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Julien Talpin : « Les habitants des quartiers populaires sont perçus comme des ennemis potentiels de la nation »

Le sociologue déplore la « delégitimation » par les pouvoirs publics et une partie de la classe politique des revendications des populations des banlieues, renvoyées sans cesse à leurs origines et accusées de communautarisme
Des policiers anti-émeutes sont déployés à Toulouse, dans le sud-ouest de la France, le 28 juin 2023, au lendemain de la mort de Nahel Merzouk, adolescent tué lors d’un contrôle policier à Nanterre (AFP/Lionel Bonaventure)

Pour le gouvernement français et les partis de la droite et de l’extrême droite, les émeutes qui ont embrasé les cités HLM après la mort de Nahel Merzouk, un adolescent de 17 ans tué à Nanterre le 27 juin dernier lors d’un contrôle routier, ne sont pas l’expression d’une révolte mais relèvent de faits de délinquance.

Le chef de l’État Emmanuel Macron pense d’ailleurs qu’il faudra sanctionner, à l’avenir, les familles des jeunes concernés en leur retirant les allocations familiales. De son côté, Alliance, le principal syndicat de la police, a qualifié les émeutiers de « nuisibles », tandis que le président du parti Les Républicains (LR, droite), Éric Ciotti, les a traités de « casseurs qui veulent détruire la République ».

Les jeunes émeutiers sont aussi décrits par la présidente du Rassemblement national (extrême droite), Marine Le Pen, comme le produit d’une « immigration anarchique », dont les actes expriment « une haine de la France ». 

Le président du groupe LR au Sénat, Bruno Retailleau, estime quant à lui que « pour la deuxième, la troisième génération, il y a comme une régression vers les origines ethniques ».

Or pour le sociologue Julien Talpin, ce genre de formules, outre leur caractère raciste, vise avant tout à discréditer le soulèvement des jeunes de banlieues en niant sa portée politique. 

Le directeur de recherche au CNRS et spécialiste des quartiers populaires a analysé dans un ouvrage paru en 2020, Bâillonner les quartiers : comment le pouvoir réprime les mobilisations populaires, la façon dont les autorités publiques font échec symboliquement aux tentatives de mobilisation dans les banlieues en traitant les militants d’ennemis de l’intérieur, coupables de sécession communautaire. 

À Middle East Eye, il explique aussi que le pouvoir politique a complètement tourné le dos aux quartiers populaires.

Middle East Eye : Que vous inspire le discours qui a été tenu par les pouvoirs publics pour décrire les dernières émeutes dans les banlieues ?

Julien Talpin : On a cherché surtout à disqualifier la dimension politique de ce qui s’est passé après la mort de Nahel en assimilant les émeutes ou la révolte dans les banlieues à une forme d’irrationalité ou de barbarie.

On a cherché surtout à disqualifier la dimension politique de ce qui s’est passé après la mort de Nahel en assimilant les émeutes ou la révolte dans les banlieues à une forme d’irrationalité ou de barbarie

Cette rhétorique est fréquente dans les syndicats de police, qui ont utilisé des termes comme « nuisibles » pour décrire les émeutiers, et dans les propos tenus à droite et à l’extrême droite.

Or, en regardant précisément les cibles qui ont été choisies, des édifices publics essentiellement, on se rend compte que les actes qui ont été commis sont l’expression d’une colère et comportent clairement une dimension politique.

MEE : Pourquoi les jeunes de banlieue ont-ils recours systématiquement à l’émeute pour se faire entendre ?

JT : Leur colère s’est exprimée de façon particulièrement violente car les formes d’organisation pacifiques qui permettent aux jeunes des banlieues comme au reste de la population de manifester leur désaccord avec les politiques des pouvoirs publics sont réprimées.

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Elle le sont soit juridiquement, par la dissolution d’associations, soit par des formes de criminalisation de la mobilisation contre les violences policières, comme cela a été le cas avec l’arrestation et la détention du frère d’Adama Traoré [tué par la police en 2016] et le procès en diffamation intenté à sa sœur Assa [après la publication d’une lettre citant nommément les gendarmes mis en cause dans la mort d’Adama] ainsi que l’interdiction, ces derniers jours, d’un rassemblement initié par le Comité Adama contre les violences policières.

La colère des banlieues est aussi réprimée symboliquement en qualifiant les jeunes qui portent des revendications d’égalité d’antirépublicains, de séparatistes et de communautaristes.

Or, toutes les enquêtes montrent que les populations des quartiers populaires aspirent surtout à être traitées comme tout le monde plutôt que de façon discriminatoire.

MEE : Comment se manifeste ce traitement discriminatoire qui renvoie systématiquement les jeunes à leurs origines ?

JT : De différentes façons. De la part de la police, à travers la multiplication des contrôles au faciès, des insultes et des violences physiques. Ceux qui meurent à la suite d’une altercation avec la police ne sont pas n’importe qui. Ce sont plutôt des personnes racisées ou descendantes de l’immigration.

L’attaque de bâtiments publics n’a rien d’anodin ou d’illogique. Elle est l’expression de la disqualification dont ces jeunes font l’objet

Ce traitement de citoyens de seconde zone se manifeste aussi dans l’état des quartiers, de l’école au rabais avec des moyens moins importants, des enseignants moins expérimentés et moins souvent remplacés.

