Mohamed Hajib : enquête sur l’ennemi public numéro 1 des services secrets marocains
« As-salam alaykoum. Qui est à l’appareil ?
– Est-ce que je suis avec Mohamed Hajib ? L’ancien prisonnier politique ? »
Un long silence, un gros éclat de rire et une réponse qui fuse dans un français hésitant : « L’ancien prisonnier politique Mohamed Hajib en personne ! »
Ce n’est pas l’image que l’on pourrait se faire de cet homme, l’un des Marocains les plus recherchés par les deux principales polices politiques du Maroc, la DST (Direction générale de la sûreté du territoire, qui a rajouté la lettre « g » de générale à son acronyme pour tenter de faire oublier son ténébreux fonctionnement) et la DGED (Direction générale des études et de la documentation), un service dit de contre-espionnage mais qui n’en reste pas moins un appareil sécuritaire qui contrôle une partie de la presse marocaine et surtout la diplomatie.
C’est en partie à cause de Hajib, qui insiste pour qu’on le traite d’« ancien prisonnier politique » et non d’« islamiste » et qui dit s’être donné comme mission de « défendre tous les droits humains, et non seulement ceux des détenus islamistes », que le gouvernement marocain a été sommé par le ministère des Affaires étrangères de suspendre tout contact avec l’ambassade d’Allemagne à Rabat, ainsi qu’avec toute institution allemande installée sur le sol du royaume chérifien.
Signalé comme un très « dangereux terroriste islamiste » qui appelle les Marocains à la révolte et au carnage, vilipendé matin et soir par les médias marocains, pris à partie par plusieurs personnalités qu’on fait défiler devant les écrans, le dernier en date étant Omar El-Kzabri, l’imam de la mosquée Hassan II de Casablanca, Hajib est assurément, avec les journalistes et les activistes des droits de l’homme, dans la ligne de mire des services secrets marocains.
Et s’il est inaccessible aux autorités marocaines, qui cherchent à tout prix à mettre la main dessus, il est très présent sur les réseaux sociaux, principalement sur Facebook et sur YouTube, où ses nombreux « live » dans lesquels il jongle avec les faits et les sarcasmes, sans oublier un peu d’humour, sont visionnés par des dizaines de milliers de suiveurs.
Avant de partir à la rencontre de Hajib, nous avons scruté pendant un mois des dizaines de vidéos et consulté des documents en tout genre, policiers, judiciaires, diplomatiques, onusiens, et en plusieurs langues, arabe, allemand, français et anglais. Cette enquête est le fruit de ce labeur.
De Tétouan au Pakistan
Mohamed Hajib réside à Duisbourg, dans le land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, une ville située au confluent du Rhin et de la Ruhr, près de Düsseldorf.
Sa photo montre un jeune homme souriant, casquette bec de canard vissée sur la tête, rouflaquettes rock’n’roll et une maigre barbiche. Rien à voir avec le « barbu » traditionnel.
Il est né à Tétouan le 23 mai 1981, fils d’un professeur d’arabe originaire de Tiflet et d’une mère fonctionnaire au tribunal de cette ville du nord du pays. Idéologiquement, il ne suivra pas la trace de son père, un ancien détenu politique de la mouvance marxiste.
En décembre 2000, il émigre en Allemagne, pays dont il devient citoyen en 2008. Est-ce l’éloignement du pays d’origine ou cette irrésistible attirance qu’ont certains musulmans pour la chose religieuse une fois coupés de leurs racines qui fait qu’il devient tablighi ? Peut-être.
La Jamaât al-Tabligh est une « secte » fondamentaliste de l’islam disent certains, une « méritoire » société de prédication affirment d’autres. Les tablighis sont certes rigoristes et fondamentalistes, mais contrairement à certains salafistes djihadistes, ils n’ont jamais été impliqués dans des opérations islamistes armées et leur traditionalisme religieux n’en fait pas moins des gens pacifiques et surtout apolitiques.
