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« La seule solution, c’est de partir » : un meurtre policier présumé accroît la détresse dans les banlieues de Marseille

Désespérés par les violences policières, les discriminations et l’abandon des pouvoirs publics, les habitants des quartiers marginalisés de Marseille rêvent d’ailleurs
Des policiers anti-émeute français montent la garde à côté d’une poubelle incendiée lors d’une manifestation anti-police à Marseille le 1er juillet (AFP/Clément Mahoudeau)
Par Frank Andrews à MARSEILLE, France

Alors que le tramway serpente à travers les collines de l’est de Marseille, une dizaine de fourgons de police – transportant des silhouettes bleu foncé partiellement dissimulées derrière des vitres teintées – se dirigent vers le centre-ville, en direction de la mer, en ce début juillet, quelques jours après les émeutes et manifestations qui ont secoué la France cinq nuit durant.

« La police s’impose », commente Yassine Amini, un enseignant et activiste de 30 ans.

« Ils ont vérifié mes papiers quand je montais ici à vélo », ajoute-t-il en désignant les immeubles d’Air-Bel, l’un des quartiers les plus pauvres de Marseille. « Ils essaient de montrer qu’ils sont à nouveau aux commandes. »

La mort de Nahel Merzouk, adolescent de 17 ans tué par un policier à Nanterre le 27 juin dernier, a déclenché des troubles dans toute la France : de nombreuses manifestations ont eu lieu et des jeunes ont pillé des magasins, mis le feu à des véhicules et bâtiments et jeté des projectiles aux agents.

À Marseille, des bâtiments et des véhicules ont été incendiés et les commerçants ont fait appel à des agents de sécurité armés pour assurer une protection supplémentaire.

Une semaine plus tard, la police continuait de patrouiller dans les rues de la ville, tandis que certains magasins et banques restaient barricadés.

Dans le palais de justice du spectaculaire Vieux-Port, les juges avaient déjà commencé à prononcer de lourdes peines : des adolescents envoyés en prison pour des larcins – ou simplement pour s’être trouvés à proximité.

Craignant des violences pour la fête nationale le 14 juillet, le gouvernement a interdit la vente, le port et le transport de mortiers d’artifice aux particuliers.

Plusieurs commerces sont toujours barricadés à Marseille le 7 juillet 2023, quelques jours après les manifestations et émeutes qui ont secoué la France (MEE/Frank Andrews)
Plusieurs commerces sont toujours barricadés à Marseille le 7 juillet 2023, quelques jours après les manifestations et émeutes qui ont secoué la France (MEE/Frank Andrews)

Pendant ce temps, un autre homme, Mohamed B. (27 ans), aurait été tué par un policier, cette fois à Marseille, provoquant davantage de troubles.

Lors des émeutes le soir du samedi 1er juillet, le livreur d’UberEats est décédé d’une crise cardiaque après avoir été frappé à la poitrine par un objet dur.

Sa veuve enceinte a déclaré aux journalistes qu’il était en train de filmer les émeutes.

« En France, quand les Blancs se révoltent contre la réforme des retraites, c’est légitime. Quand des enfants d’une certaine classe ou d’une certaine couleur de peau le font, c’est une ‘’désintégration’’ »

- Joseph Downing, maître de conférences à l’université Aston

Les procureurs de Marseille enquêtent sur « un décès causé par un choc violent au niveau du thorax causé par le tir d’un projectile de “type Flash-Ball” » – un projectile en caoutchouc dense utilisé par la police française.

La police des polices cherche à savoir si un officier a appuyé sur la gâchette. Jusqu’à présent, dix enquêtes ont été ouvertes sur de possibles fautes professionnelles lors des émeutes, dont un incident dans le nord-est qui a plongé un agent de sécurité de 25 ans dans le coma.

Au crépuscule le jeudi suivant, des manifestants se sont rassemblés près du domicile de Mohamed dans la banlieue d’Air-Bel, où vivent près de 6 000 personnes, dont la moitié en dessous du seuil de pauvreté.

Kaouther Ben Mohamed, une militante qui a grandi à Air-Bel, a transmis une déclaration de la part de la mère de Mohamed.

