La longue marche pour l’égalité des enfants de l’immigration maghrébine en France
« Je suis arrivé à Vaulx-en-Velin en 1967. On arrivait d’une cité de transit pour aller vers une autre, celle du foyer Notre-Dame pour les sans-abris. C’était le seul lien avec l’extérieur, sinon on vivait en autarcie », se souvient Saïd Kebbouche, militant associatif et élu à la mairie de Vaulx-en-Velin (Rhône).
« Les plus grands ont commencé à s’occuper des plus jeunes. Nous avons créé nous-mêmes une sorte d’action sociale ».
À la fin des années 1970, les enfants des travailleurs immigrés maghrébins ont grandi. Vingt ans plus tôt, leurs parents avaient été appelés pour grossir les rangs des ouvriers dans les usines afin de contribuer à la reconstruction de la France après la Seconde Guerre mondiale.
Arrivée à l’âge adulte, cette première génération née en France fait l’expérience de discriminations profondes. Logements insalubres (bidonvilles), crimes racistes et sécuritaires, absence de vie culturelle et de perspectives professionnelles rythment dramatiquement la vie de cette jeunesse qui tente de trouver sa place.
Leurs aspirations aux attributs de la citoyenneté française (liberté, égalité, fraternité) viennent rompre brutalement le fameux « mythe du retour », volonté affichée des autorités de voir repartir les travailleurs immigrés qui ont participé à l’essor économique des Trente Glorieuses. C’était sans compter l’enracinement à l’œuvre de leurs enfants, qui ne connaissent que la France et ignorent tout ou presque de leur pays d’origine.
Les premiers mouvements militants naissent alors, notamment à Lyon, au début des années 1980 : « C’était l’émergence des JALB [Jeunes Arabes de Lyon et banlieue], de Zaama d’banlieue. On s’est retrouvés, on a échangé et construit une militance pour porter une parole forte. On était en lien avec les institutions », raconte Saïd Kebbouche.
À la marge des grandes agglomérations, au cœur des grands ensembles, futurs quartiers populaires, des collectifs de jeunes se forment afin de répondre aux problématiques particulières qui touchent les enfants de l’immigration maghrébine.
En 1976, 1,35 million de personnes originaires d’Afrique du Nord vivent alors en France (900 000 Algériens, 300 000 Marocains, 200 000 Tunisiens).
C’est dans ce contexte qu’émerge également à Lyon le groupe Carte de Séjour, dont le chanteur, Rachid Taha, se fait porte-parole du mal-être d’une génération « zéro », un qualificatif évocateur utilisé par certains militants.
Marche de 1983 : égalité des droits et non pas « droit à la différence »
La fameuse (et mal nommée) « Génération Beur » sort de l’invisibilité à l’occasion d’une initiative née d’une poignée de jeunes habitants des banlieues lyonnaises.
La Marche pour l’égalité des droits et contre le racisme est lancée à l’automne 1983, après un énième crime sécuritaire. Partie de Marseille, elle traverse 50 villes pour aller « à la rencontre de la France profonde » et « envoyer un message de paix » selon Toumi Djaidja, alors âgé de 21 ans, l’un des initiateurs, lui-même victime d’un tir policier.
Arrivées à Paris le 3 décembre, près de 100 000 personnes ont répondu à l’appel contre les crimes racistes et pour le « vivre ensemble ».
« Ils sont Maghrébins ou immigrés dans les années 1980, jeunes des cités dans les années 1990, musulmans dans les années 2000. Les expériences des inégalités amènent à former un groupe », relève Karim Taharount, historien, spécialiste de l’histoire urbaine et des mobilisations politiques issues des quartiers populaires.
Loin du communautarisme, une étiquette qui leur est souvent accolée par leurs détracteurs, les militants héritiers de l’immigration maghrébine se rassemblent sur la base d’une même revendication : la lutte contre les discriminations.
Karim Taharount a tenté d’en dresser la généalogie dans un ouvrage intitulé On est chez nous. Histoire des tentatives d’organisations politiques de l’immigration et des quartiers populaires (1981-1988), publié en 2017.
« J’ai étudié les associations qui ont tenté de s’organiser et de créer un mouvement politique national autonome pour en reconstituer l’histoire. Tout commence au niveau local. On trouve des jeunes qui organisent des activités sportives et culturelles, notamment dans les villes communistes où les quotas excluent un grand nombre d’entre eux », relève-t-il.
En effet, le nombre d’étrangers acceptés dans les clubs de football étaient limités dans certaines villes communistes, poussant certains jeunes à créer leur propre club de football, à l’instar de l’Association sportive algérienne de Villeurbanne, fondée en 1979, et ouverte à tous.
