Le sculpteur égyptien qui fit sourire le Sphinx
L’artiste égyptien Adam Henein, décédé au printemps dernier, ne se contenta pas de s’inspirer de Égypte antique pour ses sculptures. Il fit sourire le Sphinx – et peut-être même respirer.
Il y a environ 30 ans, Adam Henein rejoint en tant que sculpteur ce que l’on pourrait décrire comme le projet de conservation le plus long de l’histoire, dans une phase critique du travail de restauration et de remplacement de la pierre sur le Sphinx de Gizeh. Il fut décoré pour ses efforts par le gouvernement égyptien.
« J’ai raconté à Adam Henein une histoire qui l’a fait rire », relate Zahi Hawass, célèbre archéologue égyptien et directeur général des pyramides de Gizeh à l’époque. « Je lui ai dit que lorsque je suis arrivé au Sphinx en 1987 et que j’ai découvert qu’il avait perdu une partie de son épaule droite, j’ai eu l’impression qu’il pleurait.
« Mais nous avons restauré le Sphinx et je suis venu le revoir, et le Sphinx souriait. »
Adam Henein naquit en 1929 dans une famille de ferronniers du Caire. Il aimait à raconter aux médias qu’à l’âge de 8 ans environ, il effectua une visite scolaire au musée des antiquités égyptiennes. Profondément touché par les anciennes sculptures pharaoniques qui s’y trouvaient, il produisit une statuette en argile du pharaon Ramsès II, qu’il présenta à son père, orfèvre.
À sa mort en mai, à l’âge de 91 ans, Henein a été pleuré comme l’un des artistes les plus appréciés et les plus populaires d’Égypte, connu pour ses peintures sur papyrus à base de pigments naturels et de gomme arabique, mais surtout pour ses sculptures en bronze ou en granit. Il représenta son pays à la Biennale de Venise et exposa au Metropolitan Museum of Art de New York.
L’influence de la sculpture pharaonique sur son travail se fait constamment sentir, notamment dans les lignes claires et calmes des bateaux et oiseaux abstraits.
« La plupart de son travail est influencé par l’art égyptien antique, d’une manière très subtile qui le caractérise. Vous le trouverez dans les détails, les compositions, le volume », explique Karim Francis, l’ancien marchand d’art de Henein, qui a travaillé avec lui pendant vingt ans.
L’immobilité fuselée des abstraits d’oiseaux d’Adam Henein semble rappeler les faucons de l’Égypte antique ou un chien sur ses gardes, un clin d’œil peut-être au dieu Anubis aux oreilles pointues. Son coq est presque hiéroglyphique.
Adam Henein obtint son diplôme de sculpteur à l’Académie des beaux-arts du Caire en 1953. Lors d’une visite à Paris en 1971 pour une exposition d’art contemporain égyptien, il décida de s’installer dans la ville et y résida pendant près de 25 ans.
L’esthétique égyptienne lui manqua peut-être à Paris, remarque Rose Issa, conservatrice et écrivaine reconnue sur l’art moyen-oriental. Mais en même temps, « il a pu y voir comment l’art déco, les vieux cinémas et la plupart de la modernité du début du XXe siècle étaient inspirés par les antiquités égyptiennes ou pharaoniques – les lignes, pures, simples, modernes… – les meubles art déco, les décors de cinéma, les costumes de danse, tout ce qui naissait en Russie, à Hollywood… l’influence pharaonique était partout », rappelle-t-elle.
« Le Sphinx, sur lequel il a travaillé et dont il a supervisé la restauration pendant des années, faisait vraiment partie de sa vie, de son esprit, [c’était] son ami », ajoute la spécialiste. « La nature et les racines d’un individu ressortent plus facilement lorsqu’il vit hors de son pays. Mais [Henein] a toujours gardé le sien dans son cœur. »
Reconstruire le Sphinx
Toutefois, quand Adam Henein se vit offrir pour la première fois la chance de travailler sur le Sphinx, la plus grande sculpture pharaonique de tous les temps, il refusa.