« Il était père. Sa femme est enceinte d’un autre enfant », a-t-elle déclaré. « [Sa mère] ne cherche pas à se venger, elle essaie de comprendre ce qui s’est passé et d’inhumer son fils. Ensuite, elle demandera des comptes à la police. »

La militante Kaouther Ben Mohamed s’adresse aux médias au nom de la famille de Mohamed B. (27 ans), décédé d’une crise cardiaque après avoir été frappé à la poitrine par un objet dur (MEE/Frank Andrews)
La militante Kaouther Ben Mohamed s’adresse aux médias au nom de la famille de Mohamed B. (27 ans), décédé d’une crise cardiaque après avoir été frappé à la poitrine par un objet dur (MEE/Frank Andrew

À côté d’elle se tenait le cousin de Mohamed, l’œil gauche bandé. Lui aussi dit avoir été touché par un Flash-Ball.

Son ami Bouzid montré à MEE une vidéo de la blessure : « Il a un trou là. »

« Racisme et discrimination »

Si l’enquête le confirme, la mort de Mohamed serait le premier meurtre policier depuis celui de Nahel Merzouk, mais pas le premier à Marseille, où la liste des personnes tuées est longue et s’étale sur des dizaines d’années.

En décembre 2018, Zineb Redouane (80 ans) est touchée au visage par une grenade lacrymogène de la police alors qu’elle ferme les volets de son appartement du quatrième étage. Aucun policier n’a été inculpé ou suspendu.

En août 2021, un policier stagiaire abat un père de 19 ans, Souheil El Khalfaoui, lors d’un contrôle routier, dans des circonstances similaire à celles de la mort de Nahel Merzouk.

Lors des troubles provoqués par la mort de ce dernier, un syndicat policier a publié un communiqué qualifiant les émeutiers de « hordes sauvages » et de « vermine ».

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Le même jour, l’ONU a appelé la France à « s’attaquer sérieusement aux problèmes profonds de racisme et de discrimination raciale parmi les forces de l’ordre ». Le Conseil de l’Europe avait déjà condamné leur « usage excessif de la force ».

Le week-end dernier, la brutalité de la police française a de nouveau fait la une des journaux, lorsque Youssouf Traoré (29 ans), dont le frère Adama est décédé en garde à vue en 2016, a été violemment arrêté.

Selon une vérification des faits réalisée par le journal français Libération, environ la moitié des policiers français soutiennent Marine Le Pen, la dirigeante du Rassemblement national.

Fille du pilier de l’extrême droite française Jean-Marie Le Pen, elle a imputé les émeutes au « problème de l’immigration », qui aurait créé « dans l’esprit d’un certain nombre de personnes une forme de sécession avec la société française ».

Beaucoup de Français sont de cet avis. Pas moins de 59 % des personnes interrogées ont imputé les émeutes aux « échecs de la politique migratoire ». Une cagnotte pour l’officier qui a tué Nahel a récolté 1,6 million d’euros avant sa clôture.

Bien qu’il ait qualifié le meurtre de l’adolescent d’« inexcusable et inexplicable », le président Emmanuel Macron n’a pas voulu décrire les manifestations violentes comme un acte politique ou anti-police, blâmant les réseaux sociaux et appelant les parents à garder leurs enfants à la maison.

« En France, quand les Blancs se révoltent contre la réforme des retraites, c’est légitime », déclare Joseph Downing, maître de conférences à l’université Aston en Grande-Bretagne, qui vit à Marseille et étudie la communauté musulmane de France.

« Quand des enfants d’une certaine classe ou d’une certaine couleur de peau le font, c’est une ‘’désintégration’’. Mais en fait, si vous comprenez l’histoire révolutionnaire de la France, c’est l’une des choses les plus françaises qu’ils puissent faire. »

Comme l’a demandé un Marseillais : « Est-ce que Mai 68 n’a pas été violent aussi ? »

« Rien d’autre à perdre »

Les troubles liés à la mort de Nahel comptent parmi les pires qu’ait connus la France depuis 2005, lorsque deux adolescents, Zyed Benna et Bouna Traoré, sont morts électrocutés dans une banlieue parisienne alors qu’ils cherchaient à échapper à la police.

Les émeutes s’étaient propagées dans tout le pays, mais Marseille était restée relativement calme. Cela a été attribué à la baisse de son taux de chômage, à son « côté rebelle », à un dispositif policier intelligent et au grand nombre de travailleurs communautaires.

Alors, qu’est-ce qui – outre la mort de Nahel Merzouk – a provoqué la violence cette fois-ci ?

Samir Messikh (39 ans), qui dirige une ONG dans le nord de Marseille, accuse le racisme structurel qui sévit selon lui dans le système judiciaire, les institutions et la police du pays. « Les gens désespèrent », constate-t-il.

