« Daaafish » : des dessinateurs irakiens ciblent l’État islamique
BEYROUTH – Ils doivent mener une double vie. Au quotidien, ils exercent leur profession habituelle : ils sont designers, ingénieurs, artistes... Mais en dehors des heures de travail, ils se muent en activistes sociaux.
Leurs parents et leurs amis ne sont pas au courant. Il est plus sûr de cacher la vérité aux familles, pour leur propre sécurité, même si beaucoup vivent dans des pays occidentaux, loin des dangers auxquels ils sont confrontés en Irak. Ironiquement, l’activité subversive à laquelle ils se livrent consiste simplement à publier des dessins humoristiques sur une page Facebook.
Daaafish est un collectif de quinze personnes, dont beaucoup sont des artistes professionnels, qui se moquent et font la satire de la corruption politique perçue et des injustices sociales dans leur pays natal à travers leurs dessins humoristiques. Leur travail devient dangereux dans la mesure où l’État islamique et les autorités irakiennes forment souvent l’objet de leur satire.
« La poésie est une arme chargée de futur », a écrit le poète espagnol Gabriel Celaya en 1955. Les membres de Daaafish ont une perception similaire de la bande dessinée. Préoccupés par les avancées réalisées en Irak par le groupe État islamique et l’éruption de la violence sectaire, ils ont décidé l’année dernière d’apporter leur pierre à l’édifice d’un avenir uni et pacifique pour l’Irak à l’aide des outils qu’ils connaissaient le mieux : leur crayon et leur sens de l’humour. Ils ont choisi le nom « Daaafish », qui signifie « dégonfler » en arabe, et qui forme également un jeu de mots avec le terme arabe « Daech », un acronyme péjoratif utilisé pour décrire l’État islamique.
« Notre motivation est notre amour pour notre pays. Beaucoup de mauvaises choses se sont produites en Irak au cours des 30 dernières années et la situation se prolongera si nous ne faisons rien », affirme un membre du collectif, s’exprimant pour Middle East Eye via Skype sous le pseudonyme « Mohammed ».
« Nous avons vécu en Irak avant 2003, et nos parents y ont vécu avant nous. Nous avons hérité de la vérité d’un avenir multiculturel pour l’Irak et nous voulons aider à le faire avancer. »
Depuis le lancement de Daaafish en avril dernier, le collectif publie une dizaine de dessins humoristiques par semaine. Quatre-vingt-cinq mille personnes avaient déjà rejoint la communauté Facebook du groupe huit mois plus tard. Les deux cibles principales de leurs dessins humoristiques sont l’État islamique et la corruption au sein du système politique irakien telle qu’elle est perçue par la population. Cela constitue deux facettes d’un même problème, selon le groupe.
Déconstruire les préjugés et préserver la mémoire
« Beaucoup de gens en Irak pensent que les habitants de Mossoul soutiennent l’État islamique », explique un autre membre de Daaafish sous le pseudonyme « Houda ». La majorité des habitants de cette ville irakienne, prise par l’État islamique en juin 2014, sont sunnites, comme l’organisation. Toutefois, Houda prétend que la plupart d’entre eux sont opposés à l’État islamique.
« Ils n’ont tout simplement pas les armes pour changer leur situation. Et c’est ce que nous voulons montrer. »
L’État islamique investit beaucoup d’efforts dans son marketing dans le but de communiquer une image idyllique et vivante de son territoire à l’étranger, mais des témoignages de personnes vivant dans des régions contrôlées par l’État islamique dépeignent une réalité loin d’être idéale. Afin de maintenir une image idéalisée pour inciter les combattants et sympathisants étrangers à rejoindre sa cause, l’État islamique doit empêcher toute information présentant des récits et des points de vue alternatifs d’atteindre le monde extérieur. Daaafish cherche à rompre ce blocage des informations.
« Nous recevons des informations à partir des journaux télévisés ou de notre famille et de nos amis qui sont encore aux quatre coins du pays. Dans de nombreux cas, il n’y a pas de photos ni d’images des choses dont nous voulons parler », explique Mohammed. Ils recréent donc ces informations dans leurs dessins humoristiques, qui deviennent ensuite des témoignages, des formes de documentation historique.
De cette manière, Daaafish a rendu compte de la hausse du recrutement d’enfants soldats par l’État islamique, de l’imposition de taxes à la naissance dans les hôpitaux (qui sont plus élevées lorsque les nouveau-nés sont des filles), de la corruption au sein des rangs de l’État islamique, du comportement despotique de membres étrangers de l’organisation, ainsi que des règles strictes et souvent arbitraires imposées par l’État islamique dans les territoires sous son contrôle.
Dans un autre exemple d’exaction commise par l’État islamique, on rapporte que lorsque des policières de l’organisation surprennent des femmes ne portant pas les gants noirs obligatoires en public, elles peuvent les punir en leur mordant les mains. Selon Daaafish, plusieurs témoignages ont indiqué que des policières portent des prothèses dentaires en acier avec des canines pointues pour une morsure plus profonde.
« Après la publication de ce dessin humoristique, nous avons reçu un e-mail d’une femme qui avait subi ce châtiment à Mossoul. Elle nous a également envoyé des photos de sa blessure à la main prises juste après avoir été mordue, explique Houda. Il était étonnant de voir que nos dessins l’ont aidée à briser le silence. »
L’apport des médias sociaux
Les dessins humoristiques sont diffusés sur les comptes Facebook et Twitter de Daaafish, puis partagés par un vaste réseau de pages Facebook et de sites web irakiens.
Facebook est la plate-forme de médias sociaux la plus populaire en Irak. Bien que l’Irak ait un des taux de pénétration d’Internet les plus faibles de la région, la majorité de ceux qui utilisent Internet ont un compte Facebook. Selon le site Internet World Stats, il y a 11 millions de comptes Facebook en Irak.
