L’Égypte s’en prend aux témoins d’un viol pour tenter d’étouffer une affaire qui a choqué la nation
Malgré les promesses de justice et d’anonymat, les autorités égyptiennes poursuivent plusieurs témoins dans une affaire médiatique de viol collectif, les accusant d’œuvrer à nuire à l’image du pays.
Ces derniers jours, six arrestations ont consterné les défenseurs des droits des femmes et anéanti tout espoir que l’État égyptien s’engage véritablement à s’attaquer au phénomène endémique des agressions sexuelles dans le pays et à protéger leurs victimes.
L’affaire de viol collectif au Fairmont Nile City en 2014 fait les gros titres en Égypte depuis que des allégations sont apparues sur les réseaux sociaux en juillet : un groupe d’au moins neuf hommes auraient violé une jeune fille de 18 ans pendant une fête, puis se seraient servi d’une vidéo pour la faire chanter et la contraindre au silence.
Ces accusations ont été portées contre un certain nombre de jeunes hommes riches par des internautes exhortant les autorités à exiger des comptes aux auteurs, tandis qu’un mouvement contre les agressions sexuelles qualifié de « MeToo égyptien » prenait de l’ampleur.
Début août, le Conseil national des femmes (organisation étatique) a appelé les témoins à témoigner contre les agresseurs présumés et à s’exprimer devant le ministère public, assurant une « confidentialité totale » aux rescapés dans le but de « protéger leur réputation ».
Cependant, lorsque le ministère public a repris l’affaire, plusieurs témoins et un militant ont été arrêtés après leur témoignage, selon leurs avocats et familles.
Les avocats ont déclaré que leurs clients avaient été arrêtés illégalement sans l’autorisation du ministère public, détenus dans un endroit tenu secret et privés de l’assistance d’un avocat pendant les interrogatoires.
Fin août, sept personnes ont été arrêtées dans le cadre de l’affaire, trois d’entre elles sont toujours en détention.
Seule l’une des sept est un violeur présumé. Les autres sont des témoins, des activistes et même des personnes n’ayant qu’un lien ténu avec l’affaire. Tous les six ont dû passer des tests de dépistage de drogues et leur téléphone ont été confisqués pour inspection.
Campagne de diffamation
Dans les jours qui ont suivi leur arrestation, les détenus ont fait l’objet d’une grande campagne de diffamation dans les médias égyptiens.
Deux de leurs avocats expliquent à Middle East Eye que cette campagne est une tentative de la part de l’équipe de juristes des violeurs présumés de dépeindre la victime comme sulfureuse et de présenter l’incident de 2014 comme un acte sexuel consensuel dans le cadre d’activités homosexuelles et sexuelles de groupe.
Plusieurs journaux et sites internet connus pour leurs liens étroits avec l’appareil sécuritaire égyptien ont cité des sources officielles anonymes prétendant qu’« une orgie et des actes homosexuels » avaient eu lieu pendant la fête au Fairmont en 2014. Certains sites internet ont publié des photos personnelles à caractère sexuel des témoins.
Une source appartenant au ministère public a déclaré à MEE que les prévenus étaient inculpés pour « usage de stupéfiants, incitation à la débauche, incitation à l’homosexualité et au lesbianisme et pour dénonciations calomnieuses sur les réseaux sociaux dans le but de promouvoir de fausses affaires de violence contre les femmes ».
Cette source a ajouté : « Le discours selon lequel le ministère public est biaisé en faveur des violeurs présumés est faux. S’ils sont déclarés coupables, ils seront poursuivis en conséquence. »
L’avocat de l’un des témoins détenus a déclaré à MEE sous couvert d’anonymat que des sextapes personnelles avaient été prises dans le téléphone de son client et distribuées à des journalistes et à des utilisateurs des réseaux sociaux pour « nuire à la réputation des clients et porter atteinte aux plaintes de la victime ».
« Si le ministère public est convaincu que des homosexuels ont assisté à cette fête et qu’elle comprenait des orgies, il pourrait finir par accuser la victime de débauche et d’avoir pratiqué l’homosexualité », a ajouté l’avocat.
L’homosexualité est illégale en Égypte et les membres de la communauté LGBT sont souvent pris pour cible et menacés d’emprisonnement pour « pratique et propagation de la débauche ». Dans la presse à sensation égyptienne, les membres de la communauté LGBT sont souvent dépeints comme des individus riches, gâtés, indisciplinés ou pervers.
L’un des détenus, Seif Bedour (21 ans), n’a rien à voir avec l’affaire du Fairmont et ne faisait que rendre visite à un ami témoin lorsqu’ils ont été arrêtés et emmenés au commissariat, a rapporté sa famille à MEE.
Bedour est désormais inculpé d’usage de stupéfiants et de « débauche homosexuelle », bien que sa famille insiste sur le fait qu’il n’existe aucune preuve étayant ces accusations.
Une source au sein du département de médecine légale du ministère de la Justice a indiqué que certains témoins pourraient être soumis à des « tests anaux » pour déterminer s’ils sont « homosexuels habituels ou non », une procédure non scientifique et humiliante dénoncée par les groupes de droits de l’homme comme une forme de torture.
MEE a appris que l’une des détenus avait subi un « test de virginité ».
Vidéos divulguées
L’une des témoins arrêtés, Nazli Mahmoud, est accusée d’atteinte à la réputation de l’Égypte en ayant mis en lumière l’affaire de viol et de « pratiques lesbiennes », selon son avocat.
Des vidéos explicites de la jeune femme circulent sur des sites pornographiques par des comptes récemment créés. L’avocat de Nazli Mahmoud accuse son ex-mari, qui est un suspect dans l’affaire de viol, « d’avoir divulgué les images pour la dénigrer et saper les allégations de violences sexuelles ».