Marseille disposait autrefois d’une « police de proximité » implantée dans les quartiers défavorisés. Des militants ont appelé à son retour.

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« Avant, les choses se réglaient autour d’un café. Vous devriez voir les contrôles de police maintenant », déclare Messikh.

« Nous devons faire attention à ne pas attribuer une cause unique aux manifestations », souligne Joseph Downing, « mais une chose qui a changé au cours des quinze à vingt dernières années, c’est qu’il y a eu beaucoup de régénération et que des gens sont venus vivre à Marseille : les typiques bobos blancs de la classe moyenne qui se la jouent artistes. 

« Au cours des cinq dernières années, des gens m’ont dit à plusieurs reprises : "Je n’ai pas les moyens de louer dans le quartier où j’ai grandi. Ces gens ne nous parlent pas. Ils nous regardent de haut. »

Ensuite, il y a le manque d’épanouissement des jeunes de la classe ouvrière, explique l’activiste Yassine Amini. « Quelqu’un qui n’est pas Marseillais pourrait dire : ‘’Ils ont le soleil, la mer et l’OM [le club de foot Olympique de Marseille].’’ Mais les jeunes ont besoin de plus. Quand ils s’ennuient, qu’en plus il n’y a pas de boulot, qu’en plus il y a des problèmes scolaires ou familiaux, c’est là que les choses peuvent exploser. »

Il se souvient de graffitis qu’il a vus pendant les émeutes : « Nous n’avons rien d’autre à perdre que cette vie de merde ».

Certains quartiers de Marseille sont également de plus en plus pauvres, en particulier dans le nord et – contrairement à la plupart des centres-villes français – le troisième arrondissement, près du port, est le plus pauvre de France – et l’un des plus pauvres d’Europe.

Plus de la moitié de sa population vit en dessous du seuil de pauvreté. C’est là qu’ont eu lieu certaines des pires violences liées à la mort de Nahel.

De nombreux Marseillais appauvris de la classe ouvrière en ont par ailleurs assez des logements vétustes de la ville.

En 2018, deux immeubles se sont effondrés dans le quartier central de Noailles, tuant huit personnes. L’incident – et les évacuations qui ont suivi – ont exposé la négligence des propriétaires privés et des autorités. Un rapport de 2015 avait averti que 100 000 personnes vivaient dans des logements insalubres ou dangereux dans la ville.

En 2017, des cas de légionelles ont été découverts dans l’eau de la cité d’Air-Bel, dans l’est de Marseille, l’un des quartiers les plus pauvres de la ville. Six ans plus tard, le problème de la qualité de l’eau n’est toujours pas réglé (MEE/Frank Andrews)
En 2017, des cas de légionelles ont été découverts dans l’eau de la cité d’Air-Bel, dans l’est de Marseille, l’un des quartiers les plus pauvres de la ville. Six ans plus tard, le problème de la qualité de l’eau n’est toujours pas réglé (MEE/Frank Andrews)

Contrairement à 2005, les vastes banlieues du nord de Marseille, les fameux quartiers nord, ont également connu leur part de violence après la mort de Nahel.

Ces cités, où vivent quelque 250 000 habitants, soit un quart de la population de la ville, comptent parmi les plus pauvres et les plus isolées de France.

Construits dans les années 1950 et 1960 pour loger les personnes dont les habitations avaient été bombardées pendant la guerre, mais aussi les immigrés et les personnes revenant d’Algérie après son indépendance, ces cités HLM sont souvent décrites comme coupées du monde.

« Nous sommes considérés comme des citoyens de seconde classe »

- Samir Messikh, militant

Les déplacements à l’intérieur et à l’extérieur sont notoirement mauvais, sans tramways et peu d’arrêts de métro.

Et tandis que le taux de chômage de Marseille représente toujours quasiment le double de celui du reste du pays depuis 2006, dans les cités de la ville, ce nombre a triplé.

Il n’y a que deux bibliothèques et un cinéma dans la zone de 75 km2, et la dette menace d’anéantir les centres communautaires. Les effectifs des classes augmentent également.

Les guerres entre gangs de la drogue ont en outre rendu les quartiers nord de plus en plus dangereux. En 2021, un garçon de 14 ans, Rayanne, a été abattu alors qu’il allait acheter un sandwich. Il y a déjà eu 23 décès liés aux gangs cette année.

