« On ne va pas se faire tirer comme des lapins » : les jeunes des banlieues françaises prêts à en découdre avec les forces de l’ordre
Dans le quartier de la Grande Borne, à Grigny, à 30 kilomètres au sud de Paris, l’ambiance est lourde ce jeudi 28 juin. Elle est chargée d’une colère sourde, sur le point d’exploser, de tout casser. Les jeunes prêts à en découdre avec les forces de l’ordre n’ont peur de rien.
Ils veulent aller à l’affrontement pour se faire entendre. « Si on ne bouge pas, la police ne s’arrêtera pas. On ne veut pas se faire tirer comme des lapins », affirme haut et fort Moussa, un adolescent de 16 ans qui habite la cité, à Middle East Eye.
Autour de lui, un groupe se forme. Des garçons de son âge commentent avec une grande excitation l’affaire du bus incendié la veille, non loin du quartier, à la frontière avec la ville voisine de Viry-Châtillon. Ils étaient sur place et ont filmé la scène avec leurs téléphones portables.
« On nous accuse d’actes violents. Certains ne comprennent pas pourquoi on s’en prend à des bus ou à des écoles. Ma propre mère me supplie de rester à la maison et de ne pas chercher les embrouilles. Mais c’est plus fort que moi. Quand j’ai appris la mort de Nahel, toute la rage que j’avais en moi est remontée. Je n’arrive plus à la contrôler », écume Moussa.
Nahel M., 17 ans, a été tué par un tir au thorax lors d’un contrôle routier mené par deux motards de la police, après un refus d’obtempérer à Nanterre, à l’ouest de la capitale. Selon une vidéo authentifiée par l’AFP, un des deux policiers le tenait en joue, puis a tiré à bout portant. Il a été mis en examen et écroué depuis pour homicide volontaire.
La mort de l’adolescent a entraîné plusieurs nuits consécutives de violences en France, notamment en région parisienne. Des centaines de personnes ont été interpellées au niveau national, selon le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, dont « l’essentiel » est âgé de 14 à 18 ans.
Pauvreté, déscolarisation, chômage et discriminations
Kylian, l’ami d’enfance de Moussa, acquiesce d’un hochement de tête. Sous sa casquette Nike, il dissimule un regard sombre qui trahit un profond sentiment de révolte. Depuis qu’il a vu la vidéo montrant le policier qui a tiré à bout portant sur le jeune de Nanterre, il ne dort plus.
« C’est comme s’il était à la chasse et tuait de sang-froid un animal », décrit l’adolescent encore sonné.
« On nous accuse d’actes violents. Certains ne comprennent pas pourquoi on s’en prend à des bus ou à des écoles. [...] Mais c’est plus fort que moi. Quand j’ai appris la mort de Nahel, toute la rage que j’avais en moi est remontée. Je n’arrive plus à la contrôler »
- Moussa, 16 ans
À Grigny, le commissariat le plus proche de la Grande Borne se trouve à 5 minutes en voiture. Entre les jeunes du quartier et les policiers, les relations ont toujours été tendues. Pour les forces de l’ordre, la cité est une plaque tournante du trafic de drogue, alors que dans les yeux de ses habitants, elle est un cloaque de pauvreté.
Plus de 15 000 personnes vivent dans les lieux. Elles partagent 3 685 logements HLM construits dans les années 60-70. Conçu à l’origine pour accueillir des habitants de bidonvilles parisiens, le quartier abrite aujourd’hui une forte population immigrée de condition sociale très précaire, avec des taux de déscolarisation et de chômage très élevés qui ont favorisé le développement de la délinquance.
En 2005, la Grande Borne a connu de violentes émeutes à la suite de la mort en Seine-Saint-Denis de deux adolescents, Zyed Benna et Bouna Traoré, dans l’enceinte d’un poste électrique alors qu’ils cherchaient à échapper à un contrôle policier.
Moussa et Kylian, nés deux ans plus tard, connaissent cette histoire. Elle leur parle et les renvoie à leur propre existence. Depuis leur entrée au collège, ils ne comptent pas le nombre de contrôles au faciès qu’ils ont subis de la part de la police. « À la station du RER, dans la cité, au stade… », énumère Moussa.