Pour devenir un bon prédicateur tablighi, il y a trois grands centres mondiaux, tous situés dans le sous-continent indien, où est né ce mouvement en 1927 : l’Inde, le Bangladesh et le Pakistan
Pour devenir un bon prédicateur tablighi, il y a trois grands centres mondiaux, tous situés dans le sous-continent indien, où est né ce mouvement en 1927 : l’Inde, le Bangladesh et le Pakistan. Dans ces trois pays, les centres du Tabligh ont pignon sur rue et n’ont rien de secret.
Hajib choisit le Pakistan, et vole fin juin 2009 pour Istanbul, avant de prendre un autre avion pour Machhad, en Iran, où il rejoint sur place une toute petite communauté de son mouvement, puis entreprend le chemin du Pakistan.
Contrairement à l’Iran, où le visa lui a été délivré à l’aéroport de Machhad, entrer au Pakistan est une tout autre histoire. La frontière est une passoire, un chaos total qui fait qu’il doit remettre 50 dollars à un émir de la Jamaât al-Tabligh qui l’accompagne et qui se charge des visas. En fait, il s’agit d’un pot-de-vin pour passer sans encombre le poste-frontière.
Hajib cherche à rejoindre Lahore où doit se tenir une rencontre internationale au mois de novembre de la même année. Un document du land Rhénanie-du-Nord-Westphalie, daté du 22 février 2010, atteste que la LKA (Landeskriminalamt NRW), la police régionale, était au courant de ce voyage et de cet événement religieux.
Et, il n’est fait nulle mention d’une dérive terroriste du jeune homme. Par contre, il est considéré, comme tous les tablighis à l’époque, comme un « islamiste radical ». Mais cette définition du tablighisme était celle qui était alors en cours en Allemagne avant que le plus haut tribunal administratif allemand, à Leipzig, ne vienne y mettre de l’ordre. Dans une sentence historique, datée du 25 octobre 2011, il est explicitement énoncé que « les objectifs ou les activités de la Jamaât al-Tabligh ne visent pas à soutenir des activités terroristes ».
Après quelques pérégrinations au Pakistan, au contact des populations et des centres religieux, le jeune homme décide de rentrer en Allemagne, en empruntant le chemin de l’aller.
Manque de pot, il se fait arrêter le 1er octobre 2009 lors d’un contrôle de routine de l’armée pakistanaise dans un autocar à Panjgur. Il faut retenir le nom de cette localité qui va jouer un rôle essentiel dans l’odyssée postérieure de Hajib.
Pangjur se trouve à moins de 100 kilomètres de la frontière iranienne et à 641 kilomètres de Chaman, ville frontalière avec l’Afghanistan. Et à moins de savoir voler, la seule route d’accès à l’Afghanistan depuis Panjgur passe obligatoirement par Quetta, qui est à 130 kilomètres au sud de Chaman.
Cette précision est importante dans la mesure où Hajib sera accusé plus tard par les Marocains d’avoir été arrêté à la « frontière afghane » et non iranienne.
Il est alors remis aux services secrets pakistanais, qui le gardent dans une prison de Quetta. Mais pourquoi à Quetta, qui est à 2 h 40 de voiture de la frontière afghane et non ailleurs ? Parce que Panjgur se trouve à 1 500 kilomètres d’Islamabad, et pour arriver à la capitale du Pakistan, il faut forcément passer par Quetta.
De plus, la prison de cette ville est considérée comme un centre de tri par où passent une infinité de détenus, des étudiants des madrasas, des commerçants turcs, très nombreux dans la région, ainsi que des tablighis étrangers, qui sont généralement ou libérés ou transférés dans d’autres lieux de détention. Par contre, les salafistes sont dirigés vers des « centres spécifiques » qui sont souvent visités par les Américains.
« À l’époque, je ne connaissais pas mes droits »
Pendant un mois, Hajib végète sur place avant qu’il ne soit expédié à Islamabad, où on le soumet à une enquête pendant exactement trois mois et dix-sept jours, entre le 1er octobre 2009 et le 17 février 2010. Faute d’avoir à lui reprocher autre chose que d’être entré illégalement au Pakistan, les autorités décident de l’expulser.
Aucune accusation n’est portée contre lui. Ce n’est pas Hajib qui l’affirme, c’est un email postérieur à son arrestation au Maroc, daté du 8 août 2011, envoyé au ministère allemand des Affaires étrangères à Berlin par le consul à Islamabad et dans lequel il est affirmé qu’« aucune accusation concrète de crime n’a jamais été portée contre [lui] ».
