Un site jordanien se tourne vers la satire pour combattre la triste actualité
Le dramaturge George Bernard Shaw a déclaré un jour : « Si vous voulez dire la vérité aux gens, faites-les rire, sinon ils vous tueront. » Son message était clair : la vérité peut être difficile à supporter, mais un peu d’humour la rend plus facile à entendre.
Il y a peu de régions sur Terre où la vérité est plus difficile à supporter qu’au Moyen-Orient. L’actualité quotidienne faite de frappes aériennes, d’attentats-suicides et de villes entières en état de siège dépasse le seuil de tolérance de la plupart des gens.
C’est pourquoi un site a entrepris d’emballer cette actualité avec une dose d’humour, dans le but de voir les Arabes s’engager davantage face à ce qui se passe autour d’eux. Ce site, al-Hudood (« les limites »), est une sorte d’équivalent arabe de The Onion. Il utilise la satire pour révéler des réalités graves et souvent sombres sur le monde dans lequel nous vivons.
« L’enjeu de la satire est de proposer une idée d’une manière différente si celle-ci est trop difficile ou trop douloureuse à dire », a expliqué à Middle East Eye le co-fondateur d’al-Hudood, Isam Uraiqat. « Nous voulons que les gens voient à nouveau ce qui se passe autour d’eux. »
Une caricature originale d’al-Hudood montre une présentatrice de journal télévisé rapportant qu’il y a « beaucoup de dossiers chauds sur le bureau du dirigeant », tandis qu’un dirigeant d’un pays du Moyen-Orient, indifférent, regarde son iPad et hurle « Seulement 5 000 "J’aime" sur ma photo ! » (avec l’aimable autorisation d’alhudood.net)
Pour remplir cette mission, six employés d’al-Hudood, qui travaillent depuis un bureau à Amman, même si le site est enregistré en tant qu’organisme à but non lucratif à Londres, produisent deux ou trois articles d’actualité satiriques ou caricatures par jour, en utilisant le sarcasme, le symbolisme, la métaphore ainsi que d’autres techniques afin de dire l’indicible.
Un des titres récents publiés sur le site était « Comment distinguer votre première épouse et votre seconde épouse quand vous les emmenez au marché ».
Les autorités jordaniennes ont récemment arrêté des journalistes pour de simples commentaires sur Facebook, ce qui est une des raisons pour lesquelles les membres d’al-Hudood doivent se montrer prudents. « Les gens veulent toujours savoir pourquoi nous ne sommes pas encore en prison », a confié Kamal Khoury, l’autre co-fondateur d’al-Hudood. « C’est parce que nous respectons certaines lignes rouges. Nous n’offensons pas Dieu, ni le roi. »
Toutefois, il existe également la menace représentée par les gens ordinaires qui pourraient agir violemment s’ils se sentent offensés. « Avec tout l’abattage contre l’État islamique, par exemple, on ne sait pas quand quelqu’un pourrait décider que "ça mérite un Charlie Hebdo" », a expliqué Uraiqat.
Al-Hudood s’est moqué du groupe État islamique à de nombreuses occasions. Un titre indiquait récemment : « Les autorités récompensent un homme qui a dévoilé l’existence d’un membre de l’État islamique caché en lui. »
Une caricature originale d’al-Hudood montre un homme du Golfe disant à un réfugié syrien « Va en Europe, tu y trouveras des dirigeants qui ne t’opprimeront pas » (avec l’aimable autorisation d’alhudood.net)
Uraiqat, 32 ans, et Khoury, 30 ans, affirment avoir reçu un certain nombre de menaces de mort de la part de lecteurs depuis le lancement du site, à l’été 2013. « Rien de bien grave, mais c’est quelque peu déconcertant », a concédé Uraiqat.
Al-Hudood ne fait pas de discrimination au moment de choisir ses cibles : il se moque du gouvernement jordanien tout comme de l’opposition, des sunnites tout comme des chiites, des religieux tout comme des laïcs. L’idée étant que si que vous excluez quelqu’un, c’est que vous avez un programme en tête.
