Algérie : la « pénurie » d’huile, symptôme d’un pays malade de ses subventions
À quinze jours du Ramadan, l’huile végétale, produit alimentaire essentiel, manque à l’appel et provoque l’inquiétude et la colère des Algériens. Les médias locaux rapportent que dans les magasins d’alimentation du pays, les étagères réservées à l’huile sont vides et des scènes choquantes ont été observées dans certains petits commerces de la capitale et des grandes villes du pays, pris d’assaut par des clients au moment des livraisons d’huile.
À cette situation se mêlent des pratiques spéculatives : sur le marché noir florissant, le bidon d’huile de 5 litres, très prisé par les Algériens, est proposé à près de 1 000 dinars (6,31 euros au taux officiel) au lieu des 600 dinars (3,78 euros) fixés par la réglementation.
Ce sont les producteurs qui ont été les premiers à être pointés du doigt. Le groupe Cevital – première entreprise privée du pays et qui contrôle les deux tiers de la production d’huile raffinée –, dément énergiquement toute situation de pénurie.
« Aucune baisse de la production n’a été décidée », a assuré son PDG Isaad Rebrab, « les quantités produites couvrent largement la demande nationale ».
L’entreprise ne dément cependant pas les augmentations de prix ayant touché ses produits, tout en précisant que malgré « la conjoncture difficile et les pertes considérables subies, le groupe n’épargne aucun effort pour garder les prix de ses produits à un niveau raisonnable ».
Le groupe privé impute les hausses enregistrées ces derniers jours – non seulement sur les huiles mais aussi sur un certain nombre de produits alimentaires de première nécessité, à l’image du lait ou des pâtes – aux augmentations des cours des matières premières sur le marché international.
L’Algérie, un des premiers importateurs mondiaux de blé
Au fil des jours, les responsabilités se précisent et mettent en cause de plus en plus clairement les acteurs de la distribution.
« Avec la hausse des prix de production de ces produits et le maintien des prix plafonnés, les grossistes ont refusé de commercialiser les huiles, car c’est leur marge bénéficiaire qui est touchée dans cette situation », commente pour Middle East Eye le responsable d’une association de commerçants.
« Du fait que les prix restent plafonnés par l’État, nous préférons ne pas commercialiser ces produits plutôt que de prendre une petite marge insignifiante », renchérit clairement un détaillant.
« C’est la réduction de la marge bénéficiaire des grossistes, qui ne dépasse pas les 5 dinars algériens [0,03 centime d’euro] pour les bidons de 5 litres, qui a engendré cette crise », a confirmé le président de l’Association de protection et d’orientation du consommateur (APOCE).
Après un silence de plusieurs semaines, le ministre du Commerce, Kamel Rezig, a affirmé devant les caméras de la télévision publique que les stocks disponibles pouvaient couvrir trois mois de consommation et que la pénurie était due « aux consommateurs qui achètent quatre bidons d’huile au lieu d’en acheter un seul ».
À aucun moment le ministre algérien n’a évoqué un possible dysfonctionnement en raison d’une réglementation des prix trop rigide et inadaptée.
Les prix de la semoule et de la farine restent pourtant inchangés depuis un quart de siècle.
Dans sa récente intervention, Kamel Rezig n’a pas manqué de faire allusion à l’épisode précédent de la « crise de la semoule » du printemps 2020 : même pénurie de produits, même panique des consommateurs, mêmes scènes de bousculades devant les magasins avant un retour à la « normale » grâce à un marché inondé de produits importés.
Le gouvernement ne lésine pourtant pas sur les moyens pour approvisionner largement le marché en produits céréaliers à des prix dérisoires. En Algérie, c’est un décret datant de 1996, toujours en vigueur, qui fixe le prix du blé tendre cédé aux minotiers par un monopole public, l’Office algérien interprofessionnel des céréales (OAIC), à 1 285 dinars (ce qui correspond aujourd’hui à un peu plus de 8 euros).
Le même décret impose également un prix de cession administré de la farine fixé, sans changement depuis près d’un quart de siècle, à 2 000 dinars (12,60 euros).
Le grand perdant dans ce système de subvention est d’abord l’OAIC, organisme public réalisant la plus grande partie des importations de céréales, chargé d’amortir les variations importantes que connaît le prix du blé tendre sur les marchés internationaux. Ses pertes sont compensées par une « subvention d’équilibre » financée par le budget de l’État et dont le montant dépasse régulièrement le milliard de dollars.
