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Émeutes en France : le chantage du maire des Raguenets illustre les limites de la politique de la ville

Aux Raguenets, en banlieue parisienne, le maire LR conditionne la réparation des dégradations commises à la suite de la mort de Nahel à la dénonciation de leurs auteurs. Un chantage qui nie la complexité de la situation et la marginalisation des quartiers
Le centre socio-culturel Camille Claudel, dans la cité des Raguenets, à Saint-Gratien (Val-d’Oise), incendié lors des violences urbaines ayant suivi la mort de Nahel Merzouk (Facebook de la mairie)

La menace est claire : « Tant que nous ne posséderons pas les noms des auteurs des faits, aucun travaux de reconstruction ne sera engagé. » La destruction partielle du centre socio-culturel Camille Claudel situé au cœur des Raguenets, dans la ville de Saint-Gratien (Val-d’Oise), lors des violences urbaines ayant suivi la mort du jeune Nahel, tué lors d’un contrôle policier le 27 juin, a ému les habitants. Et déclenché la fureur du maire Les Républicains (LR), Julien Bachard.

Dans une missive transmise à ses administrés, l’édile, tout en déplorant les dégradations commises dans la nuit du 29 au 30 juin, a prévenu : sans les noms des responsables, il n’engagera aucune réparation des biens endommagés.

Or si le délit de vandalisme est sanctionnable par la loi, tout élu local a un devoir, face à ces révoltes ou émeutes, de complexité.

Un effort qu’il faut aussi fournir dans l’usage des mots. La « révolte » serait politisée et politique, tandis que « l’émeute » cantonnerait cette protestation à un soulèvement spontané. L’émeute ne convoquerait que la sauvagerie de ces jeunes.  

N’en déplaise, nuance n’est pas tiédeur. J’y vois une révolte, organisée, en sourdine, à la cadence des contrôles de police intempestifs. Une révolte qui vient de loin, de cette Histoire tissée de récits contradictoires et qui nous éclatent, aujourd’hui, au visage.

La mort de Nahel a réveillé, dans un mouvement irréfléchi mais authentique, l’une des révoltes les plus politiques de ces vingt dernières années

J’y vois une émeute, aussi. La sémantique a cela de prodigieux qu’elle tricote les sens, entremêle les mots et parvient à proposer une vision du monde au plus près. Et dans ces émeutes, devenues virales par l’entremise de Snapchat, j’y ai décelé toute la part affective, incontrôlée, joyeuse, bruyante, désinhibée, presque insouciante de cette protestation.

La mort de Nahel a réveillé, dans un mouvement irréfléchi mais authentique, l’une des révoltes les plus politiques de ces vingt dernières années.

Plutôt que le renier, j’assume et me réapproprie le terme « émeute » tant il permet, aussi, d’en finir avec cette idée qu’elle serait stérile, primitive, non parlée et dénuée de messages politiques.  

Un îlot républicain pour les enfants de l’immigration

Comment ne pas déplorer l’incendie de ce centre socio-culturel, cœur battant des Raguenets, quartier prioritaire de la politique de la ville ? Je sais de quoi je parle.

Je me souviens parfaitement de son inauguration dans les années 80, des étés passés avec le PAJ (point accueil jeune), de ce voyage en Crète effectué grâce à un programme de la politique de la ville, de mon stage de troisième accompli au secrétariat du centre Camille Claudel, des fêtes de la salle polyvalente, de ses nombreuses associations, de l’ambiance particulière de Camille Claudel, un îlot commun auquel nous étions agrippés, dans ce quartier retiré du monde et mal raccroché à ce pays.

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Le centre culturel Camille Claudel a été un espace d’apprentissage pour de nombreux enfants du quartier. Un lieu d’expérimentation artistique, sportive, éducative, intellectuelle. Et politique, forcément. Depuis ce lieu, nous nous sommes, moi et d’autres, situés, tacitement, dans la cité, dans la ville, dans le pays, dans notre existence, même.

Et peu à peu a jailli, au fil du temps, notre position d’enfants de l’immigration, évoluant dans ces « territoires extra-municipaux », s’efforçant sans le savoir de nous arrimer à cette république aussi présente que fugace.

Cette marée de souvenirs, accolée au centre socio-culturel Camille Claudel, recèle l’expérience intime de la narration républicaine. De son mythe aussi. Entre ses murs, dans les coulisses des fêtes du quartier, dans chacune des activités proposées, les incantations républicaines ont cultivé nos imaginaires, nourri nos croyances, exalté nos espérances.

C’est dans ce centre que bon nombre d’entre nous se sont sentis français, tout en sentant affleurer l’ampleur du malentendu

C’est dans ce centre que bon nombre d’entre nous se sont sentis français, tout en sentant affleurer l’ampleur du malentendu. Un malentendu informulé tant le centre, ses représentations, nous ont épargnés du monde extérieur, celui du cœur de la France, de ses brutalités, réelles ou symboliques, ce cœur sans lequel la périphérie n’aurait pu exister.

Camille Claudel aura été, à un moment ou un autre, notre centre de gravité, celui de notre monde, de la cité, de la marge. Un bien plus précieux que commun.

« Toujours la même merde, derrière la dernière couche de peinture »

Comment, alors, faire peser la destruction de Camille Claudel sur l’ensemble des habitants ? Qui pour croire qu’à cet acte puissent succéder des réjouissances ? Sauf à ne pas connaître les habitants, ignorer leur vécu, gommer leur rapport à cet espace ?