« Pour une majorité écrasante de personnes, Internet permet de passer le temps, de se divertir ou tout simplement de discuter. Dans un contexte où il y a un sentiment de violence et d’être pris au piège, une chose aussi simple que cela peut en réalité avoir une valeur, car cela peut aider à réduire le sentiment d’aliénation et de dépression d’une manière à laquelle on ne pourrait s’attendre normalement », explique le Dr Miriyam Aouragh, anthropologue à l’Université de Westminster spécialiste de la cyber-politique au Moyen-Orient.
« Les Irakiens sont tellement excédés par leur société, souligne Houda. Pour beaucoup d’entre eux, Facebook est une source de soulagement face au stress quotidien et les contenus humoristiques sont les plus populaires. Les dessins humoristiques sont très attractifs et aident les jeunes à s’engager. »
Nadim Damluji, chercheur et expert en bandes dessinées arabes, souligne que les bandes dessinées et les dessins humoristiques peuvent attirer des groupes sociaux et des groupes d’âge divers.
« La valeur ajoutée des bandes dessinées est leur capacité à se propager très rapidement et à toucher un public large. Elles forment un moyen très efficace pour communiquer une idée », explique Damluji.
« Les bandes dessinées ont une histoire culturelle longue et bien connue au Moyen-Orient. Et la bande dessinée a une longue histoire en tant que média politique au Moyen-Orient. » De Gamal Abdel Nasser à Mouammar Kadhafi en passant par Saddam Hussein, tous figurent sur des bandes dessinées soulignant leurs réalisations et leurs échecs, explique Damluji.
Certains des dessins humoristiques de Daaafish ont été vus par plus d’un quart de million de personnes, et nombreux sont ceux qui ont suscité plusieurs centaines de commentaires sur Facebook.
Des menaces fréquentes
Mais les dessins de Daaafish ont également suscité des critiques. Le collectif a été accusé d’être pro-américain, pro-chiite et même pro-État islamique.
« Les Irakiens sont tellement habitués à soutenir un seul camp que beaucoup ne comprennent pas que l’on critique plusieurs camps », a expliqué Mohammed sur Skype.
Par conséquent, Daaafish a reçu fréquemment des messages menaçants et agressifs sur sa page Facebook de la part d’utilisateurs favorables à l’État islamique.
« L’âge romantique de la résistance numérique d’il y a cinq ans est révolu. Ce n’est plus innocent. En raison de la surveillance et des obstacles technologiques, ce n’est plus une histoire romantique. Plus vous produisez et mettez en ligne ce genre de choses, plus vous êtes vulnérable au danger. Ces canaux et ces médias sont sous haute surveillance », explique Miriyam Aouragh.
De nombreux membres de Daaafish sont basés à l’extérieur de l’Irak. Ils ont émigré pour des raisons de sécurité ou pour des raisons économiques ; pourtant, « même si nous sommes à l’étranger, nous avons peur de ce qui pourrait arriver à nos proches. Nous aimons penser que nous sommes anonymes », a indiqué Mohammed, qui vit en Europe.
L’inquiétude a augmenté depuis le meurtre brutal d’Ibrahim Abdel-Qader, un activiste du groupe Raqqa is Being Silently Slaughtered, perpétré fin octobre par des militants de l’État islamique en Turquie.
Également sur Facebook, « des partisans de Daech signalent des pages comme la nôtre, explique Houda. Il arrive parfois que Facebook suive ces rapports et ferme des pages comme la nôtre. Des pages similaires ont tout simplement disparu. C’est une bataille constante. »
Les dessins humoristiques qui génèrent le plus de soutien sont souvent ceux qui défendent l’unité irakienne ou qui louent les vertus de l’armée irakienne en tant que force unificatrice, paradoxes dans un pays profondément divisé.
Mustafa, un jeune travailleur humanitaire originaire de Bagdad et basé à Erbil, explique la contradiction vécue par de nombreux Irakiens : « Les Irakiens n’ont aucun espoir en un avenir uni pour le pays, mais dans le même temps, nous sommes fiers d’être irakiens », indique-t-il.
L’invasion américaine de 2003 a démantelé le régime baasiste de Saddam Hussein et entraîné une guerre civile sectaire. « Le système politique mis en place sous l’occupation américaine a également institutionnalisé une forme rudimentaire de consociationalisme ethno-confessionnel », écrit le politologue Toby Dodge.
La montée en puissance de l’État islamique a exacerbé davantage les tensions sectaires. Les divisions sont si profondes que la solution à trois États autrefois tournée en ridicule (un État kurde dans le nord, un État sunnite au centre et un pays chiite dans le sud), proposée par le vice-président américain Joe Biden, est aujourd’hui considérée comme une solution raisonnable.
Le sectarisme a également encouragé la corruption, à laquelle on impute l’échec massif de l’État irakien dans ses efforts pour fournir des services tels qu’un approvisionnement régulier en électricité et en eau, donnant lieu l’été dernier à des protestations massives contre le gouvernement. Ces problématiques ont été intégrées aux œuvres de Daaafish.
Selon Transparency International, l’Irak figure à la 170e position sur 175 pays dans l’Indice de perception de la corruption.
Dans ce contexte, « les gens ne peuvent imaginer ni projeter quelque chose de positif, ils ne voient pas d’issue, explique Mohammed. L’État islamique veut promouvoir une culture de la peur ; nous voulons promouvoir une culture du vivre-ensemble. »
« Depuis longtemps, l’Occident impose les solutions. Nous voulons créer un terrain fertile pour que les solutions se développent ici. »
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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