La loi contre le séparatisme en France est un appel à la séparation
Dans Les Origines du totalitarisme, la philosophe Hannah Arendt écrivait : « La véracité n’a jamais figuré au nombre des vertus politiques, et le mensonge a toujours été considéré comme un moyen parfaitement justifié dans les affaires politiques. » La chose est entendue. La majorité actuelle en France ne fait pas exception.
En prétendant, effet de ruissellement à l’appui, que les réductions d’impôts accordées aux grandes entreprises profiteraient à toute la population, le président Emmanuel Macron et son gouvernement ont menti. Sciemment.
En promettant une augmentation des recettes fiscales par la suppression de l’Impôt sur la fortune et la fin de l’exil des plus riches, la majorité a menti aussi. Et lorsqu’elle se drape, ces derniers mois, dans sa posture régalienne et affirme vouloir lutter contre le séparatisme et les atteintes à la citoyenneté, la majorité ment encore et toujours.
Le projet de loi contre le séparatisme musulman, rebaptisé projet de loi confortant le respect des principes de la République (ce qui est après tout le propre de toute loi), n’est ni plus ni moins qu’un appel à la séparation. Adopté le 16 février 2021 à l’Assemblée nationale par un vote solennel, le texte poursuit un objectif clair : restreindre la capacité d’agir des musulmans.
Réinjecter de l’altérité
Pour saisir l’esprit de ce texte, il faut revenir au discours-cadre prononcé aux Mureaux le 2 octobre 2020 par Emmanuel Macron, dans lequel, fait notable, un président en exercice passe au crible des éléments de la vie sociale (travail, loisir, éducation, organisation et pratique du culte, etc.) d’un sous-groupe national : les personnes de confession musulmane.
Par un renversement complet de sens dont la novlangue libérale est coutumière, toute participation des membres de ce groupe à la vie locale et associative devient la manifestation d’un « repli communautaire ».
Le « séparatisme musulman » vise ainsi des activités et initiatives aussi banales que la pratique d’un sport, la création d’une association, l’organisation de cours de langues, l’ouverture d’un lieu de prière ou même celle d’un débit de boissons.
Le mot séparatisme est cette fois convoqué pour mettre à l’index des structures ou des personnes dont le tort est de revendiquer l’autonomie individuelle, celle de créer, entreprendre et, plus grave encore, d’user de son sens critique
Que des populations habituellement reléguées aux marges de la communauté nationale imaginée ne se cachent plus pour pratiquer leur culte, parler ou enseigner la langue de leurs parents, porter des habits traditionnels, que ces personnes s’arrogent de telles prérogatives, voilà qui pose problème.
C’est un truisme de constater que les musulmans se sont fondus dans la société et, comme tout un chacun, font usage de leurs libertés d’expression, d’association, de circulation. Ces populations font tout cela, prennent tout naturellement leur place dans la société. Oui, mais tout en restant musulmans. Voilà le vrai scandale.
Y remédier nécessite de faire un usage politique tout à fait nouveau d’un terme qui ne l’est pas. Au lieu de viser des groupes politiques qui revendiquent une souveraineté sur un territoire contre une entité dominante, tels les séparatistes corses, basques, bretons, etc., le mot séparatisme est cette fois convoqué pour mettre à l’index des structures ou des personnes dont le tort est de revendiquer l’autonomie individuelle, celle de créer, entreprendre et, plus grave encore, d’user de son sens critique.
La conquête de ce territoire propre, l’usage de ces libertés, sont conçus comme autant de ruptures et d’offenses à l’ordre républicain. Souvenons-nous qu’à une époque pas si lointaine, les femmes qui souhaitaient se dégager de la tutelle des hommes pour faire des actes aussi simples de la vie courante qu’ouvrir un compte en banque ou voyager seules à l’étranger étaient accusées de vouloir faire sécession avec l’universel masculin.
Mobilisation générale
La majorité gouvernementale estime aujourd’hui qu’il est urgent de se séparer des individus que « nous » n’arrivons plus à cantonner et qui ont fini par prendre tout simplement leurs aises, étudient, font du sport, créent des écoles, des associations… Il faut réinjecter de l’altérité contre ces personnes qui se comportent comme des semblables. L’État, les services publics, la population, tout le monde est mobilisé dans cet effort de remise en ordre.
C’est donc sans surprise que le discours présidentiel précité est empli d’un vocabulaire guerrier, celui de la « grande mobilisation », du « patriotisme républicain » contre l’ennemi séparatiste. Il est question de terrain, de bataille et de reconquête.
La majorité gouvernementale estime aujourd’hui qu’il est urgent de se séparer des individus que « nous » n’arrivons plus à cantonner et qui ont fini par prendre tout simplement leurs aises
On voit ici apparaître l’efficace (au sens foucaldien du terme) du discours sur l’islam et les musulmans : c’est un discours de la fermeté et de la détermination, qui permet à celle ou celui qui le tient de se hisser au-dessus des clivages partisans, de se mettre à la hauteur des défis qui menacent la nation.
Et le péril est grand. L’efficace précitée s’accompagne ainsi d’une dramatique du discours sur l’islam. En multipliant les récurrences autour du champ notionnel de la menace, en évoquant l’« insécurité culturelle », en qualifiant la question d’« existentielle pour notre nation », on voit comment l’événement même de l’énonciation affecte l’être de l’énonciateur.
C’est précisément par cette dramatique-là que l’énonciateur se hisse à hauteur de ce que l’on nomme « régalien », se sent investi d’une mission de défense de la patrie (parfois de la civilisation occidentale) et de ses valeurs fondamentales : liberté, démocratie, tolérance, égalité hommes-femmes.
Séparés et infiltrés
Sur cette question de l’égalité, penchons-nous en bons juristes sur les répercussions de la nouvelle obligation pour les associations de signer une « charte de la laïcité ». Très concrètement, si un club de football féminin admet en son sein des joueuses qui portent un foulard, l’association sportive ne pourra pas bénéficier de subventions, peut-être même de la mise à disposition d’équipements publics.
Cette extension du domaine de la neutralité religieuse dans l’espace public conduit à une énième mise au ban de certaines musulmanes. Au nom de l’égalité entre les sexes !
Nous ne sommes plus à une contradiction près. Comme celle qui consiste pour le président à affirmer qu’il existe « une volonté revendiquée, affichée, une organisation méthodique pour contrevenir aux lois de la République et créer un ordre parallèle, ériger d’autres valeurs, développer une autre organisation de la société, séparatiste dans un premier temps, mais dont le but final est de prendre le contrôle, complet celui-ci ».
L’affirmation selon laquelle des pans entiers du territoire national ont été perdus au séparatisme musulman est, relève à juste titre le sociologue Hamza Esmili, « le plus souvent articulée au thème apparemment contradictoire et cependant complémentaire de l’entrisme islamiste au sein des différentes sphères de la vie sociale – administrations, entreprises, universités, clubs de sport, etc. Autrement dit, moins que la sécession, c’est la présence musulmane parmi nous qui inquiète ».
La loi confortant le respect des principes de la République, les perquisitions contre des individus et des structures (afin de « faire passer un message », précise le ministre de l’Intérieur), les fermetures de mosquées et d’écoles, les dissolutions d’associations, sont autant de mesures qui visent à réguler cette présence musulmane inquiétante. Loin de lutter contre le séparatisme, ces textes et ces pratiques sont un appel à la séparation.
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