Comment imaginer une réaction commune, dépourvue d’opinions personnelles ? Comme si les habitants des Raguenets, spectre métonymique de la banlieue, formaient un tout. Un prolongement. D’abord entre eux, ces immigrés ou enfants de l’immigration. Ensuite avec ces blocs de béton déjà homogènes. Anonymes, froids, surplombants.

Il y a dans l’esprit de la lettre de ce maire une croyance selon laquelle les habitants seraient attachés à leur cages d’escalier vétustes, à leurs ascenseurs délabrés – parfois en panne –, à leurs immeubles aussi décharnés et lugubres que les arbres en hiver, à leurs interphones dégradés, à leurs parcs sans charme, à leurs commerces liquidés, à leurs services publics désertés voire absents.

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Ils se trompent. Les habitants sont attachés à la république et ses promesses. Ils se battent, alors, pour que le quartier soit l’enveloppe de cette république tant vantée. Sans ce souffle, le bâti se ratatine, se momifie. Seule subsistent, alors, cette solidarité brute, inaltérée, cet attachement des habitants les uns aux autres, œuvre singulière des couches populaires.

« Les élus ressassent rénovation, ça rassure. Mais c’est toujours la même merde, derrière la dernière couche de peinture… ». Dans Demain, c’est loin, morceau de rap d’anthologie, le groupe marseillais IAM scandait, avec le ton du vécu, cette phrase qui a, toujours, fait écho à l’enfant de cité que je suis.

Je me souviens, parfaitement, de cette première couche de peinture. En 1991, un large programme de rénovation avait changé la physionomie du quartier, dessiné un autre visage des Raguenets. Sans en rapprocher l’horizon.

Évidemment, cette rénovation n’a pas eu les effets escomptés sur « l’humain ». La dernière couche de peinture n’a ni freiné les inégalités, ni endigué la pauvreté, ni enrayé les discriminations.

Cette dernière couche de peinture a verni le quotidien de ces enracinés du quartier, témoins insoupçonnés d’une France claudicante, narcissique et aveuglée, tentant de retenir ces « immigrés de l’intérieur » prêts à quitter le quartier, passer la frontière de la ville voisine. Franchir la Seine, défier Paris, pour les plus téméraires.

Des limites de la rénovation urbaine

Quand on donne de la valeur à ses administrés, l’habitat n’en devient que le reflet, de cette valeur. D’où les limites de la rénovation urbaine. Elle colmate plus qu’elle ne remédie. Elle vernit plus qu’elle ne résout.

Créée par la loi de programmation du 1er août 2003, l’ANRU (Agence nationale pour la rénovation urbaine) a investi 48,4 milliards d’euros dans 546 quartiers depuis 2004, année de sa mise en route. Ironie du sort, le 27 juin – jour de la mort de Nahel – l’ANRU inaugurait, à La Grande Borne à Grigny (Essonne), les festivités censées marquer ses vingt ans d’existence…

Fer de lance de la politique de la ville, l’ANRU résume tout le paradoxe de l’État, de la société française à l’égard de ses marges. Malgré des montants astronomiques déployés depuis vingt ans, difficile de nier l’évidence : la mixité sociale ne s’achète pas. La cohésion sociale non plus. Là est l’échec de l’ANRU, là est la faiblesse de Julien Bachard.

Fer de lance de la politique de la ville, l’ANRU résume tout le paradoxe de l’État, de la société française à l’égard de ses marges. Malgré des montants astronomiques déployés depuis vingt ans, difficile de nier l’évidence : la mixité sociale ne s’achète pas. La cohésion sociale non plus

L’incendie criminel du centre Camille Claudel est davantage le symptôme d’une haine de soi que d’une haine de l’édifice. Ce « soi » sculpté à la faveur de l’idéal républicain, de ses aveuglements, aussi. Et qui échoue à dire le fond du problème.

En octobre 1981, Pierre Mauroy, alors Premier ministre socialiste, participe au congrès des HLM. Il annonce la création d’une Commission nationale pour le développement social des quartiers (CNDSQ), imaginée pour développer ce que l’on nommera la politique de la ville.

Dans son premier rapport, « Ensemble, refaire la ville », le CNDSQ s’interroge sur l’impact réel des opérations Habitat et vie sociale. Hubert Dubedout, président de la commission et député-maire de Grenoble, voit dans l’animation sociale – le volet humain de la politique de la ville actuelle – « une tentative artificielle de les intégrer au sein du modèle de société qui les exclut par ailleurs ».

La CNDSQ pointe la nécessité de réintroduire la question sociale au cœur des nouvelles politiques, inviter « les familles des grands ensembles » dans « le système socio-économique », écrit Thibault Tellier, sociologue, dans un article paru dans la revue Histoire urbaine.

Elle-même membre de la commission, l’économiste Sylvie Harburger formule l’enjeu de manière implacable : au-delà du bâti, c’est « la place de ces populations dans la société qui constitue le problème. L’habitat n’en est qu’une manifestation ». Ces mots datent de janvier 1982.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Nadia Henni-Moulaï is a journalist and author located in Paris specialises on politics and Islam issues in France. Her second book Little Manual About Islamophobia (2012) describes with humour the Islamophobia in daily life. She is a columnist for Huffington Post. In 2011, she launched MeltingBook, a contacts book to help media find leading experts for their content.
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