« Une grande gifle » : à Jérusalem, les Arméniens meurtris par le soutien d’Israël à l’Azerbaïdjan
Depuis le 27 septembre, le quartier arménien de la vieille ville de Jérusalem vit au rythme de la guerre qui a déchiré la « mère patrie », si loin mais si proche, pour le contrôle de la région azerbaïdjanaise du Haut-Karabakh, revendiquée par des séparatistes arméniens soutenus par Erevan.
« Nous sommes extrêmement tristes, nous nous endormons et nous réveillons avec les gens d’Artsakh », articule d’une voix grave frère Koryoun Baghdasaryan, le chancelier du patriarcat arménien de Jérusalem, qui utilise le nom arménien du Haut-Karabakh.
Comme lui, nombreux sont ceux qui, depuis Jérusalem, ont pleuré l’un des leurs tombés trop tôt, ont tremblé pour ceux partis au front ou ont tout simplement contemplé, impuissants, l’immense défaite qui les attendait.
Le cessez-le-feu conclu le 9 novembre ne laisse plus de place au doute : l’Arménie a perdu la bataille, l’Azerbaïdjan récupère de larges pans du territoire et surtout l’Histoire, cruelle, se répète. Personne n’est venu en aide aux Arméniens.
Une ombre sur le visage, l’historien George Hintlian, l’un des piliers de la communauté à Jérusalem, raconte à Middle East Eye cette guerre perdue d’avance : « L’Artsakh est un énorme symbole pour les Arméniens. L’hiver était censé être notre plus grand allié, nous sommes comme les bédouins palestiniens ici, nous connaissons chaque grotte, chaque recoin. Mais nous sommes dépassés : l’Azerbaïdjan mène une guerre avec des drones, des avions de chasse, des missiles à longue portée et des bombes à fragmentation. »
Samedi, les Arméniens ont annoncé avoir perdu plus de 2 300 de leurs soldats. L’Azerbaïdjan n’a pas communiqué sur ses pertes. Fin octobre, le président russe annonçait 5 000 morts dans les deux camps, un chiffre bien plus élevé que ce que n’admettaient à l’époque les officiels arméniens ou azerbaïdjanais.
« Je suis très frustré, déçu, qu’il n’y ait pas de compassion au sein du public israélien, personne chez les intellectuels qui dise : ‘’Stop ! Arrêtez de livrer des armes à l’Azerbaïdjan qui détruit l’Arménie’’ »
- George Hintlian, historien
Selon des rapports de Human Rights Watch, il existe des preuves que les forces azerbaïdjanaises tout comme les forces arméniennes ont utilisé des armes à sous-munitions illégales contre la population civile.
Pour l’Arménie, l’Artsakh, c’est une histoire douloureuse qui a commencé par une trahison. Celle de Staline, qui décide en 1921 de rattacher cette zone en majorité chrétienne arménienne à l’Azerbaïdjan, musulmane chiite. En 1991, à l’éclatement de l’Union soviétique, le Haut-Karabakh déclare son indépendance, qui ne sera jamais reconnue par la communauté internationale.
Depuis, cette enclave où vivent 150 000 âmes attise les tensions entre Bakou et Erevan. Le conflit, gelé depuis 1994, s’est réveillé brutalement il y a un mois et demi. Et si les armes se sont tues pour l’instant, les séquelles de la guerre marqueront, elles, toute une génération.
« La plupart des blessés sont des brûlés, qui ont été blessés par des roquettes. Il y aura beaucoup de jeunes handicapés à vie », déplore George Hintlian.
Un juteux marché pour Israël
Pour les Arméniens de Jérusalem, ces blessures sont d’autant plus cruelles qu’elles ont été infligées avec la complicité des Israéliens, leurs voisins, la puissance qui les gouverne et avec laquelle ils entretiennent des relations conflictuelles.
