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Les effets liberticides et contreproductifs de la stratégie française de lutte contre le « séparatisme »

Le projet « anti-séparatisme » d’Emmanuel Macron vise à priver les musulmans de France de toute possibilité d’auto-organisation indépendante en dehors du contrôle de l’État, dans un contexte de privation accrue des libertés fondamentales
« Ce projet ‘’anti-séparatisme islamiste’’ ne résoudra aucun problème car il tape à côté de la plaque et s’en prend aux mauvaises cibles » – Alain Gabon (AFP)

La surréaction d’Emmanuel Macron aux attaques meurtrières de Nice et Conflans-Sainte-Honorine est en train de pousser davantage la France vers un État illibéral.

Depuis désormais deux décennies, chaque attentat de type djihadiste ou islamique sert de prétexte à toujours plus de surveillance étatique, de lois liberticides, et de répression.

Dérive autoritariste

Loin de l’image d’une France « terre de libertés » dont seuls les ignorants continuent à croire qu’elle est partagée par le reste du monde, il est aujourd’hui coutume d’entendre et de lire à l’étranger qu’elle est devenue non seulement un des pays les plus islamophobes au monde (certes, toute proportion gardée comparé à des pays comme l’Inde ou la Chine), mais aussi un État de plus en plus autoritaire, brutal et sécuritaire, et ce au nom de la « lutte contre le terrorisme ».

Le meurtre de Samuel Paty, père et enseignant de 47 ans, par ce qui semble être un extrémiste musulman, a ébranlé la France (AFP)
Le meurtre de Samuel Paty, père et enseignant de 47 ans, par ce qui semble être un extrémiste musulman, a ébranlé la France (AFP)

On ne compte plus les lois sécuritaires empilées les unes sur les autres après chaque attentat, lois passées souvent sans aucun débat national ou parlementaire réel et sous le choc émotionnel d’attaques parfois instrumentalisées par les médias (comme le veulent d’ailleurs les terroristes).

Toutes valent désormais à la France de se voir blacklistée par la presse étrangère, l’opinion publique, les organisations humanitaires, mais aussi les instances internationales relatives aux droits humains fondamentaux, au plus haut niveau des Nations unies.

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La tentative du gouvernement Macron de faire simultanément passer deux lois sur la « sécurité globale » et les « principes républicains » (ex-projet de loi contre le « séparatisme islamiste ») équivaut dans les faits à une attaque systématique et véritablement sans précédent dans la Ve République contre les libertés et les droits civiques et constitutionnels.

Ceux des musulmans, mais aussi ceux des autres.

Ces développements, souvent silencieux mais néanmoins lourds de conséquences, ont déjà transformé la France en l’État le plus sécuritaire d’Europe, ainsi qu’un de ceux dont la police est la plus violente, comme démontré par une enquête menée par l’ONU en mars 2019.

Sous couvert de « défense des principes républicains » et de « lutte contre le séparatisme », terme défini de façon tellement large et floue qu’il peut englober tout et n’importe quoi (surtout s’il s’agit de musulmans) y compris des conduites, styles de vie et croyances parfaitement légitimes et pacifiques, c’est à un nombre inquiétant de libertés fondamentales que s’attaque le gouvernement Macron.

Une offensive liberticide tous azimuts

Liberté d’expression et de parole, y compris celle de l’enseignement et de la recherche universitaire, qui devrait désormais se faire exclusivement « dans le respect des valeurs de la République ».

On est bel et bien passé au stade de la criminalisation de la simple pensée, parole ou croyance religieuse, y compris non violente

Liberté de la presse, liberté d’informer. Liberté d’association. Libertés religieuses. Droit à l’égalité (théoriquement, un des trois fondements essentiels de la République), traitement égal de tous les citoyens sans discrimination selon leurs religions. Libertés éducatives et des écoles privées. Libertés de protester et manifester (une des plus vieilles et plus vénérables traditions françaises, mais pas pour Macron et son ministre de l’Éducation Jean-Michel Blanquer). Droit à la vie privée et à l’intimité, y compris la confidentialité médicale. Droits syndicaux et politiques. Et ainsi de suite.