Le Shinx de Gizeh est en effet la sculpture monumentale monolithique la plus imposante du monde avec ses 73,5 mètres de longueur, ses 14 mètres de largeur et ses 20,22 mètres de hauteur. Les experts estiment qu’il a été sculpté sous le pharaon Khéphren vers 2550 avant JC, c’est-à-dire il y a 4 570 ans.
Dès le début, le monument nécessitait d’être entretenu ; l’érosion fit rapidement des ravages, tandis que plus d’une fois, le Sphinx dut être déterré du sable.
Il y a environ 3 000 ans, voire avant, des réparations précoces et importantes furent effectuées ; le sable fut enlevé et un mur de boue construit pour protéger la sculpture. Il semble qu’une barbe ait été ajoutée, laquelle est tombée plus tard (le British Museum en possède un fragment, mis au jour en 1817). Les Romains aussi réparèrent le Sphinx ; et l’on pense que le fameux nez fut endommagé beaucoup plus tard, au XVe siècle.
Au XXe siècle, des efforts furent déployés pour stabiliser le Sphinx, du travail de cimenterie dans les années 1920 à des travaux plus étendus de cimenterie et de revêtement dans les années 1970 et 1980. En 1988, cependant, un gros bloc de pierre se décrocha de l’épaule droite du Sphinx, suscitant des craintes quant à son état général et au fait que toute son épaule droite pût s’effondrer.
Un jour, le ministre de la Culture de l’époque, Farouk Hosny, également artiste, fit une visite d’inspection en compagnie de l’archéologue Zahi Hawass. Il constata que les récents travaux de réparation, employant du ciment moderne au milieu de roches anciennes, étaient « honteux » et avaient créé un problème beaucoup plus sérieux que ne l’était l’effondrement de l’épaule.
Il fut décidé qu’un nouveau cycle de restauration devait impliquer un sculpteur et Hosny fit appel à Henein, un vieil ami. Les deux hommes avaient exposé ensemble à plusieurs reprises, notamment au Metropolitan Museum of Art.
Farouk Hosny connaissait la manière dont Henein s’inspirait de l’art pharaonique, ses fréquentes visites dans les musées égyptiens.
Dans un premier temps cependant, le sculpteur déclina l’offre. « Il a d’abord répondu : ‘’Non, c’est une œuvre très importante, ce n’est pas quelque chose que je peux toucher’’ », se souvient Hosny.
« À ce stade, je lui ai demandé de venir vérifier les travaux de restauration. Quand il s’est rendu sur le site, il a été horrifié par la mauvaise qualité de la restauration, il s’est mis à maudire. C’est alors qu’il a accepté de prendre le relais. Il avait vu à quel point le travail était mal fait et il avait décidé de sauver [le Sphinx]. » Les restaurateurs précédents, dit-il plus tard à Hosny, étaient des « criminels » qui devaient être poursuivis en justice.
En 1989, Adam Henein fut nommé chef de l’équipe de conception, avec un deuxième sculpteur, Mahmoud Mabrouk, et une équipe de maçons. Ils travaillèrent à partir de photographies anciennes du Sphinx et d’une carte photogrammétrique. L’équipe emprunta également des photographies de la bibliothèque du Congrès des États-Unis.
« Une statue vivante »
Le projet comprenait la restauration non seulement des bras et du buste du Sphinx, mais aussi de toute la base du monument, remplaçant la pierre et le ciment dépareillés profondément à l’intérieur.
Une carrière fut localisée pour fournir la pierre correspondante, tandis que l’ancien mortier du site fut analysé pour produire un mélange similaire. Henein élabora le plan d’action sur environ dix-huit mois, précise Farouk Hosny. Fier de sa contribution, il refusa d’être rémunéré.
« Les larges pierres avaient changé toutes les proportions du Sphinx et ils avaient utilisé du ciment qui provoquait un cancer du calcaire », explique l’archéologue Zahi Hawass.
« Nous avons donc commencé un travail majeur. Le Sphinx n’avait pas juste besoin d’un archéologue comme conservateur, mais d’un sculpteur, car il fallait lui rendre ses proportions.