Israël n’a jamais cessé ses livraisons d’armes à l’Azerbaïdjan pendant toute la durée du conflit ; « des drones israéliens sont activement utilisés dans la guerre contre le Haut-Karabakh [par l’armée azerbaïdjanaise] », accusait ainsi le Premier ministre arménien Nikol Pachinian dans une interview à l’un des principaux journaux israéliens, le Jerusalem Post, le 3 novembre dernier.
« Nous sommes choqués », assène frère Koryoun Baghdasaryan, « nous n’aurions jamais pensé que les Israéliens, qui sont les survivants d’un génocide, se fassent les complices du massacre des Arméniens. »
Des massacres en 1915 auraient fait entre 1,2 et 1,5 million de victimes arméniennes, tuées par les troupes ottomanes alors alliées à l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie. La Turquie refuse de qualifier ces tueries de génocide, considérant que des massacres ont eu lieu dans les deux camps.
« J’ai grandi à Jérusalem. Nous parlons d’un gouvernement qui maintient une population et des terres [palestiniennes] sous occupation depuis des décennies. Cela ne change donc pas complètement ma perception d’Israël, cela enfonce le clou »
- Setrag Balian, Arménien de Jérusalem
Le patriarche a adressé plusieurs lettres au Premier ministre israélien, au président et à certains ministres, ainsi qu’aux deux chefs rabbins du pays pour leur demander de stopper les ventes d’armes à l’Azerbaïdjan – en vain. Ce juteux marché aurait rapporté plusieurs milliards de dollars à Israël, qui est devenu le premier fournisseur d’armes de Bakou, devant la Russie.
La trahison est d’autant plus amère que l’Arménie tentait d’amorcer ces derniers mois un timide rapprochement avec Israël. Erevan venait d’ouvrir une ambassade à Tel Aviv et ce, alors même que les Israéliens n’ont jamais reconnu officiellement le génocide arménien. La lune de miel fut étonnement courte : deux semaines plus tard, le conflit éclatait dans le Haut-Karabakh et l’Arménie rappelait son ambassadeur pour consultations. Il n’est jamais revenu.
« Je n’étais pas très heureux de cette décision de toute façon, je n’étais pas optimiste, étant donné les relations d’Israël avec l’Azerbaïdjan », commente Harout Baghamian, qui dirige le Comité national arménien de Jérusalem. Lui comme d’autres ont organisé des manifestations, à Jérusalem ou Tel Aviv, pour tenter de faire entendre raison au gouvernement israélien sur les livraisons d’armes.
Tout cela « était une catharsis pour notre peuple », rétorque George Hintlian. « Israël nous accorde le droit illimité de manifester ; en somme, c’est ‘’fais ce que tu veux mon chéri !’’, mais ils veulent juste qu’on passe nos nerfs. Nous ne sommes pas débiles, ils n’ont pas l’intention de changer quoi que ce soit. »
Reste donc ce goût amer de la trahison. « Je caressais l’illusion qu’ils avaient des sentiments pour les gens qui avaient survécu à un génocide car eux, les Israéliens, ne parlent que de ça.
« Je suis très frustré, déçu, qu’il n’y ait pas de compassion au sein du public israélien, personne chez les intellectuels qui dise : ‘’Stop ! Arrêtez de livrer des armes à l’Azerbaïdjan qui détruit l’Arménie’’ », soupire l’historien.
« Arrêtez donc l’hypocrisie ! Nous sommes blessés par l’attitude passive des Israéliens. »
Setrag Balian, l’un des rares volontaires de Jérusalem venus s’installer à la frontière avec le Haut-Karabakh afin d’aider les Arméniens fuyant les combats depuis un mois, n’est quant à lui pas surpris.
« J’ai grandi à Jérusalem. Nous parlons d’un gouvernement qui maintient une population et des terres [palestiniennes] sous occupation depuis des décennies. Cela ne change donc pas complètement ma perception d’Israël, cela enfonce le clou », explique le jeune homme de 23 ans par téléphone à MEE.
Avant de lâcher, écœuré : « On paie nos impôts en Israël ; donc notre argent, quelque part, a financé les armes. »
La présence arménienne pluriséculaire en Palestine
Les Arméniens de Jérusalem entretenaient déjà une relation compliquée avec Israël, puissance occupante qui a la mainmise sur les quartiers où ils vivent et reluque leurs terres.
