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Le « Black Lives Don’t Matter » d’Emmanuel Macron

La dernière allocution du président français, concernant notamment le racisme, la violence policière et la mémoire de l’esclavage, a frappé par sa « fermeté ». Il faudrait parler plutôt d’une « fermeture », qui marque un virage identitaire et autoritaire extrêmement préoccupant
La statue de l’homme d’État français du XVIIe siècle Jean-Baptiste Colbert, située devant l’Assemblée nationale à Paris, a été taguée avec les mots « négrophobie d’État » le 23 juin 2020. Colbert est à l’origine de l’élaboration du Code noir régissant l’esclavage dans l’empire colonial français (AFP)

Pas un mot. Forcé et contraint par une actualité brûlante d’évoquer (brièvement) et de condamner (abstraitement) « le racisme » (sans annoncer la moindre mesure pour le combattre), le président français Emmanuel Macron n’a en revanche pas eu un mot, lors de son allocution du 15 juin dernier, pour saluer l’antiracisme concret d’un mouvement social mondial qui fait ladite actualité brûlante, en France et dans bien d’autres pays, à la suite de l’assassinat de l’Afro-Américain George Floyd.

Pas un mot d’hommage, donc, pour ce mouvement social d’une ampleur historique, pour son mot d’ordre pourtant « évident » : « Black Lives Matter » (« les vies noires comptent »), pour son objet principal, tout aussi salutaire (le refus du racisme et de la violence policière) et pour ses revendications connexes (notamment le « déboulonnage » des statues et autres lieux de mémoire célébrant d’anciens « négriers »).

Le président fonde son intransigeance sur une très fallacieuse confusion entre mémoire et histoire

Pas un mot d’hommage, donc, pour une mobilisation mondiale exemplaire, non violente, en faveur de principes qui sont pourtant ceux que notre République met en avant : la liberté, l’égalité et la fraternité.

Pas d’hommage à cette mobilisation, donc, mais au contraire une interminable envolée pour rendre un vibrant hommage et réaffirmer une confiance « aveugle » à une police française que de très nombreuses enquêtes journalistiques, sociologiques et associatives, rien que ces dernières semaines, accusent de très graves écarts : violences sur enfant ; racisme quotidien ; utilisation routinière dans certains commissariats de catégories racistes comme « négroïde » ; pratique massive du contrôles au faciès, documentée par un long rapport de Human Rights Watch ainsi qu’une note du Défenseur des droits, Jacques Toubon ; nombreuses « violences illégitimes » commises à la faveur du confinement et dénoncées notamment par Amnesty International ; omerta ; dérives verbales ordurières, notamment racistes, dans des groupes Facebook impliquant des milliers de policiers ; sexisme, homophobie, infiltrations fascistes et même tentations séditieuses.

Rappels à l’ordre

Pas un mot d’hommage donc, au mouvement antiraciste, mais un soutien inconditionnel à une institution policière pour le moins imparfaite, dont on sait par ailleurs qu’elle plébiscite l’extrême droite aux élections (68 % au premier tour de la présidentielle en 2017, parmi les policiers de rang inférieur en activité), et enfin, un rappel à l’ordre d’une stupéfiante agressivité, contre un péril qui se nommerait « le communautarisme » ou le « séparatisme », sorti on ne sait d’où puisque les manifestations réclament rigoureusement l’inverse : l’inclusion à part entière des Noirs dans l’humanité digne de vivre, d’être respectée et d’avoir des droits.

