Comment Google cherche à contourner la mainmise de l’Égypte sur le trafic internet mondial
Il n’existe que quelques points de passage stratégiques et historiques à travers la Méditerranée : le détroit de Gibraltar, celui du Bosphore et le canal de Suez.
Si le canal de Suez est une des ressources majeures de l’Égypte depuis 1869, rapportant au pays 5,6 milliards de dollars de recettes en 2020, il ne représente que 8 % du fret mondial.
Mais du fait de sa situation de plateforme pour les câbles de fibre optique reliant l’Europe, l’Afrique, le Moyen-Orient et l’Asie, jusqu’à 30 % de la connectivité internet de la population mondiale transite par l’Égypte.
« Si vous voulez acheminer des câbles entre l’Europe et le Moyen-Orient vers l’Inde, quel est l’itinéraire le plus simple ? C’est via l’Égypte, car il y a moins de terre à traverser », explique Alan Mauldin, directeur de recherche au sein de la société spécialiste des télécommunications TeleGeography à Washington DC.
L’Égypte, par le biais de l’entreprise publique Telecom Egypt (TE), qui détient le monopole, a misé avec succès sur sa position pour inciter les opérateurs de câble à transiter par le pays.
« C’est l’un des atouts de l’Égypte, comme les Pyramides, indémodables », relève pour MEE Hugh Miles, éditeur pour le site d’informations Arab Digest au Caire. « Ils ont l’habitude de tirer profit du transit et du tourisme et désormais, ils font la même chose avec les données. C’est un canal de Suez numérique qui mise sur sa position géopolitique. »
Ce dernier estime que 17 % du trafic internet passe par l’Égypte, tandis que certains analystes suggèrent que cela pourrait grimper jusqu’à 30 %, connectant entre 1,3 milliard et 2,3 milliards de personnes. Ce rôle central pour la connectivité mondiale a conduit à considérer l’Égypte comme un point d’étranglement.Dix stations d’atterrissage de câble jalonnent les côtes de la Méditerranée et de la mer Rouge, et une quinzaine de passages terrestres à travers le pays, dont dix opérés par le géant des télécoms égyptiens, couvrant une région allant de la Méditerranée jusqu’à Singapour, selon TE.
« En interne, nous l’appelons le goulet d’étranglement de la mer Rouge, car vous avez plus d’une douzaine de câbles reliant l’Asie à l’Europe, et l’Afrique à l’Europe. C’est au fond un péage qu’il faut payer pour passer via la zone de Suez, qui est encombrée en raison du fret et des voies technologiques », indique Guy Zibi, fondateur de la société d’étude de marché sudafricaine Xalam Analytics.
Ce monopole a provoqué la colère du secteur du câble et des acteurs de l’internet mondial. Selon certaines informations, l’Égypte facture 50 % de plus que les autres routes de transit.
Le projet Blue Raman
« Ils font payer des frais pour la capacité, laquelle a été revue à la baisse il y a quelques années. Il y a une pression constante pour l’abaisser davantage », rapporte Alan Mauldin.
Le secteur ne s’inquiète pas uniquement des prix. « Le problème avec l’Égypte, c’est de savoir s’il y a une coupure ou une incertitude réglementaire capable de bloquer le trafic, car cela étranglerait une partie substantielle du trafic internet à travers le monde », estime Guy Zibi.
Pour Alan Mauldin, il est dans l’intérêt de l’Égypte de ne pas perturber le trafic internet mondial mais ce que veut l’industrie, c’est davantage de diversité. « On est contraint de passer par l’Égypte, c’est pourquoi ouvrir des voies alternatives et faire émerger une concurrence sont nécessaires. Le meilleur moyen d’améliorer la connectivité internationale serait tout simplement d’établir plus de chemins de câbles. »
Ces dernières années, une série de nouveaux câbles ont été posés en Égypte, notamment le réseau Pakistan East Africa Cable Express (PEACE), 2Africa et le réseau qui relie Le Cap au Caire.
Mais aujourd’hui, une nouvelle route entre l’Inde et l’Italie qui serait envisagée par Google – non confirmée pour l’instant – risque de saper la mainmise de l’Égypte.
Selon certaines informations, le réseau Blue Raman, un projet de 400 millions de dollars, pourrait associer deux câbles. Le câble Blue irait de Gênes en Italie à Israël, puis contournerait la zone de Suez via un câble terrestre rejoignant le port jordanien d’Aqaba.
Le câble Raman partirait d’Aqaba et traverserait l’Arabie saoudite et Oman puis l’océan Indien jusqu’à Mumbai.
« Google, Facebook, les fournisseurs de solutions d’hyperconvergence, tous cherchent à maîtriser davantage leur propre trafic plutôt que d’acheter des capacités sur les câbles existants. Rien n’est plus économique que de posséder vos propres capacités », assure Guy Zibi.
