Maroc : les dessous d’une offensive américaine pour contrer les Russes et les Chinois
Depuis quelques semaines, les États-Unis ont entamé un renforcement de leurs relations avec le Maroc à plusieurs niveaux.
Alors que la visite du secrétaire d’État adjoint américain aux Affaires du Proche-Orient, David Schenker, a été annoncée pour les jours à venir, Mark Esper, le chef du Pentagone, a signé début octobre un accord de coopération militaire sur une période de dix ans (jusqu’en 2030) avec le Maroc, le « plus ancien allié de Washington » selon la terminologie du secrétaire américain à la Défense.
Ce dernier, qui vient de terminer une tournée dans les pays du Maghreb afin de renforcer la coopération militaire en matière de lutte antiterroriste, de sécurité en Afrique du Nord, en Libye et au Sahel, a paraphé à Rabat un accord de coopération militaire qui cristallise l’engagement du Maroc aux côtés des États-Unis.
Deux jours auparavant, Mark Esper signait un accord identique avec la Tunisie, « allié majeur » dans la région, sur la même durée, à savoir dix ans.
Une « feuille de route » entre Washington et Rabat
À Rabat, le ministre américain a relevé que le Maroc et les États-Unis travaillaient étroitement pour faire face aux défis d’un contexte de sécurité complexe allant du contre-terrorisme et d’autres menaces transnationales à l’instabilité régionale et à des sujets stratégiques plus larges.
De son côté, le chef de la diplomatie marocaine, Nasser Bourita, a qualifié cet accord de « feuille de route ». Il a assuré que celle-ci réaffirmait clairement que l’alliance entre Washington et Rabat était forte et faite pour durer face à des défis majeurs comme le terrorisme, l’extrémisme violent et toutes les formes de séparatisme.
En fort recul sur le continent africain depuis leur débâcle en Somalie, les Américains comptent user de ces accords pour contrer l’influence de leurs rivaux chinois et russes.
Mark Esper n’a pas caché lors de son escale en Tunisie que le renforcement de la coopération militaire visait à faire face à la concurrence stratégique de la Chine et de la Russie, au comportement « prédateur, mauvais et coercitif ».
Lors de son escale marocaine, Mark Esper a rencontré, en plus du ministre des Affaires étrangères, deux grosses pointures de l’establishment militaire : l’inspecteur général des Forces armées royales (FAR), le général de corps d’armée Abdelfattah Louarak, et le ministre délégué à l’Administration de la défense nationale, Abdellatif Loudiyi.
Depuis des décennies, le Maroc et les États-Unis coopèrent étroitement sur le plan militaire. Le royaume abrite chaque année le plus grand exercice militaire du continent, African Lion, sous le commandement militaire américain pour l’Afrique (AFRICOM).
Le 22 septembre, le Center for International Policy, basé à Washington, a publié un rapport sur les principaux fournisseurs et destinataires d’armes dans la région MENA entre 2015 et 2019. Il en ressort que le Maroc importe plus de 90 % de ses armes conventionnelles des États-Unis.
Le Maroc, premier importateur d’armes américaines
En se basant sur les données collectées par le Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI), le think tank américain soutient que les États-Unis sont le premier fournisseur du Maroc en armes conventionnelles au cours de la période étudiée avec un pourcentage de 91 %, qui devance ainsi Israël avec 78 %, l’Arabie saoudite avec 74 % et la Jordanie et le Liban avec 73 %.
Ces données confirment que le Maroc reste un client fidèle des États-Unis quant à la fourniture d’armes conventionnelles (avions de combat, navires, chars, véhicules blindés, bombes et missiles – mais pas les armes légères). La France, avec 9 %, et de la Grande-Bretagne, 0,3 %, sont également des fournisseurs du royaume.
Un des faits marquants dégagés dans ce rapport est qu’en comparant les deux périodes 2010-2014 et 2015-2019, on constate que le Maroc achète moins d’armes, puisque ses achats ont diminué de 62,01 %, contrairement à l’Algérie, client majeur des Russes dans la fourniture d’armes (67,78 %) qui, elle, a augmenté ses achats d’armes pour la même période de 70,78 %.
Le Maroc achète moins d’armes, contrairement à l’Algérie, client majeur des Russes dans la fourniture d’armes
Le timing de la visite de Mark Esper au Maghreb et plus particulièrement au Maroc n’est pas anodin. Cette visite intervient presque concomitamment avec la reprise du dialogue interlibyen à Bouznika, en présence de parlementaires des deux camps rivaux.
