Iran-Israël : une partie d’échecs perdante pour les joueurs iraniens
Viendra ? Viendra pas ? Au bout du quart d’heure d’attente prévu par le règlement, le jeune Or Bronstein a sa réponse : son adversaire iranien et tête de série du tournoi, Amin Tabatabaei, ne se présentera pas pour l’affronter. « J’avais encore l’espoir qu’il vienne au match », lance l’Israélien, la mine déçue et agacée, déclaré vainqueur sans avoir déplacé une pièce de l’échiquier.
La scène remonte au championnat du monde d’échecs juniors (moins de 20 ans) de 2019, en Inde, auxquels les deux jeunes hommes ont pris part. Ce jour-là, Amin Tabatabaei s’était dit souffrant. Mais le certificat médical qu’il avait fourni, après avoir été examiné par le professionnel de santé de son hôtel et non par le médecin référent du tournoi, n’avait pas convaincu les organisateurs de la compétition.
« C’est la deuxième fois qu’un joueur iranien refuse d’affronter un Israélien dans ce tournoi », s’était agacé l’un d’eux dans la presse locale, en référence au précédent impliquant Arian Gholami. « Le sport doit rester en dehors de la politique. »
Au même moment, l’agence de presse iranienne IRNA faisait l’écho de ces refus d’affronter des adversaires du « régime sioniste », appellation usuelle dans le discours officiel de la République islamique, qui ne reconnaît pas l’existence d’Israël.
Pour attester de leur état de santé, la Fédération iranienne fournira pourtant ultérieurement la copie des ordonnances délivrées, en y ajoutant des clichés de ses deux représentants, alités, durant l’examen de santé…
« Nous ne sommes pas idiots »
« On arrive à un point où nous n’acceptons plus aucun de ces désordres », tonne Nigel Short, vice-président de la Fédération internationale des échecs (FIDE) et grand maître international, joint par Middle East Eye.
« Voir des personnes en parfaite santé, soudainement frappées par une sorte de maladie miraculeuse… Nous ne sommes pas idiots. »
En amont de la dernière assemblée générale de la FIDE, en décembre 2020, le représentant anglais a soumis une résolution menaçant la Fédération iranienne de « suspension automatique » en cas de « boycott futur » par l’un de ses représentants, « à la demande ou à l’instigation » de cette même fédération.
« La majorité de mes joueurs, qui étaient la crème de la crème, ont quitté le pays »
- Nigel Short, vice-président de la FIDE, ancien responsable de la sélection iranienne
« Cela ne devrait pas être considéré comme une politique anti-iranienne parce que ce n’est pas du tout le cas », insiste Nigel Short. « Si Israël commençait à boycotter d’autres pays, cela s’appliquerait également à lui. »
Son texte s’appuyait sur une dizaine d’autres événements similaires récents. Certains ont été relayés par les médias locaux, lorsque les joueurs concernés ont été honorés par les officiels iraniens.
Dans une note en réponse à cette résolution, la fédération mise en cause, qui n’a pas répondu aux sollicitations de MEE, assurait qu’aucune loi dans le pays n’interdisait à un joueur de concourir face à un autre et que seules les « convictions personnelles » pouvaient pousser ses représentants à ne pas se présenter à ces matches.
Jugeant « très surprenante » la politique à son égard, Téhéran voyait en cette suspension potentielle le risque de se priver de « centaines de génies » iraniens et, plus largement, de porter préjudice à ses 45 000 membres affiliés.
La Fédération internationale a finalement adopté une position beaucoup plus modérée, en guise d’avertissement.
Si « les moyens diplomatiques » ne suffisent plus, une mesure « restrictive nécessaire et proportionnée » pourra s’imposer, de même que des « sanctions ciblées susceptibles de nuire aux joueurs d’échecs ». L’idée d’une sanction plus sévère reste sur la table.
Le changement de politique de la FIDE
Lors de cette assemblée générale, Nigel Short avait interpellé directement le responsable iranien pour savoir si, « oui ou non », il était préparé à voir ses joueurs affronter des Israéliens. Une question laissée sans réponse claire, c’était attendu.
« Ils ne peuvent pas répondre à cette question », estime Nigel Short, qui ne se fait pas d’illusion sur le changement de « philosophie » de la République islamique vis-à-vis d’Israël.
Lui-même est bien placé pour le savoir en tant qu’ancien responsable de la sélection iranienne en 2006. Durant son court mandat, il n’a jamais été confronté à ce genre de situation car il a principalement officié lors de compétitions asiatiques. Or aux échecs, comme dans les principaux sports collectifs (football, basket, hand, etc.), Israël est délibérément rattaché depuis des décennies à la zone « Europe ».
Aussi, à l’échelle des championnats du monde, selon son vice-président, la FIDE a longtemps pipé les dés pour que les affrontements « interdits » n’aient pas lieu. Ce principe officieux a été revu en 2018 avec l’arrivée d’une nouvelle administration, dont le président est désormais limité à deux mandats maximum.