S’il se concrétise, Blue Raman changerait la donne au niveau géopolitique pour les réseaux de câbles de la région. Israël ne dispose actuellement d’aucun lien vers le Moyen-Orient et dépend des câbles venant d’Europe vers Tel Aviv et Haïfa.
Blue Raman provoque déjà un tollé en Égypte. Osama Kamal, présentateur télé égyptien, a été suspendu en décembre par le Conseil suprême de régulation des médias après avoir accusé les autorités de corruption et d’avoir fait perdre au pays son statut de plateforme pour la fibre.
« Ce présentateur suspendu, ce fut un scandale majeur. Nous ne savons pas ce qui lui est arrivé pendant ce temps-là », s’est inquiété un universitaire égyptien travaillant sur les problèmes de surveillance.
Cependant, Blue Raman n’affectera pas sérieusement la position dominante de l’Égypte en tant que point de transit des câbles, ni ne mettra en péril les 2,9 milliards de livres égyptiennes (185,3 millions de dollars) de recettes engrangées par TE chaque année grâce aux services de câble pour la fibre.
« Il ne s’agit pas de reprendre du trafic à l’Égypte, mais de se diversifier pour être moins dépendant de TE sans s’en débarrasser », nuance Guy Zibi.
Google n’a pas encore commenté officiellement le sujet et a déclaré à MEE : « Nous ne faisons aucun commentaire sur les spéculations du marché. »
Cela pourrait tenir en partie à l’accord de normalisation attendu entre l’Arabie saoudite et Israël à la suite des accords d’Abraham, signés il y a quelques mois avant que Blue Raman ne fasse les gros titres, sans se concrétiser.
« Blue Raman dépend totalement de la politique régionale. Bien sûr, c’est une idée merveilleuse et parfaitement censée sur le plan commercial et c’est pourquoi Google le fait, mais il a négligé le petit problème que constitue la politique au Moyen-Orient. Souvent, les projets ne se déroulent pas comme prévu en raison des guerres, des inimitiés et d’autres problèmes régionaux », indique Hugh Miles.
Établir une nouvelle région du Google Cloud en Arabie saoudite
Selon les spéculations, le roi Salmane d’Arabie saoudite s’oppose à la reconnaissance d’Israël, les projets de câble de Google dépendent donc de l’héritier Mohammed ben Salmane et de son accession au trône.
L’un des attraits d’un tel accord pour les Saoudiens serait d’accéder aux technologies informatiques et de surveillance israéliennes, ce qui a exercé un attrait particulier sur les Émirats arabes unis.
Cette technologie, un câble de fibre optique avec une grande capacité et un accord de paix augmenterait la viabilité des ambitions du prince héritier et de son projet Vision 2030, lequel inclut le projet Neom à 500 milliards de dollars qui borde la mer Rouge et le projet récemment annoncé intitulé The Line d’un montant de 200 milliards de dollars.
« Blue Raman s’inscrit dans une vision d’unité dans la région. Neom est supposé en être le cœur de quatre pays [l’Arabie saoudite, l’Égypte, la Jordanie et Israël] qui s’unissent et collaborent. Vous pouvez être assuré que les Saoudiens veulent être mis en réseau sur ce câble », promet Hugh Miles.
Le projet de Google d’établir une nouvelle région du Google Cloud en Arabie saoudite, également voulue par le royaume dans le cadre de ses projets de diversification pour numériser l’économie, est un autre facteur de motivation.
« Ce centre de données relierait Blue Raman et est probablement l’un des éléments qui a contribué à justifier cet investissement », selon Guy Zibi.
Si Google a gardé le silence à propos de Blue Raman, en janvier, la société a signé un accord avec TE concernant les capacités de câble à travers l’Égypte.
« Cet accord n’est pas nécessairement une alternative à Blue Raman car ce nouveau projet ne résout toujours pas le problème d’étranglement », rapporte Sarah Smierciak, analyste indépendante spécialiste de l’économie politique au Caire.
Google relierait le câble nord de TE qui part du sud de la France vers la mer Rouge.
« C’est la même route générale qu’empruntent la plupart des câbles, donc ça ne résout pas le problème d’une dépendance excessive vis-à-vis de l’Égypte et le quasi-monopole du pays », ajoute-t-elle.
Les recettes liées au câble représentaient 10 % des revenus de TE en 2019, lequel devrait rester dans la course même si Blue-Raman est lancé.
Tout accord à travers le pays bénéficie au complexe militaro-industriel égyptien.
« L’armée possède très certainement les terrains où les nouveaux câbles de Google seront posés », estime Sarah Smierciak.
Un décret présidentiel de 2016 place les terrains à cheval sur les routes nationales sous le contrôle du ministère de la Défense. « Toute recette tirée d’accords commerciaux sur ces terrains iront dans les coffres de l’armée », conclut-elle. « L’accord avec Google sera une aubaine pour TE et pour l’armée qui bénéficiera de rentes substantielles. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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