Mike Pompeo, chef de la diplomatie américaine, s’était rendu au Maroc en décembre 2019 pour aborder l’instabilité en Libye et la situation au Sahel.
Le dialogue interlibyen, sous les bons auspices du Maroc, a réalisé d’importants progrès, notamment en ce qui concerne la répartition des institutions régaliennes libyennes, notamment la Banque centrale, la haute commission électorale et la commission anticorruption.
La signature de l’accord de coopération militaire entre Washington et Rabat intervient aussi au lendemain de la visite éclair de Nasser Bourita au Mali, au cours de laquelle il s’est entretenu avec les deux nouveaux hommes forts du pays, le président de transition, Bah N’Daw, et son vice-président, le colonel Assimi Goïta, chef de la junte qui a renversé en août le président Ibrahim Boubakar Keïta.
Une fois Nasser Bourita rentré au Maroc, c’était au tour de l’envoyé spécial américain pour le Sahel, Peter Pham, de se rendre à Bamako pour y rencontrer les dignitaires politiques et militaires maliens.
Concerto pour deux voix diplomatiques
La veille de la visite de Mark Esper à Rabat, le Pentagone avait indiqué que cette tournée visait à consolider la coopération stratégique avec le Maroc et à renforcer les relations déjà étroites dans le domaine de la sécurité.
À cet égard, Abdellatif Hammouchi, chef du pôle DGSN-DGST (police, renseignements et contre-espionnage), a rencontré, le 24 septembre, David Fischer, ambassadeur des États-Unis à Rabat.
Cette rencontre reflète, selon la presse américaine, l’exemplarité des relations sécuritaires entre les deux pays, qui ont évolué depuis les attentats meurtriers de 2003 au Maroc.
En 2019, une rencontre avait eu lieu entre Pompeo et Abdellatif Hammouchi, qui serait amené à jouer un rôle de premier rang au sein du futur conseil de la sécurité nationale marocaine
Cette réunion incarne aussi la place qu’occupe le Maroc dans le concert des nations en matière de lutte antiterroriste. Ce genre de rencontres a tendance à devenir périodique et cela reflète l’excellence des liens de coopération sécuritaire entre les deux États.
Rappelons qu’en décembre 2019, une rencontre similaire avait eu lieu entre Mike Pompeo, actuel secrétaire d’État américain et ancien patron de la CIA, et Abdellatif Hammouchi, qui serait amené, selon plusieurs sources, à jouer un rôle de premier rang au sein du futur conseil de la sécurité nationale marocaine.
Entre les deux hommes, qui se connaissent bien depuis l’époque où l’Américain officiait à la tête de la CIA, ont été évoqués des sujets sécuritaires d’intérêt commun comme l’extrémisme violent, le crime organisé et l’interconnexion entre ces deux phénomènes en Afrique du Nord et au Sahel ainsi que les moyens à mobiliser pour rehausser le niveau de leur coopération.
Rencontres sécuritaires de haut niveau
Le journal américain Los Angeles Times n’a pas manqué de souligner que la coopération bilatérale entre les services sécuritaires des deux pays, qui remonte à vingt ans, est donnée souvent en exemple.
Depuis que le Maroc s’est inscrit dans la lutte internationale contre le terrorisme, les services marocains ont donné de précieux renseignements aux sécuritaires américains, qui leur ont permis d’attaquer de façon ciblée et réussie de nombreux objectifs d’al-Qaïda.
L’offensive américaine au Maroc a aussi concerné les protocoles diplomatiques. Début septembre, le Maroc et les États-Unis ont signé un accord de consolidation des privilèges et de l’immunité diplomatiques, qualifié de « nouvelle avancée » dans les relations d’amitié ancestrale entre les États-Unis et le Maroc, a estimé Mike Pompeo dans une visioconférence avec son homologue marocain.
L’offensive américaine au Maroc aurait été amputée d’un grand pan si le volet économique avait été absent. Ce dernier a été, ces derniers temps, au centre de la visite d’une haute délégation américaine présidée par Adam Boehler, chef exécutif de l’US International Development Finance Corporation (DFC). Adam Boehler était accompagné de représentants du National Council of Security, le Conseil à la sécurité nationale relevant de la Maison-Blanche, de l’Export-Import Bank of USA, des représentants du département américain de l’Énergie et du ministère du Commerce.
Cette visite visait à consolider le partenariat économique entre le Maroc et les États-Unis et promouvoir les investissements américains au Maroc à travers la DFC afin de renforcer la résilience du royaume face à la pandémie de coronavirus.
Elle visait aussi à renforcer le leadership économique du Maroc sur le plan régional et son rôle de moteur de croissance pour le continent africain.