Tourner en dérision la religion est cependant inenvisageable. « Cette région est trop impétueuse », a justifié Uraiqat. Toutefois, les membres d’al-Hudood se sentent libres de faire la satire d’interprétations de la religion qu’ils jugent absurdes. Il y a quelques semaines, par exemple, le site a publié un article intitulé « À deux ans, elle devient la première fille à porter le foulard par conviction », qui était destiné à se moquer des parents musulmans qui habillent leurs enfants en burqa et non de la pratique du port de la burqa en elle-même.
Les entreprises gardent leurs distances
Au cours de ses dix-huit premiers mois d’existence, al-Hudood n’engrangeait pas suffisamment d’argent pour survivre. Les choses ont changé en 2014 lorsque le site s’est vu attribuer une subvention importante du Fonds européen pour la démocratie, un fonds de l’Union européenne dont l’objectif déclaré est de promouvoir la démocratie dans les « pays en transition ».
Al-Hudood a remporté une autre subvention en 2015, décernée par la Fondation Heinrich Böll, une dotation affiliée à Alliance 90/Les Verts, un parti de gauche allemand. Le montant de la subvention n’a pas été transmis à MEE, que ce soit par al-Hudood ou par les donateurs eux-mêmes.
Ces donations ont été une bouée de sauvetage pour al-Hudood, qui éprouvait des difficultés dues en partie à la réticence des entreprises à payer pour afficher des publicités. « Personne ne peut envisager de faire de la publicité chez nous. C’est trop dangereux, a expliqué Uraiqat. Le gouvernement ne serait pas en bons termes avec ces sociétés. »
Bien qu’il puisse sembler décourageant pour certains qu’un média indépendant ne puisse pas survivre en Jordanie et doive compter sur une aide en provenance de pays étrangers, cela peut aussi être une bonne chose.
« La publicité est un jeu à somme nulle : elle ne sera pas source d’indépendance ou de viabilité », a indiqué Ramsey George, un professionnel des nouveaux médias basé à Amman qui a contribué à l’installation d’un certain nombre de médias indépendants dans le monde arabe au cours de la dernière décennie.
« Les sociétés ont des intérêts et ces intérêts interféreront inévitablement » avec ce qu’al-Hudood ou tout média tente d’accomplir, a-t-il expliqué.
Ainsi, pour rester à flot, al-Hudood diversifie son flux de trésorerie. Uraiqat et Khoury expliquent qu’ils sont en train de monter une agence de création en interne pour proposer à l’industrie de la publicité des services de rédaction et de création.
C’est une situation unique, mais cela semble fonctionner, du moins pour le moment. Al-Hudood rassemble environ 200 000 lecteurs par mois, dont la plupart sont des jeunes hommes originaires de Jordanie, d’Égypte, des territoires palestiniens et des États-Unis. Ce chiffre a doublé au cours des six derniers mois, a affirmé Khoury.
Mais c’est sur les réseaux sociaux qu’al-Hudood touche son public le plus large : sa page Facebook touche un quart de million de personnes par semaine.
Une caricature d’al-Hudood montre un homme désignant le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi : « Croyez-moi, c’est un homme bon. Ce sont les personnes autour de lui qui sont mauvaises ». La caricature tourne en dérision l’habitude des Arabes consistant à refuser d’admettre que leurs dirigeants sont corrompus (avec l’aimable autorisation d’alhudood.net)
De la Jordanie au monde arabe et au-delà
Le recours à la satire a un caractère historique dans le monde arabe, celle-ci permettant d’épingler les dirigeants politiques et d’attirer l’attention sur l’hypocrisie et l’injustice. Depuis au moins le Moyen-Âge, des écrivains et des artistes de la région utilisent l’humour comme un moyen de critiquer subtilement les dirigeants qui ne l’auraient probablement pas toléré sous une autre forme.
Aujourd’hui, avec la montée d’Internet et des médias sociaux, les comédiens, les satiristes et les parodistes, amateurs et professionnels, ont proliféré. L’un des plus connus est peut-être Bassem Youssef, dont la websérie sur YouTube est devenue une émission télévisée à succès en Égypte sous Mohamed Morsi.
Mais en juin 2014, Youssef a annoncé qu’il mettait fin au programme. « Je suis lassé de me battre et de m’inquiéter pour ma sécurité et celle de ma famille », a-t-il déclaré à l’époque.