Mais, comme toute présence d’un « Arabe » musulman est suspecte au Pakistan, surtout après le 11 septembre 2001, le consulat allemand à Islamabad prévient Berlin de l’expulsion de Hajib.
Et c’est ainsi que, quand il arrive à l’aéroport de Francfort le 17 février 2010, à 13 h 47, par un vol d’une compagnie aérienne pakistanaise, il est arrêté à sa descente d’avion par une escouade de « 25 agents » allemands, dont certains sont lourdement armés.
Gardé en permanence, il est interrogé pendant une heure par des policiers du LKA (police régionale du land de Hessen) qui lui signifient une interdiction de sortie de la zone internationale de l’aéroport ; et à 22 h 30, on le pousse littéralement dans un avion de la Lufthansa, vol n° LH4116, en partance pour Casablanca.
Pourquoi n’a-t-il pas protesté alors qu’il possède la nationalité allemande ?
« Aujourd’hui, c’est facile de le dire, mais à l’époque, je ne connaissais pas mes droits », explique-t-il. Et il est loin aussi de se douter de ce qui l’attend dans son pays d’origine.
Aux premières heures du 18 février, son avion atterrit à l’aéroport Mohamed V de Casablanca. « Cinq agents de la DST », affirme-t-il, l’attendent sur la passerelle d’embarquement. Il est saisi sans ménagement et emmené dans un bureau où on lui met un bandeau sur les yeux.
Menotté et ligoté des pieds, on l’expédie au quartier Maârif de la capitale économique du Maroc, où se trouve le siège de la BNPJ (Brigade nationale de police judiciaire). Durant le trajet, les coups et les insultes pleuvent dans la voiture. « Terroriste », « Criminel », « Tu es venu pour exploser le Maroc », « Qu’est-ce que tu foutais au Pakistan ? ».
Mais le 1er mars, pour venir à bout de sa résistance, ses tourmenteurs menacent d’amener sa femme et sa mère et de les violer devant lui
À la BNPJ, dirigée alors par Abdelhak Khiam, future tête visible de l’antiterrorisme marocain, il est jeté dans une minuscule cellule. On l’insulte, on l’accroche par les bras, et on le frappe au visage et aux pieds.
Ses geôliers le somment d’avouer. « Avouer quoi ? Que je suis un tablighi ? Je le suis. Mais je ne suis pas un terroriste », tente-t-il de répliquer. En vain.
Pendant douze jours, il est soumis à des séances quotidiennes de torture, selon des informations transmises par la suite à la fondation Alkarama, une organisation qui « combat l’injustice dans le monde arabe » et dont les bureaux se trouvent à Genève.
Hajib tient bon parce qu’il croit que ses tortionnaires vont comprendre qu’il n’a rien fait et vont finir par le libérer.
Mais le 1er mars, pour venir à bout de sa résistance, ses tourmenteurs menacent d’amener sa femme et sa mère et de les violer devant lui. « Là, j’ai flanché et j’ai signé un procès-verbal qu’ils ne m’ont pas laissé lire. »
Condamné à dix ans de prison
Présenté au tribunal antiterroriste de Salé le même jour, il apprend par le juge d’instruction Abdelkader Chentouf qu’il a signé des « aveux complets » sur un PV daté du 19 février, alors qu’il venait à peine d’apposer sa signature.
Il conteste, tente d’expliquer au juge qu’il a été torturé, qu’il a signé sous la contrainte, et que sa signature date du 1er mars et non du 19 février.
Rien n’y fait. Comme à son habitude, le juge Chentouf ne se pose même pas la question de savoir pourquoi un suspect qui a signé des aveux le 19 février lui est présenté onze jours plus tard. Il n’ordonne pas d’enquête, ni sur la datation du PV, ni sur les allégations de torture.
Pratiquement à la même heure, dans un autre tribunal, un substitut du procureur général près la Cour d’appel de Rabat, Abdelaziz Raji, annonce à sa mère que l’État allemand vient de retirer la nationalité à son fils.