« J’ai dit à Adam que le Sphinx n’était pas une pierre, mais une pierre vivante. Cela l’a fait sourire et il a dit : ‘’J’ai vraiment l’impression, lorsque je le touche, de toucher une statue vivante’’. »
Le Sphinx, déclare Hawass, « est l’icône de l’Égypte. N’importe qui abandonnerait complètement son travail pour avoir l’honneur d’y travailler. J’ai la conviction qu’Adam s’était senti honoré d’être invité à travailler avec nous.
« Il n’a pas sculpté les pierres, mais il a dirigé les ouvriers de manière à savoir comment poser les pierres sur le corps du Sphinx et conserver ses proportions. »
« Le sculpteur le plus éminent de toute la région arabe »
Henein devint par la suite le fondateur – toujours avec les encouragements de son ami Farouk Hosny – du Symposium international de sculpture d’Assouan.
« Il voyait que les artistes égyptiens ne savaient plus comment utiliser le granit, le matériau utilisé par les pharaons », explique l’experte en art saoudienne Mona Khazindar, ancienne directrice générale de l’Institut du monde arabe (IMA) à Paris, qui a dirigé la rédaction d’un livre sur Adam Henein paru en 2005.
« Ils faisaient des sculptures ou des travaux en 3-D avec du bois, du métal en acier inoxydable, mais ils ne savaient pas utiliser le granit. [Henein] voulait que les sculpteurs égyptiens aient le courage d’utiliser ce matériau. »
Mona Khazindar fait partie de ceux qui décrivent Henein comme l’un des deux sculpteurs arabes les plus importants de l’époque moderne avec son compatriote égyptien Mahmoud Mokhtar, décédé en 1934 et également influencé par le style pharaonique.
Malgré cela, Henein était un homme humble, qui ne courait pas après les ventes de ses œuvres et aimait à parler du simple plaisir qu’il prenait à contempler le Nil et ses bateaux, souligne-t-elle. Un jour, il demanda à un architecte de lui construire une maison simple et paya avec une sculpture d’âne.
Cette attitude peut expliquer pourquoi le British Museum ne détient qu’une petite œuvre de Henein, une forme abstraite sur papyrus, alors que pour le sculpteur iranien Parviz Tanavoli, par exemple, il possède 23 œuvres répertoriées, notamment des estampes, des sérigraphies et deux sculptures. Le Metropolitan Museum of Art de New York dispose d’une œuvre importante de Tanavoli et aucune de Henein.
La collection de l’Institut du monde arabe comprend en revanche « Le Sage », une sculpture en granit de près de deux mètres de haut réalisée par Henei en 1996. La note indique que le travail de l’Égyptien est influencé par sa profonde connaissance de la statuaire pharaonique – notamment grâce à sa restauration du Sphinx –, qui lui a permis de développer un sens particulier du volume et du toucher évoquant un sentiment de sérénité et de contemplation silencieuse.
Une deuxième œuvre exposée à l’IMA, intitulée « Paysage gris », est un travail sur papyrus ressemblant au grès ou au granit mais réalisée avec des grains de couleur pointilliste. La Barjeel Art Foundation aux Émirats arabes unis et la Dalloul Art Foundation à Beyrouth détiennent également les œuvres de Henein.
La réputation de l’artiste égyptien continuera probablement de croître. Sa maison dans le quartier de Harraneya, non loin de Gizeh, est un musée depuis 2014 : un bâtiment de trois étages agrémenté d’un jardin où sont exposées ses sculptures et peintures.
En outre, au moins un nouvel ouvrage sur l’artiste est en cours de préparation. Le ministère égyptien de la Culture prépare par ailleurs une exposition en son honneur dans le somptueux palais d’Aisha Fahmy, sur les rives du Nil, un centre de la scène artistique cairote.
« Adam Henein est désormais le sculpteur le plus éminent non seulement d’Égypte mais de toute la région arabe », soutient fièrement son ami Farouk Hosny.
Traduit de l’anglais (original).
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