Dans les minutes qui ont suivi l’assassinat de Samuel Paty, de nombreuses voix d’élus et d’intellectuels, en majorité de droite, se sont élevées contre l’État de droit lui-même, clamant qu’il était « inadapté pour combattre la haine », un « boulet aux pieds » trop contraignant pour lutter contre l’islamisme.

En France, désormais, les pires anti-républicains sont bel et bien au sein du pouvoir et au sommet de l’État.

Seuils et paliers

Il est crucial de voir comment la reformulation de la « lutte contre le djihadisme » en « lutte contre l’islamisme » d’abord, puis ensuite en « lutte contre le séparatisme », loin d’un simple glissement sémantique, marque une régression historique en matière de droits et libertés. S’opère ici un franchissement de seuils critiques franchement préoccupant.

D’abord, ce ne sont plus seulement les criminels et les terroristes qui sont ciblés pour éradication.

Désormais, n’importe quel musulman, individu, groupe, entité, association, mosquée etc. peut se retrouver dans le collimateur du gouvernement, ciblé non pas sur la base d’avoir commis ou de projeter de commettre un crime quelconque, mais du simple fait d’être labellisé « islamiste », « salafiste » ou « séparatiste ».

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Second seuil franchi : la catégorie des cibles à abattre s’élargit également aux non-musulmans via l’accusation d’« islamogauchisme » et de « complicité intellectuelle » avec les « islamistes », eux-mêmes amalgamés outrancièrement aux djihadistes.

Ainsi se voient accusés de complicité « intellectuelle » avec le terrorisme des partis politiques et figures de l’opposition comme Jean-Luc Mélanchon, des intellectuels comme Edwy Plenel, des média indépendants comme Médiapart, des universitaires et chercheurs en études décoloniales, subalternes ou relevant de la théorie critique, etc.

Troisièmement, on est bel et bien passé au stade de la criminalisation de la simple pensée, parole ou croyance religieuse, y compris non violente.

Ainsi, il est désormais courant de se voir accuser dans les médias mais aussi par le gouvernement lui-même de complicité de meurtres terroristes si l’on dénonce l’islamophobie et le racisme en France ou même simplement si l’on est un chercheur en études décoloniales.

Une manifestante tient une pancarte sur laquelle on peut lire  : « La liberté d’expression n’est pas la liberté d’abuser », à Montréal, au Canada, le 31 octobre (Reuters)
Une manifestante tient une pancarte sur laquelle on peut lire : « La liberté d’expression n’est pas la liberté d’abuser », à Montréal, au Canada, le 31 octobre (Reuters)

La logique est la suivante : si vous critiquez la France, son État, sa société, ses lois, sa culture ou son gouvernement pour racisme, crime colonial, islamophobie ou autre, vous « contribuez au séparatisme », vous « encouragez la haine de la France », vous « incitez certains à attaquer ».

Gouvernement, parlementaires, médias, intellectuels et certains universitaires reformulent donc tout discours critique sur la France comme une « incitation à la haine et à la violence » ou une « source d’inspiration » pour les terroristes. Vous leur « fournissez un alibi », une justification, vous leur « désignez des cibles ».

Une injonction à la pensée unique qui n’est pas sans rappeler certains régimes totalitaires.

Virage à l’extrême droite

Dans une logique similaire, toute institution, individu, système de pensée ou de valeurs, croyance, idéologie, discours, etc. qui ne se conformerait pas, non pas à la laïcité et aux valeurs et principes de la République (qui, elle, rend toutes ces alternatives parfaitement légitimes et légales), mais à sa forme pervertie, dévoyée, méconnaissable, intolérante et bigote que l’on trouve chez certains politiques notamment au sommet de l’État, peut se voir à tout moment taxé « d’ennemi de la République ».

Les voix un peu trop critiques, elles, sont redéfinies comme des « menaces » voire un « complot contre la nation ».