Cette anecdote est capitale pour Hajib. « Cela démontre la complicité des services secrets allemands avec les Marocains. Comment ce substitut pouvait-il savoir que le ministère fédéral de l’Intérieur d’Allemagne venait effectivement d’engager une procédure dans ce sens ? », se demande-t-il.
« La justice marocaine est une fabrique de condamnations arbitraires »
- Mohamed Hajib
Une procédure qui, tempère-t-il depuis Duisbourg, a été abandonnée par l’État allemand faute de preuves l’impliquant dans une quelconque opération ou dérive « terroristes ».
Après son passage par le bureau du juge Chentouf, il est placé dans le module 1 de la prison de Salé, dite « Zaki ». En guise de bienvenue, il est battu, encore une fois. Cette fois-ci, par des fonctionnaires de l’administration pénitentiaire, et sans raison. « C’est peut-être la tradition de frapper les nouveaux venus », souligne-t-il avec malice.
Et le 24 juin 2010, il est condamné à dix ans de prison pour constitution de « bande criminelle », « financement du terrorisme » et pour avoir voulu rejoindre l’Afghanistan.
Un procès expéditif, comme ont pu le constater des diplomates allemands dépêchés sur place. Dans une note interne qu’a pu consulter Middle East Eye, datée du 27 juin 2010, il est écrit : « Lors de cette audience, aucun témoin n’a été convoqué. Et aucune preuve n’a été fournie. Le président de l’audience s’est basé uniquement sur le procès-verbal de l’enquête. »
« Comment », renchérit Hajib, « quelqu’un qui est parti au Pakistan avec un passeport allemand, a été arrêté à la frontière iranienne et non afghane, n’a pas été poursuivi pour des faits de terrorisme par les autorités pakistanaises, et qui n’avait pratiquement aucun lien avec son pays d’origine autre que familial, a-t-il pu être condamné au Maroc pour ‘’bande criminelle’’ et ‘’financement du terrorisme’’ ? Cela ne tient pas la route ! La justice marocaine est une fabrique de condamnations arbitraires. »
Dans la même note citée ci-haut, l’ambassade allemande signale aussi que lors de son procès, « les déclarations de l’accusé étaient à peine perceptibles en raison de son mauvais état de santé ». Hajib en était alors à son 46e jour de grève de la faim pour dénoncer sa situation.
À partir de sa première condamnation, et pendant sept ans, il va vivre au rythme des transferts d’un pénitencier à un autre et des mauvais traitements qu’on lui fait subir.
Du module 1 de Salé, il est envoyé à Toulal 2, une prison de Meknès, ramené à Salé pour être incarcéré dans le module 2, puis envoyé à Tiflet 1, où il endure les affres de la torture, cette fois-ci, comme le montrent plusieurs photos qu’il a fait sortir de prison, avec des objets qui lui laissent des traces de brûlures dans le dos, et finalement réexpédié à Tiflet 2, le seul endroit, affirme-t-il, où il n’a pas été soumis à des brutalités.
Entretemps, il a été l’une des têtes visibles de la mutinerie qui a secoué la centrale pénitentiaire de Salé pendant deux jours, les 16 et 17 mai 2011, pour dénoncer la détention arbitraire et les tabassages sans fin.
Dans les images et les vidéos qui circulent sur les réseaux sociaux, on le voit la teinte ceinte d’un turban et le verbe haut.
Cette action va lui valoir d’énièmes sévices, cette fois-ci devant Abdelhafid Benhachem, le délégué général de l’administration pénitentiaire de l’époque. Benhachem est un vieux routier de la répression au Maroc qui sera poursuivi en 2015 pour « génocide » par le juge espagnol Pablo Ruz, de l’Audience nationale de Madrid. Pas pour les mauvais traitements infligés aux détenus marocains, mais pour des crimes commis contre les Sahraouis quand il était « gouverneur de Smara entre 1976 et 1978 ».
Au téléphone, Hajib répète qu’il connaît bien Benhachem pour avoir négocié avec lui la fin de la mutinerie. « Il était devant moi quand on me frappait, accompagné par deux hommes en costume cravate, des agents de la DST ».