« C’est triste mais dans le Marseille d’aujourd’hui, nous sommes habitués à vivre dans ce climat d’insécurité », témoigne Soilihi Mirihane, un jeune de 25 ans qui a grandi dans le 13e arrondissement.

Il se rappelle avoir entendu des coups de feu devant l’immeuble de sa femme lors de leur nuit de noces. Plusieurs personnes avec lesquelles il a grandi sont mortes ou en prison.

« Marseille en grand »

Le président Macron clame en public son amour pour Marseille, sa « ville préférée », son équipe de football favorite.

En septembre 2021, il a annoncé un plan – « Marseille en grand » – prévoyant d’investir 5 milliards d’euros dans la police, les écoles, les espaces urbains et les transports publics de la ville. Néanmoins, lors de l’élection présidentielle de 2022, les Marseillais lui ont préféré le candidat de La France insoumise (gauche radicale) Jean-Luc Mélenchon, et Macron n’a battu Le Pen que de deux points au premier tour à Marseille.

La veille de la mort de Nahel à Paris, Macron s’est rendu dans le 14e arrondissement du nord de Marseille pour annoncer la deuxième partie de son plan « Marseille en grand », comprenant des mesures de lutte contre les « inégalités scolaires ».

Il n’a pas reçu l’accueil qu’il espérait peut-être. Dans un gymnase de La Busserine, entouré d’une forte présence sécuritaire, les habitants l’ont confronté pendant une heure.

« Tout le monde a fait en sorte de vous faire croire que tout va bien, qu’on s’occupe de nous », a lancé une personne sous les applaudissements. « Ce n’est pas vrai. »

Plus de la moitié de la population de Malpassé, une vaste cité du 13e arrondissement, vit en dessous du seuil de pauvreté (MEE/Frank Andrews)
Plus de la moitié de la population de Malpassé, une vaste cité du 13e arrondissement, vit en dessous du seuil de pauvreté (MEE/Frank Andrews)

À cinq minutes à l’est se dresse Malpassé, une vaste cité du 13e arrondissement où vivent plus de 10 000 personnes, dont 6 000 en dessous du seuil de pauvreté.

En entrant dans le quartier, Samir Messikh, qui a grandi ici après avoir quitté l’est de l’Algérie, klaxonne pour dire bonjour à des enfants en train de jouer.

« Ils n’investissent pas dans l’économie des [quartiers] nord. Si un enfant naît ici, quand il a 12, 14 ans, qu’est-ce qu’il va faire de sa vie ? » Le chômage des jeunes ici dépasse les 40 %.

« Il n’y a nulle part où aller même pour boire un café. »

Messikh vit maintenant ailleurs avec sa femme et ses deux enfants. Mais il est bénévole auprès de l’ONG locale Les Farandoleurs, qui mène des projets éducatifs et sociaux, notamment des projections de films en plein air sur le terrain de foot local.

Surplombant le stade, telle une immense tribune ouest, se dresse la vaste cité des Lauriers, « l’un des principaux réseaux de trafic de drogue à Marseille », et ses 400 appartements.

« Quatre cents poulaillers », commente Messikh, les cheveux gélifiés sur un côté, en regardant le monolithe. « Ce bâtiment à lui seul est un village entier. »

Des manifestants défilent à la Belle de Mai à Marseille, l’un des quartiers les plus pauvres d’Europe, pour demander justice pour Mohamed B., dont la mort aurait été causée par un tir policier, le 8 juillet 2023 (MEE/Frank Andrews)
Des manifestants défilent à la Belle de Mai à Marseille, l’un des quartiers les plus pauvres d’Europe, pour demander justice pour Mohamed B., dont la mort aurait été causée par un tir policier, le 8 juillet 2023 (MEE/Frank Andrews)

En plus du terrain de foot, les habitants disposent d’un skatepark et d’un centre communautaire. C’est tout. Alors que la moitié de la population locale a moins de 25 ans, ils ont désespérément besoin de plus.

L’État dépense de l’argent dans des cités comme Malpassé. L’association de Messikh a récemment reçu 37 000 euros. Mais trouver des informations sur l’obtention de subventions est un vrai casse-tête – d’autres associations locales sont en compétition pour ces fonds – et les critiques disent que ceux-ci sont mal dépensés.

Nadia, 34 ans, qui a travaillé pendant onze ans au centre communautaire local et a été scolarisée dans le quartier, a aidé à consulter les autorités sur les besoins des habitants.