Une pancarte brandie par un manifestant pendant une marche contre l’islamophobie devant la gare du Nord à Paris, le 10 novembre 2019 (AFP)
Une pancarte brandie par un manifestant pendant une marche contre l’islamophobie devant la gare du Nord à Paris, le 10 novembre 2019 (AFP)

Le président français a ici créé de toutes pièces une catégorie entière de nouveaux crimes sans aucune réalité criminelle (« islamisme », « séparatisme », « haine de la France », etc.) mais qui permettent déjà de réprimer, intimider et tenter de supprimer les voix trop critiques, musulmanes ou pas.

Quatrièmement, comme le prouve la dissolution du Comité contre l’islamophobie en France (CCIF), des associations de défense des droits de l’homme peuvent être fermées car considérées par les autorités comme entretenant la « propagande islamiste ».

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Logique similaire, la bien mal nommée « loi confortant les principes républicains », qui plutôt que de les conforter, les détruit, permet maintenant la dissolution d’une association entière, la fermeture d’une mosquée, la censure d’un site web, etc. si seulement un seul de ses membres enfreint une loi voire, même, produit un discours ou une action susceptible d’attenter au « respect des principes de la République ».

Cela aussi a un nom : la punition collective, comme le dénoncent certains musulmans.

On n’est ici plus dans ce que l’on appelle un « État de droit » mais dans une espèce de néo-républicanisme qui, par haine de l’islam et peur des musulmans, a viré au maccarthysme, comme le constatent des sociologues comme Rachid Benzine ou Jean-François Bayart. Virage à l’extrême droite qui couvait déjà sous les appels de Macron à construire une nouvelle « société de vigilance ».

Des politiques contre-productives

Ce projet « anti-séparatisme islamiste » ne résoudra aucun problème car il tape à côté de la plaque et s’en prend aux mauvaises cibles. Pire, il ne fera qu’apporter du grain à moudre aux djihadistes, aggraver leurs griefs contre la France, donner des prétextes aux fanatiques religieux, fracturer encore plus la société, jeter davantage le doute sur la loyauté des musulmans envers leur pays, et confirmer le discours djihadiste selon lequel la France est un pays islamophobe qui traite ses musulmans comme des citoyens de seconde zone et dans lequel l’islam n’aura jamais sa place.

[Ce projet] ne fera qu’apporter du grain à moudre aux djihadistes, aggraver leurs griefs contre la France, donner des prétextes aux fanatiques religieux, fracturer encore plus la société, jeter davantage le doute sur la loyauté des musulmans envers leur pays

Cette dernière phase dans le déploiement de l’islamophobie étatique s’inscrit pleinement dans la pathologie paranoïaque qui, depuis des décennies, constitue la réponse de la France à la présence post-coloniale de musulmans en grand nombre sur son territoire hexagonal.

Depuis les premières affaires de voile à Creil en octobre 1989, cette réponse se caractérise par des peurs injustifiées face à un « problème musulman » largement imaginaire construit par les élites et les médias ; par une exagération insensée d’une « menace terroriste » en fait minuscule ; par une ignorance crasse de la réalité des musulmans en France ; par des calculs électoraux cyniques et des surenchères à la « chasse à l’islamiste » où les Macron et consorts débordent désormais Marine Le Pen par sa droite ; par un dévoiement radical des principes que l’on prétend défendre ; par des préjugés et stéréotypes sur les musulmans qui datent du Moyen Âge, des croisades et de la période coloniale ; par une pensée complotiste et obsessionnelle sur « l’islamisation de l’Europe » et « l’Eurabia » qui n’a rien à envier aux pire délires conspirationnistes mais qui a désormais conquis les esprits de nos dirigeants.

Aujourd’hui, ces hystériques de l’anti-islamisme voient du djihadiste potentiel derrière chaque « barbu », chaque femme voilée et chaque « jeune de quartier » qui prie un peu trop « ostensiblement ».

« Ils sont partout ! », comme on disait avant des juifs.

Le discours des Mureaux du président Macron a offert un condensé de toutes ces erreurs logiques. Citons-en les deux principales.