Il réclame 1,5 million d’euros à l’Allemagne
C’est pour cette raison que la note verbale de l’ambassade allemande à Rabat, datée du 30 juin 2011, que nous avons consultée, s’est légèrement éloignée des termes diplomatiques d’usage pour rappeler aux Affaires étrangères marocaines que Hajib a « été victime de blessures non négligeables », et qu’il « aurait souffert […] selon ses propres déclarations, de plusieurs mauvais traitements et de violences corporelles qui lui auraient été infligés dans les prisons de Salé et Meknès [Toulal se trouve à Meknès], où il a été momentanément transféré. Il aurait été, entre autres, battu et menacé et aurait entrepris sur ce une tentative de suicide ».
Et l’ambassade d’exprimer sa « préoccupation » et de demander à ce que « la sécurité et l’intégrité corporelles de Monsieur Hajib et des autres détenus allemands [soient] garantis à l’avenir ».
Cette intervention semble avoir été suivie d’effet puisque sa peine de dix ans, qui avait été confirmée par une cour d’appel, sera cassée par la Cour de cassation et ramenée à cinq ans après un autre jugement de cette même cour d’appel le 9 janvier 2012.
Pour la mutinerie, il écope néanmoins de deux années supplémentaires. L’avis du Groupe de travail des Nations unies sur la détention arbitraire, rendu le 31 août 2012, demandant à ce qu’il soit élargi immédiatement après avoir relevé la violation par la justice marocaine de plusieurs conventions internationales, n’y fait rien. Il reste en prison.
« Vous connaissez des cas de dangereux islamistes qui ont financé le terrorisme, condamnés à seulement cinq ans de prison par la justice marocaine ? »
- Mohamed Hajib
Ce qui n’empêche pas Hajib d’exulter aujourd’hui. « Vous connaissez des cas de dangereux islamistes qui ont financé le terrorisme, condamnés à seulement cinq ans de prison par la justice marocaine ? Ces cinq ans avaient pour but de justifier ma présence en prison et les mauvais traitements subis. »
Quand il est libéré le 18 février 2017, il reste trois jours au Maroc, le temps de saluer ses parents et de prendre le premier vol pour l’Allemagne. Pour lui, sept ans de prison sont sept ans de trop. Et il n’a pas l’intention de laisser passer le calvaire dont son corps porte encore les traces. Avec l’aide de son avocat allemand, il demande une expertise médicale officielle.
Le rapport médical du légiste, fait à Düsseldorf et daté de 2017, est accablant. S’appuyant sur les attestations d’un psychiatre, d’un dermatologue et d’autres spécialistes qui ont évalué le Maroco-Allemand, il est formel : Mohamed Hajib a subi des tortures durant sa détention au Maroc.
L’État allemand lui concède une pension et lui reconnaît quelques années plus tard une invalidité au travail de 50 %.
Mais il n’en reste pas là et décide de poursuivre en justice l’État allemand, à qui il exige 1,5 million d’euros pour avoir expulsé de son pays un concitoyen et l’avoir livré à ses tortionnaires marocains. L’affaire est toujours en cours.
Parallèlement, à travers la fondation Alkarama, son cas est présenté en 2018 au Comité contre la torture des Nations unies, où il remarque depuis, avec un amusement non dissimulé, l’agitation de la diplomatie marocaine dans l’attente d’une résolution définitive.
Fin 2019, Hajib reprend ses comptes dans les réseaux sociaux, Facebook et YouTube, et commence à raconter ses malheurs et à dénoncer la situation des droits humains au Maroc.
Dans ses vidéos en live, le roi Mohammed VI n’y est jamais appelé par son titre, c’est le « résident général français », du nom de ce haut fonctionnaire envoyé par la République française pour gérer le Maroc du temps du protectorat.
Le chef de la DST et de pratiquement toutes les polices marocaines, Abdellatif Hammouchi, est désigné par le terme de « Hammouchi Show ». Pas de quoi fouetter un chat, mais ses directs, qui commencent à rencontrer un vif succès au Maroc, attirent l’attention des autorités policières. Surtout quand il annonce des poursuites judiciaires contre les responsables de son incarcération et de ses tourments physiques.