La fin de l’émission de Youssef a laissé un vide que personne dans la région n’a encore su combler. Bien qu’il existe d’autres émissions satiriques au Moyen-Orient, telles que Basmat al-Watan au Liban ou la websérie sur YouTube La Yekhtar en Arabie saoudite, les enjeux sociétaux que ces émissions tournent en dérision sont typiquement des questions locales plutôt que des questions auxquelles un public panarabe peut s’identifier.
Le fait d’avoir tout le monde arabe dans son cercle présente des problèmes uniques, notamment le fait que différents dialectes de l’arabe sont parlés dans les différents pays. Al-Hudood utilise le dialecte arabe classique, ou fusha, dans ses articles et ses caricatures. Cependant, « il y a tant de spécificités culturelles du Maroc à l’Algérie et de la Tunisie au Liban que les façons de faire de l’humour peuvent être très différentes », a expliqué Karl Sharro, satiriste libano-irakien et auteur du blog Karl reMarks.
« La satire doit imprégner les réalités sociales et politiques [du pays dans lequel elle est réalisée], a précisé Sharro. C’est une zone relativement complexe et vaste, à combler à tous les niveaux. »
Toutefois, si ces défis peuvent être relevés, le potentiel est grand. Au cours de sa première année, al-Hudood a limité son objectif à la culture et la politique jordaniennes. Cela signifiait que son public cible était d’environ trois millions de personnes, puisque le taux de pénétration d’Internet en Jordanie, pays d’une population de plus de sept millions de personnes, est d’environ 45 %. Mais dès qu’al-Hudood s’est ouvert à l’ensemble du monde arabe, y compris la diaspora et les réfugiés à l’étranger, son marché cible a considérablement gonflé.
L’article le plus populaire d’al-Hudood expliquait que le Père Noël s’était vu confisquer ses cadeaux pour ne pas avoir payé les droits de douane. L’article a fait le buzz et a été pris au sérieux par suffisamment de personnes pour que la Direction de la sécurité publique jordanienne publie un démenti (avec l’aimable autorisation d’al-Hudood)
La satire politique peut-elle changer les choses ?
Robert Mankoff, caricaturiste pour le New Yorker, a expliqué que la satire politique, qui remonte à l’époque d’Aristote, se justifie par son objectif, à savoir tenter de « rire de la folie jusqu’à la faire disparaître ».
« On peut présenter les choses ainsi », a écrit Mankoff dans un article publié en 2012 dans le magazine Moment, basé à Washington. « 1. Les dirigeants politiques qui se comportent mal seront la cible de moqueries. 2. Les dirigeants politiques n’apprécient pas que l’on se moque d’eux. 3. Les dirigeants politiques arrêteront de mal se comporter. »
Pourtant, deux mille ans plus tard, le comportement de nos dirigeants politiques est toujours aussi mauvais.
En d’autres termes, la satire peut être drôle, mais elle ne change pas nécessairement les choses.
Par conséquent, si l’objectif d’al-Hudood est de faire en sorte que les Arabes s’engagent face à ce qui se passe au Moyen-Orient, c’est peut-être une mission perdue d’avance. Il est peu probable que cliquer sur un bouton « J’aime » sur Facebook puisse rétablir la paix, l’égalité et la démocratie dans l’une des régions les plus instables au monde. Des recherches antérieures ont démontré que la satire politique aux États-Unis, représentée par exemple par le « Daily Show », contribue en réalité au développement du cynisme et d’un manque de volonté de participer à la vie politique.
En revanche, des recherches menées aux États-Unis ont indiqué que les téléspectateurs du « Daily Show » et du « Colbert Report » sont mieux informés en politique que les consommateurs des chaînes d’information traditionnelles telles que la radio publique, les sites web de journaux et les émissions d’information de chaînes câblées.
Et c’est justement la mission que revendique al-Hudood : informer le public et non l’inciter à agir.
« Nous ne pouvons relier ce que nous écrivons et les événements historiques. Que les gens sortent de leur inertie ou non, ce n’est certainement pas un article que nous écrivons qui les incite à descendre dans les rues », a concédé Khoury.
« Notre objectif est tout simplement de dire la vérité. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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