Adam Boehler, toujours accompagné de l’ambassadeur des États-Unis au Maroc, a ainsi tenu des réunions marathon avec plusieurs hauts responsables marocains.
Appui américain à la réforme de l’enseignement
Par ailleurs, les États-Unis ont procédé le 16 septembre au lancement officiel du programme de partenariat pour l’enseignement supérieur.
Doté d’un budget de cinq millions de dollars sur cinq ans, ce programme émane d’un partenariat entre le ministère de l’Éducation et l’agence américaine de développement international (USAID) en vigueur depuis une décennie.
Les fonds devraient servir à renforcer les efforts du département de tutelle pour mettre en œuvre la loi cadre 51-17 ciblant en particulier la formation initiale des enseignants de l’enseignement primaire. Depuis 2010, les États-Unis appuient le vaste chantier de la réforme de l’enseignement. Ils ont investi plus de 250 millions de dollars à travers un ensemble de programmes.
Dans la guerre des axes qui bat son plein, les Américains essaient de renforcer leurs soutiens à l’étranger, plus spécialement au Maghreb et au Sahel
Il ressort de ce qui précède que les États-Unis veulent non seulement renforcer leurs relations avec le Maroc, mais aussi avec la Tunisie et l’Algérie. Cette dernière, plus proche de Moscou et de Pékin, risque de garder ses distances avec Washington.
Aujourd’hui, dans la guerre des axes qui bat son plein, les Américains essaient de renforcer leurs soutiens à l’étranger, plus spécialement au Maghreb et au Sahel. Cette offensive fait partie des tentatives de l’administration de Donald Trump, « fragilisé » par sa gestion de l’épidémie, pour reprendre pied en Afrique.
Éjectés militairement de la Somalie, les États-Unis gardent une présence militaire en Afrique via l’AFRICOM et les différentes missions de l’ONU. Washington voit d’un mauvais œil l’influence grandissante de la Chine et de la Russie dans le continent.
La création d’une base d’espionnage dans les îles de Socotra au Yémen et le contrôle de facto du détroit de Gibraltar s’inscrivent dans le cadre de la surveillance de leurs mauvaises influences « coercitives ».
Le fait que la visite à Bamako du chef de la diplomatie marocaine, Nasser Bourita, rejoigne celle de Peter Pham, envoyé spécial des États-Unis pour le Sahel, illustre bien qu’une concertation existe entre les deux pays sur ce dossier.
Par ailleurs, l’importance de la rive sud de la Méditerranée et du détroit de Gibraltar fait du Maghreb un lieu stratégique pour la première puissance militaire.
Quelle contrepartie pour le Maroc ?
L’instabilité et la guerre des axes en Libye ont montré à quel point les Américains avaient besoin de renforcer leur dispositif militaire et sécuritaire.
La signature des accords de coopération militaire avec la Tunisie et le Maroc s’inscrit dans ce sillage. Aujourd’hui, les États-Unis sont décidés à donner une portée « stratégique », selon les termes utilisés, à leurs relations avec le Maroc.
Le Maroc, qui a choisi de ne pas s’aligner sur une grande puissance en particulier, notamment en signant de nombreux accords avec la Russie et la Chine, semble courtisé par Washington pour lui permettre de mieux affirmer sa présence en Afrique, notamment au Sahel. Mais pas uniquement, puisque depuis quelques années, la présence américaine marque des points notables en Afrique de l’Est, notamment au large de l’océan Indien.
Les Américains devraient cependant rencontrer un obstacle à leur influence en Afrique en raison des turbulences qui secouent les relations entre les Émirats arabes unis et le Maroc depuis bientôt trois ans.
Les Américains peuvent se servir des Émiratis dans l’est de l’Afrique, mais les résultats seront plus importants s’ils ramènent les relations entre Rabat et Abou Dabi au beau fixe.
En contrepartie de son appui « stratégique », sécuritaire et militaire, le Maroc pourrait bénéficier du soutien des Américains dans le dossier du Sahara occidental, notamment au niveau du Conseil de sécurité de l’ONU.
Le royaume milite depuis un certain nombre d’années pour secouer le statu quo en vue d’amener le Front Polisario et ses parrains à accepter le plan d’autonomie proposé par Rabat.
Les États-Unis et la France restent, pour le moment, du côté de Rabat mais, depuis longtemps, le Maroc sait pertinemment que la position américaine sur ce dossier varie du tout au tout selon qui occupe la Maison-Blanche, démocrates ou républicains. Et nous sommes à quelques semaines d’élections présidentielles cruciales.
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