Une fausse base théorique

La première est la (fausse) théorie dite de la « courroie de transmission » (ou du « sas », des « vases communicants », de la « pente glissante », de « l’antichambre », etc.) propagée par les intellectuels de plateaux télé tels Gilles Kepel et Bernard Rougier et par des hommes politiques comme Manuel Valls, selon laquelle « l’islam politique » (dans lequel on inclut même des salafistes quiétistes totalement apolitiques !) constituerait le « terreau » du terrorisme djihadiste, son point d’entrée.

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Cette notion grossière, réductionniste, basée sur des épouvantails conceptuels rudimentaires, simple hypothèse jamais prouvée mais désormais parole d’évangile jusqu’aux plus hauts sommets de l’État, est depuis des années battue en brèche par les meilleurs experts sur l’islam, la radicalisation et le terrorisme.

Qu’ils soient français ou étrangers, indépendants ou affiliés à des organismes d’État, leurs travaux et banques de données invalident et souvent pulvérisent les thèses grossières et les gadgets conceptuels des tenants de la théorie du sas.

Ces travaux sont infiniment plus convaincants, solides, sophistiqués et, surtout, ancrés dans des recherches scientifiques sérieuses que nos faux experts de plateaux télé avec leurs petites enquêtes « choc » de quartiers « islamisés », leurs « équipes de chercheurs » minimalistes dont ils reconnaissent eux-mêmes l’indigence, et leur immense ignorance de la recherche scientifique sur le terrorisme.

Confusions de toutes sortes

Les amalgames et glissements entre les termes « islamisme », « islam politique », « salafisme », « communautarisme », « fondamentalisme », « radicalisation », « extrémisme » et « djihadisme », toujours inévitablement ramenés simplement à « l’islam », sont désormais systématiques alors qu’il s’agit de phénomènes distincts.

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Ainsi, la majorité des salafistes en France sont de type quiétiste et apolitique. Le « communautarisme », qui existe d’ailleurs partout y compris chez ceux qui le dénoncent et ne se privent pas de pratiquer l’entre-soi, n’implique aucunement une radicalisation quelconque. Et l’islamisme n’est pas le terrorisme.

On confond également (souvent à dessein) « islam politique », d’ailleurs en soi légitime en démocratie malgré la démonisation de ce mot, avec simple activisme, comme celui du CCIF.

Même chose pour l’« extrémisme ». Ici, on fait fi de la différence pourtant essentielle entre, d’une part, les idées, croyances et idéologies, qui sont légitimes en démocratie, aussi « extrêmes » puissent-elles paraître, et, d’autre part, les actions violentes, qui elles sont inadmissibles. Que dire du fait que c’est en réalité un nombre infinitésimal parmi les premiers (en recherche, la « radicalisation cognitive ») qui franchissent la ligne rouge de l’action terroriste (la « radicalisation violente ») ?

Mais l’erreur logique majeure, le cœur du problème de la réponse française au djihadisme et aux musulmans en général, réside dans la confusion entre orthopraxie (définitivement en augmentation chez les musulmans français, et c’est tout à fait leur droit en régime laïc) et complot politique islamiste visant à conquérir la France pour la transformer en république islamique à la Houellebecq ou, pire, à la Daech.

Voilà pourquoi des pratiques ou croyances religieuses finalement banalement conservatrices ou même rigoristes (ce qui n’est en rien un crime) sont désormais perçues comme les « signes avant-coureurs du djihadisme », ses « signaux d’alerte », dans la typologie anti-terroriste gouvernementale.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par l’auteur.

Dr Alain Gabon is Associate Professor of French Studies and chair of the Department of Foreign Languages & Literatures at Virginia Wesleyan University in Virginia Beach, USA. He has written and lectured widely in the US, Europe and beyond on contemporary French culture, politics, literature and the arts and more recently on Islam and Muslims. His works have been published in several countries in academic journals, think tanks, and mainstream and specialized media such as Saphirnews, Milestones. Commentaries on the Islamic World, and Les Cahiers de l'Islam. His recent essay entitled “The Twin Myths of the Western ‘Jihadist Threat’ and ‘Islamic Radicalisation ‘” is available in French and English on the site of the UK Cordoba Foundation.
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