Ad-Dabbour, la saga familiale du plus vieux journal satirique libanais
Ad-Dabbour (« le frelon ») fêtera ses cent bougies l’année prochaine. Le journal satirique a dû stopper sa version papier en septembre 2019, victime de la crise économique qui lamine le Liban, mais survit toujours en ligne, là où d’autres ont mis la clé sous la porte.
Il continue de tourner en ridicule la classe politique corrompue pour apporter de la légèreté à des Libanais totalement désabusés par les crises multiples qui affligent leur pays. Tous les politiciens libanais, y compris Hassan Nasrallah, le secrétaire général du Hezbollah, ou le président Michel Aoun, ont droit à leurs caricatures.
« Ad-Dabbour se moque au premier degré des politiciens, sans avoir d’agenda politique. Il est proche de l’ancienne école de chansonniers satiriques », explique Ayman Mhanna, directeur de la Fondation Samir Kassir pour la liberté d’expression, à Middle East Eye.
Si Ad-Dabbour a une telle longévité, c’est surtout grâce à son propriétaire passionné, Joseph Moukarzel, le petit-neveu de Youssef Moukarzel, le fondateur du journal. Son attachement à la publication est patriotique, mais aussi filial.
En 1920, Youssef Moukarzel, qui a passé sa jeunesse en Égypte, fuit vers le Liban, après avoir participé à la résistance contre les Britanniques.
Juriste, il se lance dans l’aventure journalistique, comme nombre des membres des nouvelles professions (enseignement, médecine, droit), et mise sur la presse humoristique qui a émergé dans les années 1870 dans les feuilles turques et égyptiennes.
« C’est le premier hebdomadaire à avoir obtenu une licence officielle de la part des autorités mandataires françaises en 1922 », raconte Joseph Moukarzel à Middle East Eye.
La création du Grand-Liban par les autorités françaises en 1920 suscite une effervescence journalistique : à Beyrouth, 75 nouveaux titres voient le jour entre 1921 et 1925.
Ad-Dabbour est francophile, mais milite pour l’indépendance, critique tous azimuts le clientélisme, les monopoles, mais aussi les religions, quelles qu’elles soient.
« Youssef a été plusieurs fois agressé et emprisonné. Le journal a même été suspendu à plusieurs reprises », poursuit Joseph Moukarzel.
Menaces et intimidations
Le père de Joseph, Richard, venu du Maroc, rejoint Ad-Dabbour en 1932, alors qu’il a à peine 18 ans. C’est lui qui reprend les rênes du journal quand son oncle Youssef disparaît en 1944, épaulé par ses deux cousins, Fouad et Michel.
Dans les années 1960, l’hebdo devient commercial, mais connaît un nouvel âge d’or entre 1972 et 1977 avec l’arrivée d’un dessinateur à la grande tignasse connu de tous les Libanais, Stavro Jabra.
« Il existait une liberté de ton qui est impossible aujourd’hui. On pouvait dessiner des politiciens nus ou dans la peau d’un animal »
- Joseph Moukarzel, directeur d’Ad-Dabbour
« Il existait une liberté de ton qui est impossible aujourd’hui. On pouvait dessiner des politiciens nus ou dans la peau d’un animal. Ad-Dabbour naviguait entre ce que sont aujourd’hui Le Canard enchaîné et Charlie Hebdo », affirme Joseph Moukarzel.
La guerre civile qui s’enlise (1975-1990) contraint l’hebdo à cesser sa parution. L’histoire aurait pu s’arrêter là. Mais Joseph Moukarzel, qui a baigné toute sa jeunesse dans l’atmosphère électrique du journal, se fait alors la promesse de faire revivre la publication. Il travaille dix ans en France comme architecte, et rachète petit à petit les parts du journal.
En 2000, son rêve voit enfin le jour : l’hebdo, tiré à 1 000 exemplaires, reprend du service avec certains de ses dessinateurs fétiches, et commence par dénoncer l’occupation syrienne.
« La ligne était la même qu’à la naissance du journal : défendre le Liban contre toute ingérence étrangère. On a eu quelques procès, beaucoup de menaces et d’intimidations, mais qui n’ont pas pu arrêter la publication du journal », insiste Joseph Moukarzel.
Il se rappelle d’une action en justice intentée en 2001 à la suite d’un pamphlet qui, sous le couvert d’une critique contre le patriarche de l’Église catholique melkite Grégoire III Laham, accusait de tyrannie le proconsul syrien de l’époque, Abdel Halim Khaddam. Les menaces conduisent à la démission d’une grande partie de l’équipe de rédaction au début des années 2000.
Crise économique
C’est finalement la crise économique survenue à l’été 2019 qui aura eu raison de la publication écrite.
« Avec l’envolée du dollar et la dépréciation de la livre libanaise, l’impression du journal revenait plus chère que les ventes. Il était temps de passer à un modèle digital, l’objectif étant ensuite de passer progressivement à une version payante », explique Joseph Moukarzel.
Mais Ad-Dabbour, surtout présent sur Facebook, aura fort à faire pour attirer un lectorat payant. D’autant plus que la piqûre du frelon est nettement plus inoffensive qu’à ses débuts et le lectorat moins important.
« Ad-Dabbour reste dans un esprit bon enfant. Il n’est pas aussi corrosif et progressif que la nouvelle génération de magazines satiriques, nés avec l’essor des réseaux sociaux et des talkshows américains, comme Al-Hudood [Jordanie] ou Al-Manchar [Maroc], qui marchent très bien sur les réseaux sociaux, et attirent une audience plus jeune », souligne Ayman Mhanna, de la Fondation Samir Kassir.
Il reste néanmoins un espace de libre expression, à l’heure où les procès en diffamation d’hommes politiques contre les journaux se multiplient et où les journalistes sont régulièrement convoqués par les services de sécurité et agressés physiquement par les forces de l’ordre ou les partisans des partis au pouvoir.
Joseph Moukarzel n’a toutefois pas du tout l’intention de fermer boutique. « Tant que je serai là, Ad-Dabbour continuera. Face à un système politique aussi corrompu, que reste-t-il d’autres aux Libanais à part la satire ? »
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