Ce rappel à l’ordre glaçant, qui nous éloigne du « en même temps » dont le président avait fait sa marque de fabrique au début de son mandat, est enfin décliné, avec les mêmes accents guerriers et la même absence de nuances, sur la question « mémorielle » : « La république n’effacera aucune trace ni aucun nom de son histoire ! Elle n’oubliera aucune de ses œuvres. Elle ne déboulonnera pas de statues. »

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Lorsqu’on rappelle que les déboulonnages qui poussent le président à se positionner ont visé avant tout des esclavagistes notoires (Edward Colston, négrier du XVIIe siècle, déboulonné à Bristol, Francis Drake, impliqué lui aussi dans le trafic négrier et déboulonné à Plymouth, ou encore George Washington, père fondateur de la nation états-unienne, qui fut propriétaire d’esclaves), lorsqu’on rappelle qu’en France également, le débat s’est focalisé sur des figures liées à l’esclavage (comme Colbert, auteur de l’abject « Code noir ») ou à une colonisation meurtrière (Galliéni, Faidherbe, Jules Ferry), la fin de non-recevoir du président a de quoi surprendre et inquiéter.

Mais ce n’est pas tout. Quelques jours seulement après cette promesse de ne rien « déboulonner » et de ne rien « effacer », l’État français demande, via une « mise en demeure » préfectorale, l’effacement d’une fresque d’hommage à George Floyd et Adama Traoré, inaugurée à Stains l’avant-veille, au motif qu’y figure l’expression « violence policière ».

Voici donc le nouveau « en même temps » macronien : on ne touche pas aux icônes des esclavagistes mais, en même temps, on censure sans complexe les hommages aux victimes noires.

 Raison d’État mémorielle

Le président fonde son intransigeance sur une très fallacieuse confusion entre mémoire et histoire, puisqu’il établit une équivalence, en une aberrante énumération, entre « déboulonner des statues », « oublier des œuvres », « effacer des traces de l’histoire », « développer une vision mensongère de notre passé » et enfin « renoncer à ce que nous sommes ».

 Quant au Premier ministre Édouard Philippe, il entretient la même confusion en accusant les « déboulonneurs » de vouloir « procéder à une épuration mémorielle », aussi funeste que « toutes les épurations », tout comme la porte-parole du gouvernement, Sibeth Ndiaye, qui parle, le jeudi 25 juin, d’« effacement » des « traces de notre histoire » et même de « négation de l’histoire ».

Des personnes qui s’en prennent à certains lieux de mémoire précisément parce qu’elles connaissent l’histoire sont présentées comme des faussaires voire des négationnistes, alors que ce sont précisément elles qui souffrent d’un « récit national » menteur par omission, donc d’une forme de négationnisme, qui dure depuis des siècles

Moyennant quoi, des personnes qui s’en prennent à certains lieux de mémoire précisément parce qu’elles connaissent l’histoire sont présentées comme des faussaires voire des négationnistes, alors que ce sont précisément elles qui souffrent d’un « récit national » menteur par omission, donc d’une forme de négationnisme, qui dure depuis des siècles.

Une inversion qui n’a hélas rien d’original ni de nouveau : c’est elle qui servait déjà à justifier l’odieuse célébration présidentielle de Pierre Loti, apologue du génocide des Arméniens, il y a deux ans, le 15 juin 2018.

Il faut donc le répéter avec force : la mémoire n’est pas l’histoire, un mémorial n’est pas un travail d’historien. Une statue est un objet mémoriel et non historique, dont la vocation est de célébrer un personnage et non de livrer une connaissance objective et exhaustive sur le passé.

L’histoire s’inscrit dans des livres, et non dans des monuments ou des noms de rue, moyennant quoi les Colston, Lee, Colbert et leurs semblables esclavagistes et/ou « négriers » peuvent sans grand dommage, et même dans l’intérêt de toutes et de tous (à l’exception des racistes), disparaître tout à fait de notre espace public, c’est-à-dire de notre « Olympe », sans pour autant disparaître ni de notre « mémoire collective », ni de notre « histoire ».

La place qu’ils perdent dans la rue, où ils étaient objets de vénération, ils la gagnent ou la gardent dans nos manuels et nos cours d’histoire, où ils deviennent objets d’étude, c’est-à-dire de connaissance, de réflexion rationnelle, d’examen critique.

