Imaginer l’abolition du contrôle de police, source de violences raciales
Dans la soirée du 21 novembre 2020, Michel Zecler, producteur de musique, se dirige vers son studio d’enregistrement, dans le 17earrondissement parisien. Ne portant pas son masque, il est interpellé par des agents de police.
Les images qu’enregistrent les caméras fixes nous racontent ce qui se passe alors. Ceux que l’on découvrira être un brigadier et deux gardiens de la paix font irruption dans le studio et, entourant Michel Zecler, le rouent de coups. Quelques instants plus tard, une grenade lacrymogène est lancée, enfumant l’espace fermé.
Tandis qu’il hurle à l’aide et supplie qu’on appelle la police, l’homme noir de 41 ans est vigoureusement contenu puis placé en garde à vue pour des faits de violence sur personne dépositaire de l’autorité publique ainsi que pour rebellion. Au terme de 48 heures, il est libéré, l’enquête ouverte par le parquet de Paris ayant été classée sans suite.
« [Ils] ne se révoltaient pas mais simplement vivaient »
Le 26 novembre, le journaliste David Perrotin révèle la vidéo via le site en ligne Loopsider et, très rapidement, celle-ci atteint plus de dix millions de vue. Les réseaux sociaux s’emparent de ce qui devient alors une affaire, plaçant ainsi Emmanuel Macron, comme l’a titré Le Monde, « face à une crise politique ».
En effet, cette affaire qui a surgi dans le débat public – faisant suite à de nombreuses autres, tandis que l’on ignore l’ampleur de toutes celles demeurées méconnues faute d’images – a ravivé la controverse liée au projet de loi « sécurité globale », soutenu par le ministre de l’Intérieur et initié par un député de la majorité, Jean-Michel Fauvergue, qui n’est autre que l’ancien patron du RAID, unité d’élite de la police nationale.
À l’aune de l’affaire Zecler, ce projet de loi qui prévoit, notamment, de punir d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende la diffusion de l’image du visage ou de tout autre élément permettant l’identification d’un agent de police, est apparu dans la plus crue des lumières : celle d’un projet de loi fragilisant les libertés de la presse, entravant le droit d’informer et organisant juridiquement le silence pesant sur les crimes policiers, les laissant ainsi prisonniers des mémoires de leurs victimes.
Comme le rappelait le militant anti-raciste Youcef Brakni dans le cadre d’une émission de QG Le média libre, nombreuses sont les personnes décédées ou blessées à la suite d’un contrôle de police qui « ne se révoltaient pas mais simplement vivaient ».
Cette observation soulève de nombreux points dont l’un des plus cruciaux se rapporte aux logiques des pratiques professionnelles du contrôle policier, expression usuelle qui désigne toutes les formes d’arrestations survenues au sein de l’espace public.
« Invariants de l’action policière dans la mesure où on les retrouve dans l’ensemble des polices » et « manifestations de la capacité coercitive de l’État », le contrôle policier obéit à un ordre statistique et social désormais étayé et connu.
À l’aune de l’affaire Zecler, le projet de loi [« sécurité globale »] est apparu dans la plus crue des lumières : celle d’un projet fragilisant les libertés de la presse, entravant le droit d’informer et organisant juridiquement le silence pesant sur les crimes policiers
Ainsi, le rapport de la « Justice Initiative » de l’Open Society révèle, par exemple, que « les contrôles d’identité effectués par les policiers se fondent principalement sur l’apparence : non pas sur ce que les gens font, mais sur ce qu’ils sont ou paraissent être ».
Plus précisément : « Les résultats montrent que les personnes perçues comme ‘’Noires’’ (d’origine subsaharienne ou antillaise) et les personnes perçues comme ‘’Arabes’’ (originaires du Maghreb ou du Machrek) ont été contrôlées de manière disproportionnée par rapport aux personnes perçues comme ‘’Blanches’’ ».
Et encore : « Selon les sites d’observation, les Noirs couraient entre 3,3 et 11,5 fois plus de risques que les Blancs d’être contrôlés […]. Les Arabes ont été généralement plus de 7 fois plus susceptibles que les Blancs d’être contrôlés ».
Notons, également, qu’un autre facteur entre en ligne de compte : le style vestimentaire. Aussi, comme le met en évidence l’étude, « il est probable que les policiers considèrent le fait d’appartenir à une minorité visible et de porter des vêtements typiquement jeunes comme étroitement lié à une propension à commettre des infractions ou des crimes, appelant ainsi un contrôle d’identité ».
« Il fallait que ces trois policiers se sentent en confiance pour aller aussi loin dans leurs actes »
Ces précieux éléments attestent du critère racialisé du déclenchement (ou du non déclenchement) de l’opération de contrôle. Ce critère, laissé à la discrétion de l’agent de police, suggère l’existence d’un savoir policier attribuant à chaque groupe social des caractéristiques distinctives, hiérarchisées et immuables qui informent prioritairement son potentiel de dangerosité et ordonne la nécessité, en amont, de neutraliser (ou non) ce dernier.
En considérant qu’« il fallait que ces trois policier se sentent en confiance pour aller aussi loin dans leurs actes », Michel Zecler pointe avec justesse ce qui rend la violence si naturelle : la sédimentation de catégories historiques de jugement et d’action se réfèrant à ce que le chercheur Mathieu Rigouste a nommé « la généalogie coloniale et militaire » de l’ordre policier français.
Par là, il s’agit de désigner les formes de continuités, de reconfigurations et de réagencements qui, héritées du répertoire policier de maintien de l’ordre impérial au sein des sociétés colonisées, ont été mobilisées par l’État français afin de surveiller, d’encadrer et de contrôler les agissements des groupes minoritaires présents sur le territoire métropolitain.
En ce sens, le contrôle policier, fondé sur l’historicité des apparences racialisées, éclaire le mode de reconduction institutionnel d’un rapport social de pouvoir, le racisme, que la sociologue Colette Guillaumin a défini comme « une mise à part revêtue du signe de la permanence » et se réalisant « sous l’angle général de la différence de traitement de l’objet autre par rapport au sujet semblable ».
Le contrôle policier, fondé sur l’historicité des apparences racialisées, éclaire le mode de reconduction institutionnel d’un rapport social de pouvoir, le racisme
L’activation de ce rapport de pouvoir par la prise d’initiative policière – décider de contrôler par flair, par intuition – se confond alors avec une atteinte au corps à partir de laquelle la contrainte, l’entrave et la violence légale surgissent. De là, une chosification est à l’oeuvre : on fouille un homme comme on fouillerait une voiture, un domicile, un objet suspect en somme.
Il semble alors que ce soit précisément sur ce processus de réification d’un « corps d’exception », justifiant l’arbitraire de ce qui s’abbat sur lui, des injures aux coups jusqu’à la mort, que l’attention critique doit être portée.
Et de nous interroger, alors, collectivement sur ce passeport vers le racisme que constitue le contrôle policier. Afin que plus personne ne soit désaisi de son propre corps, pourrions-nous envisager que soit retiré aux agents de police ce laisser-passer ? Plutôt que de vouloir surveiller et encadrer démocratiquement ce qui, par définition, suspend toute forme d’exercice de la démocratie, ne faudrait-il pas rendre impossible le contrôle de police en l’abolissant ?
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