« Il fallait mettre un terme à ce non-sens parce qu’en manipulant les duels, on pervertit le tournoi pour tous les autres », juge Nigel Short, pour qui il est aujourd’hui « inévitable » que joueurs iraniens et israéliens soient amenés à se croiser, notamment dans les compétitions jeunes.
Actuellement 26e au classement mondial établi par la FIDE, l’Iran, comme Israël (15e), est une nation importante dans cette pratique ancestrale, introduite sur son territoire dès le VIe siècle.
Plus que l’Inde, on considère que la Perse a donné sa structure moderne au jeu. Le mot « échec » ou l’expression « échec et mat » ont d’ailleurs leurs origines persanes, avec le mot « shah » désignant le roi.
Si la République islamique a interdit la pratique durant la décennie qui a suivi la révolution iranienne en 1979, elle génère aujourd’hui quelques immenses talents comme Parham Maghsoodloo, vainqueur du championnat du monde junior 2018.
Alireza Firouzja, une situation emblématique
Le plus connu d’entre eux est le jeune phénomène de 17 ans Alireza Firouzja. Sacré grand maître international dès 2018, il survole la catégorie « juniors » et n’est déjà plus très loin des meilleurs joueurs mondiaux. Autre signe distinctif, outre sa précocité : il concourt désormais sous le drapeau de la FIDE.
Fin 2019, le plus grand espoir de l’échec mondial a claqué la porte de la fédération iranienne, et de son pays tout court, après que la fédération iranienne a retiré ses représentants d’une compétition internationale pour éviter tout affrontement avec des Israéliens.
Alireza Firouzja s’est depuis expatrié avec sa famille en France, à Chartres, au sud-ouest de Paris, où il fait le bonheur du club d’échecs local. Celui-ci a bon espoir qu’une naturalisation rapide lui soit accordée afin de le voir évoluer sous les couleurs françaises à l’avenir.
« C’est ce qu’il y a de mieux pour son avenir, c’était vraiment la bonne décision parce qu’il ne reçoit aucun soutien », avait réagi à l’époque Sara Khademalsharieh, autre grande et jeune espoir, 15e joueuse mondiale à l’âge de 23 ans. « J’espère que quelque chose va changer en Iran parce que je ne souhaite pas que cela arrive à d’autres joueurs. »
Après ces commentaires lâchés en marge d’un tournoi, la jeune femme, Iranienne la mieux classée, aurait rencontré de « sérieux problèmes » à son retour en Iran. C’est ce qui avait été rapporté dans la résolution anglaise présentée à la FIDE en décembre dernier, dans laquelle il était question d’un « harcèlement » des Gardiens de la révolution islamique à son encontre, pour l’empêcher de se rendre à une autre compétition à l’étranger.
De son côté, la fédération iranienne avait renvoyé aux récentes interviews de Sara Khademalsharieh et à « sa réticence à changer de nationalité ».
Vers la fuite des cerveaux des échecs ?
Ces dernières années, ils sont pourtant plusieurs à s’être expatriés, pas tous pour les mêmes raisons. Championne d’Asie en 2015, Mitra Hejazipour, également établie en France, a récemment été exclue par la fédération iranienne parce qu’elle refusait de porter le voile en compétition.
Quelques années plus tôt, Dorsa Derakhshani, autre grand maître féminin aujourd’hui sous drapeau américain, avait connu un destin similaire. Son petit frère Borna est, lui, affilié à la fédération anglaise après avoir affronté un Israélien.
« Est-ce que la position de la FIDE est morale et correcte ? Oui. Est-ce que cela résout le problème ? Non. C’est perdant-perdant car ils savent que l’Iran ne va pas se mettre en conformité »
- Elshan Moradi, grand maître international d’échecs
Autant de talents contraints de quitter un pays déjà affecté depuis des années par une « fuite des cerveaux », avec nombre de diplômés sur le départ.
« La majorité de mes joueurs, qui étaient la crème de la crème, ont quitté le pays », déplore Nigel Short en se replongeant dans les photos de son passage à la tête de la sélection iranienne. « Ce phénomène va s’accélérer s’il y a une suspension. »
Basé aux États-Unis, le grand maître Elshan Moradi a récemment suggéré à ses compatriotes, ceux souhaitant jouer « au niveau international et librement », de quitter la fédération iranienne, comme lui-même l’avait fait il y a cinq ans.
À condition que la Fédération internationale « donne leur chance aux joueurs iraniens de pouvoir jouer sous le drapeau de la FIDE », déclare à Middle East Eye l’Irano-Américain, « de sorte qu’ils ne soient pas punis [en cas de suspension]. »
Selon lui, la « pression » exercée sur l’Iran est liée à l’envie de « répondre aux exigences du Comité national olympique ».
Mais c’est selon lui beaucoup de bruit pour rien, car les compétitions sont à l’arrêt avec le coronavirus. « Est-ce que la position de la FIDE est morale et correcte ? Oui. Est-ce que cela résout le problème ? Non. C’est perdant-perdant car ils savent que l’Iran ne va pas se mettre en conformité », estime Elshan Moradi. Cette partie semble loin d’être terminée…
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