Il en va de même des figures plus « ambivalentes » que les généraux massacreurs ou les marchands d’esclaves, ces figures comme Voltaire ou Jules Ferry par exemple, qui ont à la fois mené des combats émancipateurs (respectivement pour la tolérance religieuse et la démocratisation scolaire) et soutenu des positions abjectes (négrophobes, antijuives et homophobes pour l’un, racistes et colonialistes pour l’autre) : leurs « icônes » peuvent et doivent être déboulonnées, qu’il s’agisse de statues ou d’autres formes de glorification comme le nom de rue ou d’établissement scolaire.

Il n’est question d’« effacer » ni leur vie, ni leur œuvre, mais au contraire de les appréhender dans leur entièreté et, s’il y a lieu, dans leur complexité.

Fresque rendant hommage à George Floyd (à droite) et Adama Traoré, décédé en garde à vue en 2016, dans une rue de Stains, le 22 juin 2020. L’État français a demandé son effacement (AFP)
Fresque rendant hommage à George Floyd (à droite) et Adama Traoré, décédé en garde à vue en 2016, dans une rue de Stains, le 22 juin 2020. L’État français a demandé son effacement (AFP)

Et s’il est sans doute vrai qu’une fois supprimés tous les « grands hommes » sexistes ou racistes, on risque fort d’avoir à remplacer une foule de plaques et de statues, il n’est pas moins vrai que la tâche serait loin d’être impossible, qu’elle aurait par ailleurs une vraie utilité publique, et enfin que si l’on cherchait des noms de personnages moins compromis que Colbert, Ferry ou Voltaire pour prendre les places vacantes, on aurait en fait l’embarras du choix.

Le nom de Rosa Parks vient par exemple d’être utilisé par un lycée de Thionville pour remplacer celui de Colbert – et, comme l’ont ironiquement rappelé la philosophe Silyane Larcher ou l’artiste Mélissa Laveaux sur Twitter, il existe aussi des Rosa Parks françaises, comme la « mulâtresse » Solitude, qui s’est opposée à l’esclavagisme en Guadeloupe, l’écrivaine martiniquaise Suzanne Césaire ou même les sœurs Nardal, femmes de lettres et militantes de la cause noire, parmi tant d’autres qui ont lutté contre le racisme français.

 Naufrage éthique

 Au-delà de son caractère infondé, la crispation identitaire du président est surtout très préoccupante. Car il faut se rendre à l’évidence : s’il existe une cohérence, une ligne directrice, entre l’évitement de tout mot de soutien, même minimal, au mouvement Black Lives Matter, la mise en garde agressive contre les périls « communautaristes » et « séparatistes », le soutien inconditionnel à une police dont les dérives racistes sont avérées et enfin la défense tout aussi inconditionnelle de toutes les statues, fussent-elles à la gloire des esclavagistes et des massacreurs d’« indigènes », cette idée directrice peut se résumer par ces mots terribles : « Black Lives Don’t Matter » – « les vies noires ne comptent pas ».

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J’ai interrogé ailleurs les motivations possibles d’un tel naufrage éthique : une panique identitaire sincère, autrement dit, un racisme viscéral ? Un calcul électoraliste cynique, consistant à promouvoir l’extrême droite pour s’assurer un nouveau « second tour imperdable » ? Ou bien les deux ?

Mais cette question n’est au fond pas la plus urgente. Le plus préoccupant n’est pas la cause mais l’effet d’un tel positionnement : celui qui fut surnommé, non sans raison, « le président des ultra-riches » se « réinvente » en président des ultras blancs ou, si l’on préfère, des suprémacistes. Et cela n’augure rien de bon, ni en termes électoraux, ni en matière de climat social. C’est tout simplement le principe constitutionnel d’égalité qui se trouve attaqué, mais aussi la simple possibilité du vivre-ensemble.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Pierre Tevanian est philosophe, enseignant, co-animateur du collectif Les mots sont importants. Auteur, notamment, de Dévoilements (éditions Libertalia, 2012) et La Mécanique raciste (éditions La Découverte, 2017).
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