Dans ce domaine, l’épisode le plus mémorable s’est produit en 2008 : cette année-là, le prix de la tonne de blé tendre a dépassé 800 dollars, soit environ dix fois le prix de cession administré.
Mais ces subventions massives stimulent la consommation voire le gaspillage. Le nombre d’unités de transformation des céréales n’a cessé d’augmenter au cours des dernières années. Le nombre de minoteries en activité serait désormais supérieur à 500 et la quantité de blé tendre importée par l’Algérie a doublé en passant de trois millions de tonnes à six millions de tonnes en moins d’une décennie – ce qui représente une facture d’importation variant entre 2 et 3 milliards de dollars par an et classe l’Algérie parmi les tout premiers importateurs mondiaux.
Le médicament aussi
Ces pénuries récurrentes ne sont pas vraiment une nouveauté en Algérie. Depuis quelques années, elles affectent également de façon très pénible le secteur du médicament.
La presse algérienne consacre régulièrement sa une au calvaire des malades du cancer, du diabète, ou aux asthmatiques à la recherche de médicaments introuvables.
Les organisations professionnelles et de consommateurs relèvent que « plusieurs centaines de produits essentiels » sont actuellement en rupture d’approvisionnement.
La raison de cette situation de pénurie endémique ne laisse pas beaucoup de place au doute. Le charismatique président de l’Union des producteurs de médicaments, Abdelouahed Kerrar, qui dirige également la première entreprise privée du secteur, met en cause avec constance une réglementation des prix trop rigide.
Il indiquait encore récemment qu’« une liste de plusieurs centaines de produits, objet d’une demande d’augmentation de prix, a été remise au ministère de la Santé depuis plus de deux ans. Les opérateurs n’ont encore reçu aucune réponse.
Il rappelle que les opérateurs n’ont pas le droit de toucher aux prix du médicament, soumis à un tarif de référence, et que certains producteurs ont été obligés d’abandonner la production de plusieurs produits en raison de leur faible marge bénéficiaire. « C’est le cas de la Ventoline, destinée aux asthmatiques, en situation de rupture fréquente et qui, au prix de vente actuel chez nous, ne pourra jamais être fabriqué en Algérie. »
Le contrôle des prix est un des exercices favoris des pouvoirs publics algériens. Le pays est quasiment le seul de la région méditerranéenne à perpétuer cet héritage de la planification centralisée en vogue dans les années 1970
En réalité, le contrôle des prix est un des exercices favoris des pouvoirs publics algériens. Le pays est quasiment le seul de la région méditerranéenne à perpétuer cet héritage de la planification centralisée en vogue dans les années 1970.
Après avoir été fortement bousculée par la situation de faillite financière et le recours au Fonds monétaire international (FMI) au début des années 1990, la pratique de l’administration des prix a regagné progressivement du terrain depuis un quart de siècle.
Le think tank algérien Care dressait récemment une liste non exhaustive des produits à prix réglementés : elle concerne notamment, en plus des produits directement subventionnés par l’État (produits céréaliers, lait, électricité et gaz), les huiles alimentaires, les semences de pomme de terre, les produits pharmaceutiques, les actes médicaux, les transports en bus, les tarifs des taxis, les transports ferroviaires, les loyers des logements sociaux, l’eau potable, l’eau industrielle, l’eau à usage agricole, les cahiers, livres et manuels scolaires.
Cette pratique de l’administration des prix à grande échelle n’est pas seulement la cause de pénuries récurrentes. Elle a également un coût financier de moins en moins supportable pour les finances publiques algériennes.
L’énormité des subventions énergétiques
S’il y a un domaine dans lequel les Algériens n’ont pas à se plaindre de l’État, c’est bien celui des prix de l’énergie : le litre d’essence ou de gasoil est vendu en moyenne presque trois fois moins cher qu’au Maroc et plus de deux fois moins cher qu’en Tunisie.
Il est même deux fois moins cher qu’au Qatar, qui dispose pourtant de plus d’un siècle de réserves d’hydrocarbures. Sans parler de la Norvège, qui a beaucoup plus de pétrole que l’Algérie, et qui vend son carburant… dix fois plus cher.
L’écart avec le reste du monde est encore plus sensible pour le prix de l’électricité. En Algérie, Mustapha Guitouni, ancien ministre de l’Énergie, calculait que le kilowattheure était facturé cinq fois moins cher qu’au Maroc.
Stimulée par des prix aussi généreusement subventionnés, la croissance de la consommation des produits énergétiques est carrément vertigineuse : près de 10 % par an pour les carburants selon des chiffres officiels. L’Algérie produit et consomme déjà plus de 15 millions de tonnes de carburants. Elle en a importé pour plus de 3 milliards de dollars supplémentaires par an en moyenne entre 2011 et 2019.