« Désormais, aucune femme, quelle que soit la gravité du viol, n’osera se présenter devant les autorités sachant qu’elle pourrait être dénigrée voire inculpée de débauche »
- Un militant de « Assault Police »
Un autre détenu est le propriétaire de l’hôtel et organisateur d’événements réputés Ahmed al-Ganzoury, qui a été arrêté chez lui il y a une dizaine de jours, a indiqué sa famille à MEE. Ganzoury, personnalité connue de la scène festive et musicale de la haute société égyptienne, est l’organisateur de la fête au Fairmont où le viol aurait eu lieu.
« Il a été enlevé et nous ne sommes pas en mesure de lui apporter une assistance juridique ou des masques et du gel hydroalcoolique [en prévention du coronavirus], a déclaré un proche, ajoutant que la campagne de diffamation à son encontre visait à « dénigrer l’ensemble de la fête et ses invités ».
De la même manière, des photos personnelles à caractère sexuel de Ganzoury ont été divulguées, ce qui, selon la famille, se serait produit après la remise de son téléphone pour inspection à la police. « Ils tentent de gommer le discours selon lequel un crime précis aurait eu lieu, et veulent qu’Ahmed soit un bouc émissaire pour tout », a déclaré ce proche.
La famille a déclaré à MEE que plusieurs responsables qui n’étaient pas en service, des hommes d’affaires riches et connus ainsi que des acteurs avaient assisté à cet événement au Fairmont décrit dans les médias comme une « partouse ». Ils ont ajouté que ces fêtes étaient généralement financées par des sociétés et filmés à des fins publicitaires.
Promesses non tenues
Selon trois avocats représentant différents témoins, le Conseil national des femmes – un organisme consultatif et de régulation soutenu par l’État et fervent partisan du gouvernement – avait promis le total secret et une protection aux victimes et aux témoins.
Le Conseil national des femmes s’y était engagé alors que l’Égypte était secouée par un mouvement de masse en ligne visant les abus sexuels que subissent les femmes dans le pays. Connu sous le nom de MeToo égyptien, le mouvement a été initié par la révélation d’un certain nombre d’allégations d’agressions sexuelles contre Ahmad Basam Zaki, un Égyptien de 22 ans dont les présumés crimes ont été étayés par le groupe de cyberactivistes « Assault Police ».
Alors que les institutions étatiques promettent l’anonymat pour celles et ceux qui s’expriment, les agressions sexuelles pouvant être source de stigmatisation sociale pour les victimes, le Parlement a donné son autorisation préalable à un projet de loi qui inscrirait le droit à rester anonyme dans la loi.
Les arrestations et campagnes de diffamation contre les témoins ont toutefois suscité la colère à l’égard du Conseil des femmes, des centaines de personnes l’ayant accusé sur les réseaux sociaux d’avoir trahi la confiance des femmes auxquelles il demandait de témoigner et réclamant la démission de sa directrice Maya Morsi.
« Toute femme qui se lance dans la bataille et s’exprime à propos de harcèlement sexuel ou de viol connaît les conséquences. Mais après le succès de la campagne contre le harceleur et violeur en série Ahmed Zaki, nous pensions que le gouvernement était de ce côté », a déclaré un militant d’Assault Police à MEE, s’exprimant sous couvert d’anonymat.
« Désormais, aucune femme, quelle que soit la gravité du viol, n’osera se présenter devant les autorités sachant qu’elle pourrait être dénigrée voire inculpée de débauche », a déclaré ce militant, ajoutant que plusieurs comptes sur les réseaux sociaux et groupes de solidarité et de discussion en ligne allaient désormais fermer pour éviter les représailles de l’État.
Un autre activiste proche de « Gang Rapists of Cairo », un compte Instagram anonyme qui a abouti à la campagne révélant l’agression présumée de 2014, a déclaré à MEE : « L’Égypte a pris une affaire de viol parfaitement limpide, avec littéralement des preuves photo et vidéo, et l’a transformée en affaires d’homosexualité et d’orgies, en blâmant la victime. »
L’activiste indique que c’était une erreur de supposer que l’autorisation préalable du Parlement pour une proposition de loi sur la « confidentialité totale » des rescapés d’agressions et de harcèlement sexuels était un signe de progrès.
« Nous étions tellement naïfs de penser que l’Égypte, qui ordonne des tests de virginité sur les manifestantes et emprisonne des jeunes qui se produisent sur TikTok, prendrait position pour les droits des femmes »
- Un activiste
« Nous étions tellement naïfs de penser que l’Égypte, qui ordonne des tests de virginité sur les manifestantes et emprisonne des jeunes qui se produisent sur TikTok, prendrait position pour les droits des femmes », déclare la source.
En fin de compte, pour les autorités égyptiennes, la réputation du pays prend le dessus sur toute préoccupation concernant le bien-être des femmes.
Mohamed al-Ghoul, membre de la commission des droits de l’homme du Parlement égyptien, a déclaré à MEE qu’il ne faisait aucun doute pour lui que le ministère public soutiendrait les droits de la femme violée.
Néanmoins, a-t-il ajouté, « nous ne devrions pas croire toutes les informations qui circulent sur les réseaux sociaux, car certaines sont présentées de façon sensationnelle et peuvent être utilisées par des ennemis pour répandre des informations négatives à propos du pays ».
Cette question est rapidement devenue un sujet que les médias étatiques égyptiens lient à l’opposition en exil du pays.
Le journal ultranationaliste Al-Gomhoryia a accusé le fils de l’ancien candidat à la présidentielle Ayman Nour, Shady, d’avoir participé à une « campagne contre les institutions de l’État » en accusant les autorités d’essayer de couvrir cette affaire.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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