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« C’est comme une autoroute » : à Kerkennah, les pêcheurs tunisiens regardent les migrants se noyer en Méditerranée

L’été 2020 a connu une accélération des départs vers l’Italie depuis la Tunisie. À Kerkennah, à moins de 100 kilomètres de Lampedusa, la séparation entre les mondes s’estompe : pêcheurs, passeurs et Bons Samaritains se confondent
Une photo prise le 13 octobre 2020 montre un bateau qui transportait 29 personnes et a coulé au large des côtes tunisiennes (AFP)
Une photo prise le 13 octobre 2020 montre un bateau qui transportait 29 personnes et a coulé au large des côtes tunisiennes (AFP)
Par Matthias Raynal à KERKENNAH, Tunisie

C’est un pêcheur de Kerkennah qui découvrit le premier cadavre. Les faits remontent au 9 juin et, quatre jours plus tôt, un bateau avait fait naufrage. Soixante corps furent finalement régurgités par la mer, ceux de migrants originaires d’Afrique subsaharienne et celui du capitaine tunisien.

En pleine pandémie, alors que la Tunisie s’enfonçait dans le chômage et la crise politique, le nombre de départs depuis ses côtes a explosé. Sur les dix premiers mois de l’année, un peu plus de 40 % des migrants illégaux arrivés en Italie sont partis de Tunisie, selon Rome.

« Ce sont des chiffres jamais vus depuis 2011, depuis la vague migratoire de cette époque-là », assure à Middle East Eye Romdhane Ben Amor, chargé de communication du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES). Chaque été, avec le retour du beau temps, les bateaux reprennent la route de l’Europe, mais 2020 restera dans les mémoires.

En ce mois de juin, Karim* évoque le premier naufrage de la saison. Ce jeune habitant de Kerkennah est trop content de recevoir de la visite. Allongé sur le tapis de son salon, il vante les mérites de son archipel, ce « petit paradis », et narre la minute d’après, sans transition, une traversée.

Les pêcheurs tunisiens en première ligne de la tragédie migratoire
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Quand il y a un accident, rapporte-t-il à MEE, c’est vers Kraten, ville portuaire à l’extrémité nord des îles Kerkennah, que les courants emportent les noyés. Une fois échoués sur les rochers effilés de la côte, ils s’y accrochent et restent piégés.

Karim est un géant de plus de deux mètres. « Normal à Kerkennah, tout le monde est grand, on mange beaucoup de poisson, c’est plein de phosphore ! » Ce diplômé-chômeur, titulaire d’un master en économie, n’arrive pas à trouver de travail.

Ils sont nombreux comme lui à Kerkennah, où la pêche offre les seuls débouchés. Il lui arrive de sortir en mer quand il a besoin d’argent de poche.

En 2016, la colère de ces jeunes privés de perspective éclata au grand jour. Certains prirent la tête d’un mouvement de protestation, réclamant des retombées sociales de l’exploitation du gisement de gaz de l’archipel. Des policiers furent envoyés en nombre pour ramener le calme.

Les habitants dénoncèrent un usage excessif de la force, montrant aux journalistes venus à leur rencontre les grenades lacrymogènes qui tombaient alors dans la cour de leurs maisons. Le face-à-face fut brutal. La police abandonna Kerkennah provisoirement. Jusqu’en 2017, au moins.

Son absence favorisa l’émigration clandestine, selon Mohamed Ali Arous, représentant local de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT). Cette période a permis l’essor de réseaux bien organisés. Quelques pêcheurs font aussi passeurs, admet le syndicaliste du bout des lèvres. Lui-même est pêcheur, « comme tout le monde à Kerkennah ».

Crise écologique

Le business s’est développé sur un terreau fertile, alors que la mer est de moins en moins généreuse à cause de la pollution, de la surexploitation des ressources, à cause de « Daech » aussi, une espèce de crabe invasive venue d’Asie et surnommée ainsi parce qu’elle détruit tout. Beaucoup de pêcheurs se sont engouffrés dans l’économie très lucrative des « voyages » vers l’Italie.

Retour chez Karim. Il parle comme un dépliant touristique. On trouverait ici les eaux les plus poissonneuses de Tunisie, les meilleurs marins… Il garde le même ton quand il évoque la migration : « Les meilleurs passeurs sont Kerkenniens. »

Ces dernières années, l’archipel est devenu l’une des principales plateformes pour les traversées. Karim sait bien comment s’y prendre pour aller en Europe en toute sécurité.

