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Sarah Hegazy, 30 ans, victime de l’homophobie d’État

Le suicide de la militante égyptienne Sarah Hegazy soulève la question de l’homophobie d’État dans les pays arabo-musulmans et pointe le manque de solidarité des progressistes de la région
Avant de mettre fin à ses jours, Sarah Hegazy a laissé un mot : « À mes frères et sœurs – j’ai essayé de trouver le salut mais j’ai échoué » (Twitter)
Avant de mettre fin à ses jours, Sarah Hegazy a laissé un mot : « À mes frères et sœurs – j’ai essayé de trouver le salut mais j’ai échoué » (Twitter)

La presse internationale, à l’instar du New York Times, s’est émue du suicide de Sarah Hegazy, une militante égyptienne qui avait trouvé refuge au Canada en 2018. Ce drame, survenu à Toronto le 14 juin, ne saurait toutefois être relégué au rang de banal fait divers.

En effet, il met en lumière la persécution des homosexuels par le régime égyptien et, plus largement, soulève la question de l’homophobie d’État dans les pays arabo-musulmans.

Le calvaire de Sarah Hegazy a débuté le 22 septembre 2017 au Caire. La jeune femme assiste en soirée au concert de la formation libanaise de rock alternatif Mashrou’ Leila, dont le chanteur, Hamed Sinno, assume ouvertement son homosexualité. Parmi les 35 000 personnes rassemblées au Cairo Festival City, un groupe de spectateurs agite un drapeau arc-en-ciel, devenu un symbole LGBTQI+. Cet acte isolé donne lieu, dès le lendemain, à une vague de répression ciblant des individus identifiés comme homosexuels.

La présence du drapeau arc-en-ciel, devenu un symbole LGBTQI+, au Cairo Festival City en 2017 a entraîné une vague de répression ciblant des individus identifiés comme homosexuels (Twitter/Amr Magdi)
La présence du drapeau arc-en-ciel, devenu un symbole LGBTQI+, au Cairo Festival City en 2017 a entraîné une vague de répression ciblant des individus identifiés comme homosexuels (Twitter/Amr Magdi)

D’après l’agence Reuters, une trentaine de personnes ont été arrêtées par la police égyptienne – certaines ont subi des examens anaux forcés, agissements dénoncés par Amnesty International qui parle alors de véritable « campagne de répression homophobe » –, avant d’être poursuivies par les autorités pour « promotion de la déviance sexuelle » ou « débauche ».

Début octobre 2017, le nom de Sarah Hegazy – accusée avec deux hommes d’avoir « formé un groupe contraire à la loi » et de « propager son idée » – apparaît dans la presse étrangère qui la présente comme « la première femme à être impliquée dans ce genre d’affaire depuis de nombreuses années ».

Durant sa détention, elle est torturée par des policiers qui lui infligent des chocs électriques et lui imposent l’isolement carcéral. Pourtant, son martyr ne s’arrête pas là. « La police incite les autres détenues à l’agresser sexuellement et à abuser d’elle verbalement » comme l’indique la chercheuse Rasha Younes. La jeune Égyptienne sera libérée sous caution au bout de trois mois, après un séjour dans un hôpital psychiatrique.

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Dans un article paru au moment des faits dans le trimestriel américain de gauche Jacobin, le journaliste égyptien et militant socialiste Hossam El-Hamalawy éclaire une autre facette de Sarah Hegazy : celle-ci a « démissionné du parti de gauche Pain et Liberté peu avant son arrestation parce que l’organisation avait refusé d’exprimer sa solidarité avec la communauté LGBT. » En effet, dans un communiqué publié début octobre 2017 sur sa page Facebook, l’organisation réclame la libération de la militante, arrêtée à son domicile, tout en restant vague sur les motifs de son interpellation, évitant ainsi d’aborder explicitement la question de la répression sexuelle.

Cela s’explique sans doute par le climat de « chasse aux sorcières » anti-gay qui règne alors en Égypte.

Un imam de la mosquée d’al-Azhar déclare dans un prêche que son institution « combattra avec force la dégénérescence et la déviance sexuelles », tandis que le Conseil suprême de régulation des médias – un organisme étatique – interdit toute « promotion de l’homosexualité » qu’il qualifie de « maladie honteuse à cacher ».

Une génération qui s’est politisée avec le Printemps arabe

De fait, l’ensemble de la classe politique égyptienne – y compris les opposants au régime dictatorial d’Abdel Fattah al-Sissi – a suivi cette tendance ou a peiné à s’en démarquer. À l’exception notable du parti trotskiste al-Ishtirakiyun al-Thawriyun (Socialistes révolutionnaires) qui a, fin septembre 2017, explicitement dénoncé la campagne de haine ciblant les homosexuels.