Ceux-ci comprenaient des centres d’activités pour enfants, un soutien éducatif, des installations sportives, une offre culturelle (outre le musée de la moto), de meilleurs transports, la propreté et des logements dignes.

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Les autorités ont construit un skatepark, « ce qui est bien, mais pas ce que les gens voulaient », commente Nadia. Les riverains auraient préféré que les autorités rouvrent la piscine fermée depuis dix ans.

De plus, le terrain n’est ouvert qu’aux jeunes inscrits au club de foot. « Nous refusons énormément de jeunes », explique Ardi Ahmed, l’un des entraîneurs, bénévole comme tous les autres.

Son fils veut jouer au tennis mais il n’y a nulle part où aller, ajoute-t-il.

Il n’y a pas non plus de places réservées aux filles.

Messikh et Nadia accusent tous les deux une culture d’évaluations de projets sans intérêt. D’après Messikh, plusieurs « grandes ONG » reçoivent de l’argent pour travailler dans la région mais ne font rien.

Lors de la visite de MEE, Les Farandoleurs ont organisé une de leurs projections de films. Des adolescents courent sur le terrain de foot au coucher du soleil au rythme de Jerusalema de Master KG diffusée par haut-parleurs. Les familles se restaurent sur des couvertures en attendant que le film commence.

« Où seraient-ils si nous n’avions pas mis ça en place ? », demande Messikh.

La jeune Kahna, 11 ans, répond : « À la maison. »

Middle East Eye a adressé plusieurs demandes de commentaires aux autorités marseillaises, restées sans réponse.

« D’abord tu es musulman »

La France ne collecte pas de statistiques sur la couleur de peau ou la religion, mais selon les estimations, quelque 300 000 musulmans vivent à Marseille.

La plupart des jeunes femmes qui travaillent bénévolement au stand de restauration ou aident à la projection du film sont voilées. Quelques-unes sont en abaya, ces tuniques longues portés par certaines musulmanes.

D’après le principe de laïcité tel qu’il est appliqué de manière radicale en France – instrumentalisé pour maintenir l’islam hors de la sphère publique selon ses détracteurs –, ces « symboles religieux » ne sont pas autorisés à l’école.

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Nadia rapporte que l’année dernière, une douzaine de jeunes musulmanes âgées de 16 et 17 ans se sont plaintes des humiliations qu’elles essuyaient de la part du personnel enseignant au sujet de leurs abayas.

« Tu as de la chance que je ne te dise pas ce que je pense vraiment », aurait dit un enseignant à l’une d’entre elles, raconte Nadia.

Quatre ont opté pour l’instruction à domicile ou décidé d’arrêter complètement leurs études, ajoute-t-elle.

En 2021, le gouvernement Macron a introduit la « charte des imams », texte controversé visant à aligner l’islam français sur les « valeurs républicaines ». Les critiques l’ont décrit comme « islamophobe et discriminatoire ».

« Nous sommes considérés comme des citoyens de seconde classe », déplore Samir Messikh. « Notre identité française vient en dernier. D’abord tu es algérien, arabe, musulman. ‘‘Tu ne seras jamais comme nous.’’ »

La présidente de l’ONG Mirihane, dont la famille est originaire des Comores, surenchérit : « C’est juste quand on regarde l’OM que tout le monde se mélange. Pendant 90 minutes, il n’y a pas de race, pas de religion, pas de couleur de peau. Nous sommes tous unis. Mais c’est seulement au stade que je ressens ça. »

Partir

Ardi Ahamed, qui entraîne les moins de 11 et 5 ans au club de football de Malpassé, affirme que même si « l’abandon peut créer de la résilience », les choses se sont aggravées.

À cause de la violence dans le quartier, « les enfants ont peur de jouer dehors », déplore l’homme de 36 ans.

« Nous essayons de leur enseigner des valeurs, qu’ils ne devraient jamais abandonner. Mais il faut voir les enfants comme ils galèrent. Il faut voir ça. »

« Avons-nous de l’espoir ? Non. Mais nous continuerons à nous battre – nous n’abandonnerons jamais »

- Issam El Khalfaoui, père d’un jeune tué par un policier

« Avant, je pensais qu’on pouvait changer les choses, mais la France est pleine de haine. Pour moi, la seule solution, c’est de partir. »

Certains, comme Lubna Khelladi (18 ans), veulent rester. Elle veut ouvrir un centre d’activités pour enfants.