Restées muettes sur son cas depuis 2017, ces dernières réagissent hâtivement quand, dans plusieurs vidéos, celles du 3 mai et du 13 juin 2020, Hajib appelle les Marocains à sortir dans la rue pour défendre leurs droits.
La machine de l’État profond se met alors en branle. Des vidéos avec de grossiers montages, entrecoupées de déclarations incendiaires d’Ayman al-Zawahiri, l’émir d’al-Qaïda, montrent Hajib en train de demander aux Marocains de sortir dans la rue pour commettre un « carnage » mais sans préciser que ce terme n’est jamais utilisé par l’intéressé, qui insiste au contraire sur le caractère pacifique des manifestations.
Ce que dit Hajib dans ces deux vidéos est, en évitant les répétitions, le suivant : « Le régime marocain viole vos droits », « Vous n’en pouvez plus de ce régime criminel », « Ne vous suicidez pas à cause de cette situation, sortez manifester pour réclamer vos droits dans les rues et laissez ces criminels vous tirer dessus et vous mourrez comme des martyrs, mais vous aurez obtenu quelque chose pour vos enfants », « Il faut en finir avec ce régime ».
Des allures d’affaire d’État
Aujourd’hui, il explique ces appels à la révolte par la grande colère qu’il a ressentie quand il a vu sur les réseaux sociaux des jeunes gens se suicider pour cause de crise alimentaire et de coronavirus. « Je n’ai jamais appelé à des opérations-suicides ou à un carnage, et tout le monde le sait. J’ai appelé à la résistance contre un régime dictatorial. Je n’ai pas dit ‘’Tuez !’’, j’ai dit ‘’Ne vous suicidez-pas, laissez les criminels vous tuer’’. »
Une nuance qu’a compris le parquet de Duisbourg, qui avait diligenté une enquête après avoir reçu une plainte directe de la DST, le 10 juillet 2020. Une plainte reformulée le 17 juillet avec une vidéo du 14 juillet.
Dans sa résolution datée du 11 août, le ministère public allemand rejette la plainte marocaine et justifie ainsi sa décision : « Il n’y a pas de crime. Dans ses déclarations […], M. Hajib appelle à la résistance face au gouvernement marocain. […] Il n’y a pas d’infractions pénales concrètes. » En clair, assure le parquet de Duisbourg, Mohamed Hajib a fait usage de son droit à la liberté d’expression.
Cette gifle assenée non seulement aux autorités policières marocaines, mais également à la magistrature du royaume chérifien aurait dû en rester là. Pour plusieurs raisons d’ailleurs. Hajib fait l’objet d’une étroite surveillance des services secrets allemands qui visionnent la moindre vidéo, traduisent, et lisent tous ses posts publiés sur Facebook.
Difficile de croire que la puissante centrale d’intelligence allemande aurait laissé passer la moindre incartade de l’intéressé, d’autant plus qu’elle a un lourd contentieux avec lui devant les tribunaux pour son expulsion de 2010
Difficile de croire que la puissante centrale d’intelligence allemande aurait laissé passer la moindre incartade de l’intéressé, d’autant plus qu’elle a un lourd contentieux avec lui devant les tribunaux pour son expulsion de 2010.
Raison supplémentaire qui a sûrement influé sur la décision de la justice allemande, aucun des réseaux sociaux où Hajib a diffusé ses interventions, Facebook et YouTube, n’a jugé bon de les retirer, concluant probablement que leur contenu respecte leur charte.
MEE a appris durant son enquête, qu’après le dépôt de la plainte de la DST, les autorités judiciaires de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie ont fait appel à l’orientaliste et spécialiste de l’islam Ekkehard Rudolph pour évaluer le profil Facebook de Hajib.
Sa réponse du 28 juillet 2020, que nous avons consultée également, est sans appel. « Nous avons examiné les faits […] en détail et nous sommes arrivés à la conclusion suivante : les déclarations de la personne Mohamed Hajib, accessibles via Facebook, sont des expressions d’opinion politique sans aucune référence islamique reconnaissable. Elles ne peuvent donc en aucun cas être évaluées de manière adéquate dans notre perspective d’études islamiques », écrit M. Rudolph.