« Avant 1948, il y avait ici 25 000 Arméniens », raconte frère Koryoun Baghdasaryan, qui souligne que leur présence en Palestine remonte au IVe siècle après Jésus-Christ, à travers notamment l’établissement de monastères. C’est également à Jérusalem que certains prendront refuge en fuyant le génocide arménien.
Aujourd’hui, entre 2 000 et 3 000 Arméniens vivraient à Jérusalem et 800 en Cisjordanie occupée. Très attachés à la mère patrie, ils se considèrent pour beaucoup sous occupation israélienne, solidaires des Palestiniens, dont ils partagent la lutte
Mais au moment de la Nakba, l’exode des Palestiniens chassés de chez eux ou qui ont fui devant l’avancée des milices sionistes en 1948, des milliers d’Arméniens fuient aussi vers la Jordanie, le Liban et la Syrie. Beaucoup ne seront jamais autorisés à revenir par Israël. Dès 1947, certains Arméniens avaient aussi profité des politiques de relocalisation en Union soviétique et quitté volontairement la région.
Même scénario d’exode en 1967, quand Israël occupe Jérusalem-Est, la Cisjordanie et Gaza à l’issue de la guerre des Six Jours. Aujourd’hui, le prêtre estime qu’entre 2 000 et 3 000 Arméniens vivent à Jérusalem et 800 en Cisjordanie occupée.
Très attachés à la mère patrie, où ils se rendent régulièrement, ils se considèrent pour beaucoup sous occupation israélienne, solidaires des Palestiniens, dont ils partagent la lutte pour sauvegarder leurs terres.
Dans la ville sainte, certains ont la nationalité israélienne, qu’ils ont fini par acquérir souvent par commodité, afin de pouvoir voyager ; d’autres n’ont qu’un statut de résident au même titre que les Palestiniens de Jérusalem-Est.
Ils vivent coupés des autres Arméniens israéliens, quelque 7 à 8 000 personnes qui ont émigré à la chute de l’Union soviétique en revendiquant des racines juives plus ou moins lointaines et qui se sont aujourd’hui fondus dans le reste de la population israélienne.
Jeu des grandes puissances
Pour George Hintlian, le business n’explique pas tout. Dans le Haut-Karabakh s’est jouée une guerre entre puissances régionales. En étant présent aux côtés de l’Azerbaïdjan, Israël signifiait à Téhéran, sa bête noire, qu’il était à ses frontières. « Un moyen d’empêcher les Iraniens de bien dormir la nuit, sur le dos des Arméniens », estime l’historien.
À côté, la Turquie, que l’Arménie accuse d’être à la manœuvre, a envoyé des supplétifs syriens pour combattre aux côtés de l’armée azerbaïdjanaise.
« L’agenda d’Erdoğan est assez simple, il veut turquifier l’Azerbaïdjan », pense George Hintlian.
Au milieu, la Russie, qui « aurait pu tout stopper d’un geste », est restée étonnement prudente. « Poutine voulait donner une leçon au Premier ministre arménien Nikol Pachinian », qu’il ne percevait pas comme assez loyal, analyse l’historien. Jusqu’à, finalement, orchestrer la défaite, le 9 novembre.
« C’est très dur, on se sent brisés », admet Setrag Balian. « On est seuls. On le savait mais on n’osait se l’avouer. Là, c’est une grande gifle pour nous le rappeler. Désormais, toutes les générations d’Arméniens ont subi un génocide, un massacre ou un malheur. »
À l’en croire, la tâche de reconstruction est immense.
« La situation est encore incertaine, rien n’est stabilisé dans le Haut-Karabakh et beaucoup de questions restent en suspens. » Il appelle la diaspora à venir s’installer en grand nombre dans le Haut-Karabakh, comme un rempart en cas d’agression. Lui, pour l’instant, ne retournera pas à Jérusalem, son combat est ailleurs.
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