Une année après les émeutes de 2005, un énième contrôle d’identité dans un bar à chicha de la Grande Borne avait de nouveau mis le feu aux poudres. Des groupes de jeunes avaient brûlé des voitures dans le parking du centre commercial de Grigny pour protester contre l’intervention musclée de la police.
Ahmed, alors âgé d’une trentaine d’années, était dans le café lorsque les CRS avaient débarqué. Il se souvient de l’arrogance avec laquelle ils s’étaient adressés aux clients, en prenant à partie certains d’entre eux et en ordonnant, sans justification valable, la fermeture du café.
« C’était de la pure provocation. Quoi que nous fassions, nous sommes coupables », déplore l’homme, aujourd’hui père de deux enfants.
Son aîné de 14 ans, qui se débat avec une scolarité chaotique, en a gros sur le cœur. « Il n’a aucune motivation. À son âge, il ressent déjà le racisme. Quand il croise la police, il a peur car il a l’impression d’avoir toujours quelque chose à se reprocher », confie Ahmed à MEE.
Pour le père de famille, la Grande-Borne est comme une prison à ciel ouvert où les occupants sont condamnés pour délit de race et de pauvreté.
« Tout le monde se plaint du trafic de drogue et de la violence des jeunes du quartier. Mais qu’a-t-on fait pour eux ? L’État, qui les a délaissés, les considère comme des criminels en puissance », ajoute-t-il, dépité.
En 2016, six jeunes de la Grande Borne ont été accusés à tort d’avoir attaqué deux véhicules de police avec des cocktails Molotov. Après des années de procédures et d’incarcération, la justice vient de les innocenter et d’ordonner leur indemnisation.
Dans les bras des caïds de la drogue
Mais pour Khadidja, une habitante du quartier, le mal est déjà fait. « Certains d’entre eux étaient encore adolescents lorsqu’ils sont rentrés en prison. On leur a volé une partie de leur vie. Que vont-ils faire sans diplômes ? Il n’y a rien qui les attend à la Grande Borne », dit-elle, fataliste.
« À son âge, [mon fils] ressent déjà le racisme. Quand il croise la police, il a peur car il a l’impression d’avoir toujours quelque chose à se reprocher »
- Ahmed, père de famille
Dans la cité, le désœuvrement et le manque d’argent poussent les jeunes dans les bras des caïds de la drogue de plus en plus tôt.
« De ma fenêtre, je vois des enfants d’à peine 12 ans jouer aux guetteurs. Ils surveillent l’arrivée de la police pour 10 euros qu’ils vont dépenser au McDo. J’ai de la peine car je sais qu’ils finiront un jour en prison », confie la mère de famille à MEE.
Lorsqu’elle est arrivée avec sa famille dans le quartier il y a 30 ans, la situation était déjà très dégradée. Le site à l’abandon. « Les seuls agents de l’État que nous connaissons sont les policiers », souligne-t-elle, déplorant des interventions brutales, traumatisantes.
Pour désenclaver la Grande Borne ainsi que d’autres quartiers sensibles, les pouvoirs publics avaient mis en place en 2004 un programme de rénovation urbaine qui implique la construction de nombreux équipements et le développement de la mixité sociale.
Le jour où Nahel a été tué, l’initiateur du projet, l’ex-ministre délégué à la ville, Jean-Louis Borloo, s’est rendu dans la cité de Grigny pour constater les réalisations qui ont été faites : un médiapole, une académie des sports, un centre de formation professionnelle, une maison des associations, un centre de santé…
Il déambulait encore dans les allées du quartier lorsque la mort du garçon commençait à faire le tour des médias. Pour le maire communiste de Grigny, Philipe Rio, qui l’accompagnait, ce drame montre que rien n’est réglé dans les cités HLM.
En 2017, l’édile avait signé avec d’autres élus un appel pour demander plus de moyens, estimant que la politique de la ville pour les quartiers populaires était « entrée dans une phase critique et de désespérance ».
À Grigny, près de la moitié des habitants vit au-dessous du seuil de pauvreté.
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