C’est ce qui explique d’ailleurs pourquoi les écoles ont été prises pour cible.

MEE : Pourtant, beaucoup de voix se sont étranglées, notamment à droite, en accusant les jeunes de violence aveugle et d’autodestruction…

JT : En visant des cibles proches de chez eux, les jeunes évidemment voulaient déjouer la répression policière qui aurait pu être plus féroce s’ils avaient choisi de s’attaquer à de grandes avenues comme les Champs-Élysées. Dans les quartiers, ils ont le sentiment de jouer sur leurs propres terrains et d’avoir plus de ressources pour faire face aux interventions de la police en trouvant des moyens de fuir et de se cacher, par exemple.

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Mais bien sûr, l’attaque de bâtiments publics n’a rien d’anodin ou d’illogique. Elle est l’expression de la disqualification dont ces jeunes font l’objet.

Par ailleurs, le saccage et le pillage de supermarchés a un effet d’aubaine face à la détérioration du pouvoir d’achat. Nous avons vu notamment des gens aller chercher des couches pour leurs enfants.

MEE : Selon vous, le discours des pouvoirs publics vis-à-vis des banlieues a-t-il évolué depuis les émeutes de 2005, durant lesquelles Nicolas Sarkozy, alors président, avait traité les jeunes de banlieues de « racaille » ?

JT : J’ai été quand même surpris par les premières réactions du président Emmanuel Macron et du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin à la mort de Nahel. Tous les deux ont immédiatement reconnu la responsabilité de la police. Une minute de silence a été observée à l’Assemblée nationale à la mémoire de la victime.

La présence d’une vidéo montrant ce qui s’est passé ne permettait pas aux responsables politiques de soutenir une institution policière qui manifestement avait menti sur les circonstances du drame. Le gouvernement cherchait aussi par des déclarations d’apaisement à éviter l’émeute qui, de toute façon, s’est déclenchée très rapidement.

Comme en 2005, les familles ont été blâmées alors qu’aucune perspective de transformation significative des politiques publiques n’a été annoncée

D’ailleurs, lorsque les pouvoirs publics se sont rendu compte que c’était trop tard, leur discours s’est durci et des mesures de répression policières ont été prises. Comme en 2005, les familles ont été blâmées alors qu’aucune perspective de transformation significative des politiques publiques n’a été annoncée, comme la réforme de l’institution policière, la politique de la ville, éducative… Nous ne voyons rien venir. En 2005, rien n’a été fait non plus.

MEE : Dans la classe politique, les dernières émeutes ont suscité des réactions très contrastées. Cela aussi est nouveau.

JT : La gauche, en tout cas, a réagi très différemment par rapport à 2005, où elle avait largement condamné les émeutes. Cette fois, des députés ont refusé d’appeler au calme, dénonçant la répression de la police.

Les organisations de gauche, la France insoumise mais aussi Les Verts, se solidarisent davantage depuis quelques années avec la lutte des banlieues pour l’égalité. Elles ont participé en 2019 à des rassemblements contre l’islamophobie, contre les violences policières…

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À l’extrême droite, en revanche, les réactions n’ont pas beaucoup évolué. Le discours reste raciste et agressif.

Nous constatons aussi que les partis et les groupes qui représentent ce courant bénéficient de plus grands espaces médiatiques corrélés à leur poids électoral. Dans la rue, leur capacité d’organisation est devenue plus importante. Des militants de l’ultra-droite ont organisé, lors des dernières émeutes, des ratonnades dans certaines villes, comme à Angers.

MEE : Le gouvernement lui-même n’hésite pas à reprendre les éléments de langage de l’extrême droite. Il a fait voter aussi, en 2021, une loi contre le « séparatisme » qui selon ses détracteurs, stigmatise davantage les populations des banlieues populaires. Pourquoi le président Macron, qui avait promis en 2017 de lever « l’assignation à résidence » des jeunes des quartiers, a-t-il renoncé à son projet ?

JT : Après le discours d’ouverture sur les quartiers populaires qu’il avait tenu pendant sa première campagne présidentielle, il y a eu une succession d’événements montrant que ce sujet, érigé d’abord en priorité, a été abandonné. Macron a retoqué en 2018 le plan Borloo [du nom de l’ancien ministre délégué à la ville] sur le désenclavement des quartiers populaires qu’il avait lui-même demandé.

Les partis et les groupes [d’extrême droite] bénéficient de plus grands espaces médiatiques corrélés à leur poids électoral. Dans la rue, leur capacité d’organisation est devenue plus importante

Après les manifestations des Gilets jaunes, il a estimé que les banlieues avaient obtenu beaucoup d’argent de la part de l’État et qu’il fallait réorienter les aides vers les campagnes.

Puis à la suite de l’assassinat de Samuel Paty [professeur tué en octobre 2020 par un jeune russe d’origine tchétchène pour avoir montré, en cours, des caricatures du prophète Mohammed], des mesures ont été prises, comme la promulgation de la loi contre le séparatisme et la dissolution de certaines associations musulmanes dont le CCIF [Collectif contre l’islamophobie en France].

Ces mesures montrent que d’une certaine façon, les habitants des quartiers populaires ne sont pas vus comme une ressource mais comme des ennemis potentiels de la nation.

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