaient un régime présidentiel avec des contrepouvoirs suffisants pour éviter une dérive autoritaire.
Le rapport de forces, avec des islamistes dominant la Constituante et une opposition ayant gagné la bataille de la rue en 2013, a abouti à ce système hybride proche du modèle portugais.
Dès son arrivée à la magistrature suprême en 2014, Béji Caïd Essebsi a rappelé sa préférence pour un exécutif dominé par le locataire de Carthage (le président) mais s’est toujours refusé à procéder à une révision constitutionnelle allant dans ce sens.
En bon juriste, il a appris à jouer avec les possibilités mises à sa disposition pour marginaliser le chef du gouvernement Habib Essid, allant jusqu’à le congédier et à le remplacer par le jeune Youssef Chahed en respectant la lettre de la Constitution mais en prenant certaines libertés avec son esprit.
S’il a pu agir de la sorte, c’est qu’il a pu compter sur le soutien d’Ennahdha. Quand le parti l’a lâché en 2018, Youssef Chahed est devenu l’homme fort du régime et c’est le vieux patriarche qui s’est retrouvé incapable d’imposer sa volonté.
En dépit de la dominante parlementaire du régime, la plupart des leaders politiques ne pensent qu’à se présenter à la présidentielle.
Il n’y a qu’à voir le nombre de candidatures, des plus sérieuses aux plus farfelues, que reçoit la commission électorale à chaque scrutin (97 déposées en 2019, dont 26 répondant aux exigences de la loi électorale).
Plusieurs dirigeants affirment qu’il est temps de passer à un régime présidentiel car les Tunisiens ne sont pas faits pour une République parlementaire, une déclaration jamais étayée mais maintes fois martelée.
L’autre marotte entretenue par les contempteurs de l’actuel régime voudrait que celui-ci ait échoué. Or, cette affirmation est pour le moins étrange dans la mesure où l’architecture prévue par la Constitution n’est toujours pas entièrement déployée.
Celle-ci prévoit cinq commissions indépendantes, dites instances constitutionnelles, chargées de gérer les principaux piliers de la démocratie (élections, médias, lutte contre la corruption, solidarité intergénérationnelle, droits de l’homme), une Cour constitutionnelle et une décentralisation basée sur le triptyque commune-région-district.
Or, une seule instance constitutionnelle a été mise en place : l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE). La Cour constitutionnelle peine à voir le jour faute de consensus au sein du Parlement et seules des élections municipales ont été organisées en 2018.
Un système qui sonnerait le glas des partis
Le gouvernement Fakhfakh, qui s’est fixé comme objectif d’achever la mise en place des éléments de la deuxième République, vient de démissionner et, compte tenu de la crise économique et politique, cette question va sans doute être renvoyée aux calendes grecques. D’autant que l’actuel président de la République est porteur d’un projet de réforme constitutionnelle.
Il propose de revoir entièrement la désignation des élus en mettant en place une démocratie à plusieurs niveaux, partant des collectivités locales pour arriver à un Parlement élu au suffrage indirect avec la possibilité de révoquer des élus qui auront été désignés de manière uninominale alors que le mode de scrutin actuel porte sur les listes.
Un système qui sonnerait le glas des partis politiques. Mais une réforme constitutionnelle exige d’être approuvée par la majorité des deux tiers de l’Assemblée avant d’être éventuellement soumise à référendum.
Or, Kais Saied n’a présenté aucun candidat aux élections législatives et ne peut pas espérer que les actuels élus votent un texte qui reviendrait à saborder la puissance de leurs partis.
En revanche, il peut compter sur l’exaspération des Tunisiens face au spectacle affligeant qui se déroule dans l’hémicycle depuis le début de la législature.
L’éclatement du parti présidentiel, un assemblage de bric et de broc, construit autour de la personnalité charismatique de Béji Caïd Essebsi et de l’opposition aux islamistes sans véritable projet politique, a rendu la gouvernance de plus en plus compliquée
Tous les sondages montrent que l’Assemblée est l’institution en qui les Tunisiens ont le moins confiance. Kais Saied, élu pour son image d’homme probe, continue à caracoler en tête des enquêtes d’opinion, ce qui traduit un profond désir de changement.
En attendant une improbable réforme constitutionnelle, la réforme du système électoral peut résoudre un certain nombre de problèmes.
Le système proportionnel du « plus fort reste » a été mis en place en 2011 pour obtenir une Assemblée constituante plurielle. Une motivation parfaitement légitime pour aboutir à une loi fondamentale qui colle au mieux à la diversité de la société tunisienne.
Il a toutefois été décidé de maintenir le même mode électoral pour les législatives de 2014, ce qui a donné une Assemblée sans majorité absolue qui a pu gouverner grâce à l’alliance entre les anciens ennemis jurés Ennahdha et Nidaa Tounes.
Mais l’éclatement du parti présidentiel, un assemblage de bric et de broc, construit autour de la personnalité charismatique de Béji Caïd Essebsi et de l’opposition aux islamistes sans véritable projet politique, a rendu la gouvernance de plus en plus compliquée, les alliances se faisant et se défaisant au gré des intérêts du moment.
En 2019, le gouvernement Chahed a proposé une réforme du mode de scrutin. L’idée était de barrer la route à son rival Nabil Karoui. Mais le texte instaurait aussi un seuil électoral de 5 % pour pouvoir être élu (il n’est pas rare de voir des députés siéger avec un score de moins de 3 %).
Le texte a été adopté par le Parlement mais le président Essebsi ne l’a pas signé dans les délais constitutionnels et est décédé quelques jours après, enterrant par là même un texte qui aurait limité cette « mosaïque parlementaire ».
Depuis les élections de 2019, nous assistons à une guerre des légitimités entre le président de la République et celui de l’Assemblée des représentants du peuple, Rached Ghannouchi.
Ce dernier se comporte comme un véritable chef d’État, n’hésitant pas à engager la parole officielle de la Tunisie sur des questions aussi délicates que la crise en Libye ou les rapports avec la Turquie.
Pour la fête de la République, un communiqué signé par la présidence de l’Assemblée – un organe qui n’a aucune existence juridique – fait une lecture très particulière de l’histoire contemporaine.
Des comportements qui valent à Rached Ghannouchi, leader d’Ennahdha, une motion de censure qui doit être votée ce 30 juillet.
De son côté, en chargeant Hichem Mechichi de former un gouvernement alors que son nom n’a été proposé par aucun des grands partis, Kais Saied semble vouloir un rôle plus prépondérant dans le couple exécutif.
Le 20 juillet, il convoque le président du Parlement pour lui signifier qu’il ne restera pas silencieux face au blocage des travaux de l’Assemblée. Il en profite pour rappeler qu’il dispose des moyens légaux nécessaires pour remettre de l’ordre, une allusion à l’article 80 de la Constitution relatif à l’état d’urgence, qui donne des pouvoirs étendus au locataire de Carthage.
Assiste-t-on à une présidentialisation du régime à droit constant ?
La crise actuelle peut aboutir à une dissolution. Mais sans réforme du mode de scrutin et sans Cour constitutionnelle, il est probable que les mêmes causes produisent les mêmes conséquences et que l’immobilisme se poursuive.
Le risque étant que des citoyens excédés en viennent à exiger une restauration autoritaire, une proposition mise sur la table par la candidate issue de l’ancien régime, Abir Moussi.
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