Si le coût du soutien des prix des produits alimentaires est relativement bien connu – environ 3 milliards de dollars par an selon la dernière loi de finances –, celui de la subvention des produits énergétiques n’était jusqu’à une date récente pas mesuré avec précision du fait qu’il s’opère par d’autres moyens que le budget de l’État (essentiellement sous forme de rachat des dettes des monopoles publics concernés par le Trésor public).
Un ancien ministre des Finances, Abdellatif Benachenhou, évalue le coût annuel des subventions énergétiques au montant faramineux de près de 20 milliards de dollars (17 milliards pour l’électricité et les carburants et 3 milliards pour l’eau). Selon lui, la consommation subventionnée du gaz et du pétrole, dont le taux de croissance ne cesse d’augmenter, « conduira dans moins d’une dizaine d’années à l’épuisement du surplus exportable ».
Le gel des prix des produits subventionnés sur une très longue période, suivi d’un ajustement brutal et douloureux en période de raréfaction des ressources financières, est une expérience que l’Algérie a déjà connue au début des années 1990.
Comment éviter de se retrouver dans la même situation dans quelques années ?
Le consensus sur le caractère globalement néfaste de la politique de gel des prix semble aujourd’hui s’élargir très rapidement dans le pays.
Le think tank algérien Nabni résume une analyse très généralement partagée. Il estime les subventions à plus de 23 milliards de dollars par an (15 % du PIB) et rappelle le cortège impressionnant de « distorsions économiques » véhiculé par « un système de subventions national qui tient lieu depuis des décennies de protection sociale universelle pour les Algériens de toutes les couches sociales ».
Au premier rang figurent « la surconsommation et le gaspillage des ressources énergétiques qui menacent déjà notre capacité à faire face à nos engagements à l’exportation et annoncent une disparition précoce du surplus exportable ». Sans oublier « les détournements divers dont font l’objet les produits alimentaires subventionnés et la contrebande aux frontières ». Et la liste est loin d’être exhaustive.
Le serpent de mer de la réforme des subventions
Le dossier jugé « ultrasensible » de la réforme des subventions est sur la table de tous les gouvernements depuis près d’une décennie. Les responsables économiques algériens expliquent depuis déjà plusieurs années qu’« un système d’information et de ciblage adéquat des populations les plus vulnérables doit être mis en place au préalable ».
Malheureusement, ce système de soutien monétaire direct des plus nécessiteux tarde dangereusement à voir le jour. À l’image de tous ses prédécesseurs depuis le milieu de la décennie écoulée, le ministre des Finances, Aymen Abderrahmane, a annoncé il y a quelques semaines à la radio qu’« une révision de la politique des subventions de l’État [était] en cours », en prenant la précaution de souligner la nature « complexe et sensible » de ce processus, tant sur le plan économique que social.
Le ministre explique que son département a d’ores et déjà « défini les critères ouvrant droit à ce soutien », soulignant – constat maintes fois ressassé – qu’il « est anormal que les catégories aisées acquièrent les produits subventionnés au même prix que les citoyens à faible revenu ».
Le dossier jugé « ultrasensible » de la réforme des subventions est sur la table de tous les gouvernements depuis près d’une décennie
La seule véritable nouveauté annoncée par l’actuel gouvernement sur ce dossier est encore à l’état de projet : il s’agit de la création « prochaine » d’une « agence » relevant du ministère des Finances qui sera chargée de mettre en œuvre et de gérer un programme de ciblage et d’indemnisation des familles affectées par le programme de réforme des subventions.
Voici déjà plusieurs années que les experts de Nabni s’inquiètent d’une « temporisation sine die de la réforme des subventions qui nous expose au risque d’être plus tard obligés de la mettre en œuvre dans l’urgence, sur un échéancier plus serré et sous contrainte budgétaire sévère ».
Tout laisse à penser que « les autorités n’ont pas pris la mesure de l’étendue de ce type de chantier ».
Il s’agit d’« un projet d’envergure nationale, qui va demander une mobilisation exceptionnelle de l’administration ainsi qu’un appui politique au plus haut niveau ».
Nabni invite le gouvernement à ouvrir le débat à une consultation nationale sur la question de la réforme des subventions et de notre modèle de redistribution sociale. Un projet qui doit être élevé au rang de « chantier de la décennie 2020 », selon le think tank algérien.
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