« À côté, on trouve les collectifs contre les crimes racistes et sécuritaires, qui travaillent sur des affaires en particulier. Et également les problèmes de logement des familles algériennes qui sont littéralement ‘’éduquées’’ [on apprenait aux familles habitant les bidonvilles à utiliser des sanitaires ou à entretenir un logement] avant d’accéder aux HLM. Ces trois problématiques ont amené les jeunes à se connecter, s’entraider, s’échanger des infos d’une ville à l’autre. Il y a eu des rapprochements sur des affaires concrètes pour avoir plus de poids ».
« Ils sont Maghrébins ou immigrés dans les années 1980, jeunes des cités dans les années 1990, musulmans dans les années 2000. Les expériences des inégalités amènent à former un groupe »
- Karim Taharount, historien
Très complexe, la question identitaire, au cœur de débats internes, traverse les différents mouvements militants qui se succèdent depuis une quarantaine d’années. Comment se définir, entre l’assimilation, propre à la culture française, et le besoin d’entretenir ses racines ?
Et comment se définir en interne, vis-à-vis des discriminations liées au faciès, sans être traité de communautariste, en particulier lorsque la principale revendication est le droit à l’égalité sans distinction des origines ?
« Eux-mêmes ne savent pas. Ils ont des difficultés à définir qui ils doivent défendre et à se mettre d’accord sur qui sont les principaux concernés. Il y a beaucoup d’hésitations par rapport à la nature différentes des luttes. Immigrés ? Précaires ? », interroge Karim Taharount, qui souligne l’aspect hétéroclite des mouvements militants, notamment le Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB), fondé en 1995 et objet de sa thèse de doctorat.
Les quartiers populaires, un territoire
C’est dans les années 1990 que la problématique des quartiers populaires fait son apparition dans les médias et les agendas politiques. Avec la fameuse « crise des banlieues », liée aux discriminations au territoire et au faciès, la question sociale est enfin posée.
« Il y a une évolution du terme : on parle désormais de quartiers populaires, le terme définit une appartenance territoriale. En se définissant comme jeunes des cités, ils se distancient de l’identité de l’immigration. Il y a toujours la question du racisme qui reste », ajoute Karim Taharount.
L’appartenance territoriale vient clarifier la question identitaire, insoluble dans une France qui ne reconnaît pas les communautés selon l’article 1 de la Constitution, qui « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ».
L’histoire des luttes de l’immigration maghrébine, première « communauté » d’origine étrangère en France du point de vue démographique, s’inscrit dans une longue série de non-dits et de silences. Elle disparaît souvent lorsqu’un quartier populaire est rasé au nom des politiques de rénovation urbaine.
Par ailleurs, l’amplification d’un discours stigmatisant, en recrudescence ces dernières années – avec la création d’un ministère de l’Identité nationale, la déchéance de la nationalité pour les binationaux, le concept de séparatisme… –, vient plomber le moral des organisations militantes qui luttent pour l’égalité depuis maintenant 40 ans. C’est un véritable sentiment de retour à la case départ qui est partagé.
Au sein de la nouvelle génération, née dans les années 1970-1980, le travail mémoriel entamé par des chercheurs, journalistes et artistes a pour but de réveiller cet héritage qui vient rappeler la volonté depuis toujours de faire partie d’une même communauté nationale, sans distinction des origines.
C’est dans cette veine que Nabil Djedouani, réalisateur de 36 ans, originaire de Saint-Étienne, a produit un documentaire, actuellement en tournée en France : « Rock against police », nom d’une série de concerts rock initiés au début des années 1980 en banlieue parisienne, véritable exutoire pour les jeunes des cités en proie aux violences policières.
« Ce travail est né d’une volonté de mettre en lumière des réalités qu’on avait oubliées. Mettre des histoires derrière des noms », explique le réalisateur à MEE.
« ‘’Rock against police’’, c’est la culture rock dans laquelle j’ai baigné avec mes oncles. Les jeunes s’emparaient de la culture pour initier des revendications politiques. J’ai voulu faire un film musical qui aborde la politique pour comprendre les revendications de l’époque. »
Malgré l’enthousiasme qui l’habite à l’évocation de ce travail documentaire, issu d’une collecte d’archives sur plusieurs années, Nabil Djedouani se dit pessimiste quant au climat actuel de « rejet permanent ».
« Un combat perdu. Toutes ces années de lutte face à ce qu’on nous renvoie sans cesse, nos origines… », déplore-t-il. « On nous essentialise. Il ne faut plus être assignés à des choses qui nous enferment. »
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