« Il faut un bateau neuf ou une embarcation personnelle, que le capitaine connaisse ses défauts », explique-t-il à MEE. « Pas de surcharge bien sûr et faire attention à la météo. » Il insiste.

« Il faut un bateau neuf ou une embarcation personnelle, que le capitaine connaisse ses défauts. Pas de surcharge bien sûr et faire attention à la météo »

- Karim, chômeur de Kerkennah

À Kerkennah, où les journées sont ponctuées par les parties de jeu de cartes, Karim pioche ses métaphores dans le tarot : « La surcharge, c’est directement l’atout mort. »

Ce serait la cause principale du naufrage du début du mois de juin. Au café des pêcheurs du village de Remla, le plus gros bourg et chef-lieu de l’archipel, où s’enchaînent les tournois de belote, Karim présente les grands noms du métier, comme Ahmed*.

Crâne dégarni et sourire accroché aux lèvres, c’est un bonze imposant, de plus de 100 kilos. Très zen, il attaque directement : « Vous voulez savoir comment ça se passe pour aller en Italie ? Bah, venez faire ça en direct, c’est encore la meilleure façon de le découvrir. Ça ne dure que quelques heures et on est déjà à Lampedusa. »

Nos questions l’amusent, mais il n’en dira pas plus. Sa famille aurait déjà été condamnée pour des traversées illégales. Une fratrie composée de onze pêcheurs, un sur deux trempe dans des affaires louches, d’après notre guide, Karim.

Un douanier originaire de Kerkennah, rencontré un peu plus tard, nous confirme les activités criminelles, bien connues, de cette famille. Mais qui peut se targuer ici de rester en dehors du trafic ? Personne, assure Karim. Les pêcheurs sont des passeurs et vice versa.   

La mer ronge les corps

Kerkennah rassemble quatorze îles et îlots en enfilade, qui pointent en direction de Lampedusa.

Face à ce minuscule bout d’Italie planté au milieu de la Méditerranée, l’archipel a des airs de rampe de lancement.

Pour s’y rendre, il faut emprunter un ferry à Sfax, cité côtière, deuxième plus grande ville de Tunisie. Depuis 2018 et le naufrage meurtrier d’un bateau de migrants (plus de 70 morts et plus d’une trentaine de disparus), tout le monde ne monte pas.

La Garde nationale tunisienne filtre l’entrée. Par une belle soirée estivale se présente un groupe d’étudiants originaires de Djibouti. « Aujourd’hui, ça ne va pas être possible », annonce l’agent des forces de l’ordre, l’air faussement désolé, mais, dans le fond, vraiment amusé par la situation.

Il désigne d’autres touristes : « Eux, c’est pas grave, c’est des Français, ils ne vont pas partir en Italie », lance-t-il, fier de sa blague raciste. Les étudiants sont finalement autorisés à monter, après avoir montré les justificatifs qu’ils ont apportés avec eux. Carte de résident bien sûr, inscription à l’université... des documents qu’ils transportent dans un petit sac à dos.

Réaction, après dix minutes de vérifications humiliantes : « C’est comme ça. En juin dernier, ils ne m’ont pas laissé monter », raconte l’un d’entre eux à MEE, fataliste. « C’est n’importe quoi. À quoi pensent-ils ? Je suis en master, je ne vais pas tout risquer. »

Un pêcheur de Kerkennah travaille sur sa barque en bois (AFP)
Un pêcheur de Kerkennah travaille sur sa barque en bois (AFP)

Les personnes noires sont systématiquement contrôlées et, le plus souvent, refoulées. Il arrive aussi que de jeunes Tunisiens subissent un court interrogatoire, suspectés de vouloir émigrer illégalement.

Les harraga (arabe dialectal signifiant littéralement « les brûleurs de frontières ») hantent les esprits des Kerkenniens.

Habib*, un jeune, raconte le jour où son chemin a croisé celui d’un migrant. Une rencontre brutale et sordide. « Je me baladais sur la côte, j’ai trouvé un cadavre. Il ne restait plus grand-chose. Des os, un bout de dos », se souvient-il, encore sous le choc.

La mer massacre, rend méconnaissable, elle ronge les corps. Il tient à nous montrer une vidéo que son frère vient de lui envoyer. On y voit des migrants qui débarquent un à un, sur le port de Kraten. Ce sont des migrants égyptiens et yéménites partis de Libye.

L’un d’eux marche sur le ponton au ralenti, plié en deux. « Regardez celui-là, il a 70 ans on dirait ! » Habib n’en croit pas ses yeux.