Cette prise de position courageuse, qui tranche avec la rigidité de nombreux groupes marxistes sur la question sexuelle, a été commentée favorablement par l’auteur égyptien Mahammad Fathy Kalfat dans Mada Masr. Celui-ci y a vu « l’aboutissement d’un développement qualitatif qui a débuté au cours des dernières années. Nous semblons maintenant avoir un véritable mouvement féministe en Égypte, souvent radical, et loin du discours élitiste des femmes du Parti national démocratique. »

En réalité, la trajectoire de Sarah Hegazy illustre l’évolution d’une génération qui s’est politisée avec le Printemps arabe comme l’atteste son portrait publié dans Le Monde.

Née en 1989, elle est salafiste durant sa scolarité au collège et au lycée. Quand la révolution chasse Hosni Moubarak du pouvoir en 2011, l’étudiante s’ouvre à la pensée du communiste Karl Marx et de la féministe Simone de Beauvoir.

https://www.facebook.com/bnteman/posts/119315393160737

Progressivement, elle assume à la fois son homosexualité et son athéisme – entre-temps, l’ex-musulmane avait ôté son voile – tout en participant à la fondation du parti socialiste Eish we Horria (Pain et Liberté), lancé fin 2013 pour « promouvoir les valeurs de la révolution, un réel développement et la redistribution de la richesse au profit de la classe ouvrière. »

En brandissant le drapeau arc-en-ciel le soir du 22 septembre 2017, la militante égyptienne avait alors le sentiment de « se déclarer ouvertement dans une société qui hait tout ce qui est différent de la norme », ainsi qu’elle le déclarait à Deutsche Welle peu après sa libération.

Un an après cet événement qui a constitué un tournant décisif pour celle qui n’avait pas encore 30 ans, Sarah Hegazy a écrit un texte pour Mada Masr dans lequel elle fustigeait aussi bien les autorités égyptiennes que les islamistes, sans pour autant épargner sa propre société : « Quiconque diffère, quiconque n’est pas un homme hétérosexuel musulman sunnite qui soutien le régime en place, est considéré comme persécuté, intouchable ou mort. La société a applaudi le régime quand il m’a arrêtée, moi et Ahmed Alaa, le jeune qui a tout perdu pour avoir porté le drapeau arc-en-ciel. Les Frères musulmans, les salafistes et les extrémistes sont finalement tombés d’accord avec les pouvoirs en place : ils sont d’accord nous concernant. Ils sont d’accord sur la violence, la haine, les préjugés et la persécution. Ils sont probablement les deux faces d’une même pièce. »

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La militante ne pouvait cependant pas oublier ses amis, trop rares, et ses ennemis, très nombreux, en raison de sa remise en cause frontale des normes patriarcales ou religieuses en vigueur dans une société conservatrice soumise à un régime autoritaire.

Contrainte à l’exil, elle rejoint le Canada en septembre 2018 sans parvenir à surmonter le traumatisme causé par les tortures et la détention. Mais elle n’a pas abandonné son combat pour autant puisque celle qui s’affirmait « communiste » a rejoint le Spring Socialist Network dès sa fondation.

Avant de mettre fin à ses jours, Sarah Hegazy a laissé un mot : « À mes frères et sœurs – j’ai essayé de trouver le salut mais j’ai échoué, pardonnez-moi. À mes amis – l’épreuve est dure et je suis trop faible pour l’affronter, pardonnez-moi. Au monde – tu as été extrêmement cruel, mais je te pardonne. »

Sarah Hegazy a-t-elle échoué ? Son audace a plutôt mis en lumière la faillite de nombreux démocrates et progressistes du monde arabo-musulman, bien trop frileux pour déchirer le voile de l’hypocrisie sociale, car tenus tous autant qu’ils sont par des calculs politiques à courte vue ou bloqués par des barrières psychologiques qu’ils se révèlent incapables de remettre en question, souvent pour des considérations idéologiques et générationnelles.

Sarah Hegazy doit-elle être pardonnée ? Son sacrifice ne sera pas vain si les individus désireux de donner un sens véritable aux notions de liberté et d’égalité dans le monde arabo-musulman – et bien au-delà – s’entendent pour ne pas faire de lutte contre l’homophobie d’État – et donc pour la dépénalisation de l’homosexualité, et, par extension, du désir entre adultes consentants – un enjeu secondaire.

S’ils s’entendent pour ne pas opposer les luttes sociales et la consécration de la liberté de conscience ; s’ils s’entendent, enfin, pour faire en sorte que les empêcheurs de tourner en rond ne soient plus inquiétés pour un trait d’humour profane sous le soleil de Tunis ou pour avoir fait briller les couleurs de l’arc-en-ciel dans la nuit du Caire.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Docteur en science politique, Nedjib Sidi Moussa est l’auteur d’Algérie, une autre histoire de l’indépendance (PUF, 2019) et de La Fabrique du musulman (Libertalia, 2017). Vous pouvez le suivre sur son site personnel : sinedjib.com
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