Nadia, elle, après plus d’une décennie au centre communautaire, désire partir – au Canada ou au Maroc

« Ce pays ne m’intéresse plus, il y a beaucoup trop d’injustices. »

Elle essaie de motiver les jeunes pour qu’ils passent leur bac. Puis elle leur dit de partir : à Lyon, Toulouse ou même Paris.

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Assis à une table du club de football, alors que le soleil se couche sur la cité des Lauriers, Messikh avoue songer à partir « tous les jours ».

Dans l’idéal, il aimerait vivre en Asie. Bali peut-être, là où être musulman n’est pas considéré comme inhabituel.

« Mais je ne peux pas partir... mes choix personnels sont motivés par le sort des autres.

« Partir fait partie de la solution pour certains, tout comme nos parents ont quitté leur pays d’origine. Un jour, nous pourrions partir, et ce serait dommage pour la France.

« Nous sommes fatalistes parce que c’est comme ça. Nous ne pouvons pas juste dire que tout va bien. »

« Modèle d’intégration »

Une semaine après la mort suspecte de Mohamed B., des milliers de manifestants se sont rassemblés à la Belle de Mai, le quartier le plus pauvre de Marseille. « Banlieue Lives Matter », indiquait une pancarte faite maison.

Alors que les manifestants se rassemblaient, Issam El Khalfaoui s’est vu remettre un micro. En août 2021, un policier stagiaire a abattu son fils de 19 ans à quelques rues de là.

L’enquête sur sa mort a été rouverte lorsque la famille a découvert que des vidéos de l’incident avaient disparu, mais rien n’est sorti de l’affaire.

S’adressant à la foule silencieuse, il s’est décrit comme « un modèle d’intégration », affirmant s’être convaincu pendant un temps que « sa couleur de peau n’avait plus d’importance ».

« Avant, je pensais qu’on pouvait changer les choses, mais la France est pleine de haine »

- Ardi Ahamed, animateur jeunesse

« Jusqu’au jour horrible où mon fils, Souheil, a pris une balle dans le cœur ici à Marseille », dit-il, la voix tremblante. « Un réveil brutal. Le racisme m’a rattrapé. Je dis rattrapé mais il ne m’avait jamais vraiment quitté, j’avais juste appris à vivre avec, plutôt qu’à me battre. »

« Nous ne voulons pas de privilèges. Nous voulons juste une redistribution des richesses et l’égalité des chances, que nos jeunes bénéficient de la même éducation… s’épanouissent dans la vie, leurs loisirs, leur travail. »

« Avons-nous de l’espoir ? Non », déclare El Khalfaoui à MEE lors de la manifestation. « Mais nous continuerons à nous battre – nous n’abandonnerons jamais. »

Par-delà ses immeubles ensoleillés et ses cèdres, la cité d’Air-Bel cède la place au terrain de l’Olympique de Marseille, au stade Vélodrome et aux collines verdoyantes au sud.

Ici, en 2017, un homme de 46 ans appelé Djamel est décédé d’une légionellose, une infection pulmonaire. Un mois plus tard, la même bactérie a été retrouvée dans les canalisations qui alimentent en eau les 6 000 habitants du quartier. Six ans plus tard, le problème de la qualité de l’eau n’est pas réglé.

« On ne sait jamais de quelle couleur elle va couler », a récemment déclaré Sabrina, mère de quatre enfants, à France Bleu Provence. « Parfois elle est jaune, parfois marron, elle sent en permanence le chlore, on ne la boit pas. »

Yassine Amini, militant et enseignant de 30 ans, dans la cité d’Air-Bel, dans l’est de Marseille, le 7 juillet 2023 (MEE/Frank Andrews)
Yassine Amini, militant et enseignant de 30 ans, dans la cité d’Air-Bel, dans l’est de Marseille, le 7 juillet 2023 (MEE/Frank Andrews)

Yassine Amini marche à travers le terrain vague herbeux entre les blocs de bâtiments beiges au son des cigales.

« Si c’était un quartier de la classe moyenne, l’herbe sur laquelle nous marchons serait un jardin », dit-il. « À la place, nous sommes dans un endroit où il n’y a pas d’eau potable. »

De nouveaux immeubles donnent sur la route en face de la cité. Sur le pont reliant les deux complexes, quelqu’un a tagué « Vengeance pour Mohamed ».

Traduit de l’anglais (original).

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