Kerkennah est un nœud de circulation. Point de départ des traversées, c’est aussi une zone où croisent les bateaux de migrants venus de Sfax, parfois ceux de Libye. Les marins d’ici ont déjà tout vu.

Hichem* est l’un des plus anciens au café des pêcheurs. Il travaille depuis 1980. Le capitaine est honnête, il l’avoue, il n’a jamais sauvé personne.

« Sur les embarcations, il y a parfois 40 migrants ou plus. Moi je m’éloigne, c’est dangereux, ils peuvent récupérer mon bateau pour aller à Lampedusa. » Il intervient seulement quand le danger lui semble imminent. « On appelle la Garde nationale. C’est obligatoire. Il faut aider, tu ne peux pas voir des hommes en train de mourir et ne rien faire, c’est haram. »

Désabusé, il soupire : « On les voit jour et nuit en ce moment, les harraga ne s’arrêtent jamais. C’est comme une autoroute. »

Courant violent

En juin, la mer était difficile, au point que Skander* a refusé de sortir du port de Kraten. Casquette New York et lunettes de soleil Aviator, il est le capitaine… d’une barque d’à peine quatre mètres.

« On voit l’immigration en live. Certains se perdent en mer pendant plusieurs jours. On en a croisé, ils nous ont demandé des vivres et on a partagé avec eux. »

Mais les histoires ne sont pas toujours aussi belles. « Une fois, on est tombés sur une flouka [une barque]. On était que deux sur la nôtre, on a été obligés de couper le filet. On a eu peur qu’ils nous braquent. »

« On leur dit ‘’Vous partez pour la mort’’, mais ils s’en foutent. Plusieurs fois, on les a prévenus qu’il y aurait une tempête et ils ont refusé de rebrousser chemin »

- Skander, pêcheur de Kerkennah

De ces rencontres entre des migrants déterminés et des marins expérimentés naissent des échanges aux accents funestes : « On leur dit ‘’Vous partez pour la mort’’, mais ils s’en foutent. Plusieurs fois, on les a prévenus qu’il y aurait une tempête et ils ont refusé de rebrousser chemin. »

Skander est touché. « Mourir noyé, c’est dur. Ça nous arrive de plonger, sans bouteille, pour la pêche. Parfois, sous l’eau, on est proche de l’asphyxie, on doit vite remonter pour respirer. Donc, on imagine facilement ce que vit une personne qui meurt noyée. »

La solidarité est parfois plus forte que la crainte du détournement. Ainsi, c’est un pêcheur de Kerkennah qui a remorqué les Yéménites et les Égyptiens jusqu’au rivage, mais depuis « il est harcelé par les autorités », dénonce Skander.

« Ça faisait trois jours qu’ils avaient quitté la Libye », affirme le marin à MEE. « Ils n’avaient plus ni eau ni nourriture. La mer était agitée. S’il les avait laissés, ils seraient sûrement tous morts. »

Quand il démarre le moteur de sa flouka, il n’y a pas un centimètre carré qui ne se mette à vibrer. La voix d’Abderrazak* devient presque inaudible.

« La harga existe depuis mes débuts dans la pêche en 1987 », se remémore-t-il. De tout temps, même à l’époque de Ben Ali où « il y avait beaucoup de surveillance », « des gens ont immigré et d’autres en ont profité et gagné de l’argent ».

La révolution a temporairement abattu les remparts de la forteresse Europe, les départs se sont accélérés avant de ralentir avec la reprise en main de la situation par les nouvelles autorités.

Au naufrage de 2018, au large de Kerkennah, a succédé un nouveau tour de vis. « Ça s’est répercuté sur notre travail, notre métier de pêcheur. L’administration ne voulait plus donner d’autorisations et nous laisser travailler à cause de l’émigration clandestine. Mais c’est de la faute de l’État qui n’a pas fait son travail. »

La période a profité à quelques-uns à Kerkennah, selon Abderrazak : « Y’a des pêcheurs qui en ont beaucoup souffert et des gens qui aiment l’argent facile. » Il le jure, lui n’a jamais transporté personne en Italie. Cent soixante kilomètres que l’on peut parcourir en quatorze heures par beau temps. Mais il arrive que tout ne se passe pas comme prévu.

La flouka d’Abderrazak glisse sur une mer d’huile, soudain parcourue par un courant violent. À la surface de l’eau, un léger frémissement signale la présence de cette force qui peut venir à bout des meilleurs nageurs. Voilà l’un des dangers qui entourent Kerkennah, où la Méditerranée peut rapidement devenir un piège mortel.

* Le prénom a été modifié.

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