Mais les Marocains n’avaient pas l’intention d’abandonner la chasse. En plein mois d’août et au milieu d’une des pires pandémies de l’histoire, une vieille connaissance de Hajib, le substitut Abdelaziz Raji, celui qui avait annoncé à sa mère en 2010 que l’Allemagne lui avait retiré sa nationalité, revient à la charge avec un mandat d’arrêt international émis le 13 août. C’est-à-dire, deux jours après le refus allemand de poursuivre Hajib.
Transmis au Bureau central national d’Interpol au Maroc, dirigé par un certain Mohamed Dkhissi, qui n’est autre que l’actuel directeur de la fameuse Brigade nationale de la police judiciaire (la structure que Hajib accuse de l’avoir torturé pendant une douzaine de jours en 2010), celui-ci place le Maroco-Allemand sur la liste des notices rouges.
Ce stratagème douteux dure quelques mois avant que le secrétariat général d’Interpol à Lyon n’inflige un revers à son bureau de Rabat en décidant de supprimer cette notice et d’effacer le nom de Mohamed Hajib de toutes ses données.
Dans ses conclusions, Interpol estime que le cas Hajib relève d’une persécution politique et non pénale. La décision est communiquée à toutes les parties le 5 février 2021. Pour le Maroc, sa justice et sa police, ce n’est pas une humiliation, c’est un coup de massue sur la tête.
C’est à partir de ce moment que le cas Hajib prend des allures d’affaire d’État. La campagne contre lui s’intensifie dans la presse et les réseaux sociaux. L’Allemagne, sa justice et sa police, accusées de ne pas vouloir arrêter « l’agitateur islamiste », sont prises à partie.
Bizarrement, Interpol et les réseaux sociaux où il édite ses « live », Facebook et YouTube, sont épargnés.
D’anciens chefs islamistes accusent
Par contre, on fait appel à d’anciens chefs islamistes salafistes, Mohamed Fizazi, Hassan Khattab et du menu fretin, pour qu’ils accusent en chœur Hajib d’être un dangereux « terroriste ».
S’il n’y avait pas ce sentiment de suffisance qui est la marque première de la police politique, doublé cette fois-ci d’une rageuse impuissance, l’appel à ces anciennes gloires décrédibilisées du salafisme jihadiste aurait dû faire grincer quelques dents à l’intérieur de l’appareil sécuritaire marocain.
Mohamed Fizazi est un salafiste radical qui avait applaudi dans le passé à l’assassinat de l’intellectuel égyptien Faraj Fouda en 1992. Condamné à 30 ans de prison après les attentats terroristes de Casablanca de 2003 (les 12 kamikazes qui ont assassiné 33 personnes ont été considérés ses émules par la justice marocaine), il a été libéré en 2011.
Une bien anormale générosité dans un pays où on purge intégralement sa sentence dans les affaires de « terrorisme islamiste ».
Depuis, Fizazi est devenu la risée de la presse et des réseaux sociaux en raison de ses scandales à répétition et de ses frasques sexuelles. Ses cibles sont devenues non plus « l’État impie », mais les dissidents marocains, le mouvement du 20 Février et l’Algérie. Récemment, il a encore fait ricaner tout le monde en applaudissant au rétablissement des relations diplomatiques entre le Maroc et Israël. Il faut savoir qu’au Maroc, même le plus fade des anciens salafistes jihadistes retournés par l’État honnit toujours l’« entité sioniste ».
L’autre « témoin de moralité » contre Hajib n’est autre que Hassan Khattab, le chef d’une ancienne cellule terroriste appelée « Ansar al-Mahdi ». Tout comme Fizazi, Khattab a bénéficié non pas d’une mais de deux bien étranges grâces royales. La première en 2005, après deux ans de prison seulement ; et la deuxième en 2016 à la suite de sa lourde condamnation en 2008 à 25 ans pour « terrorisme islamiste ».
Selon le quotidien Aujourd’hui le Maroc du 27 septembre 2006, lors de sa première incarcération, ses codétenus l’avaient fortement soupçonné de « jouer un double jeu, d’être carrément une taupe, un ‘’frère’’ que les autorités auraient retourné pour les espionner ».
Un autre hebdomadaire, La Gazette du Maroc (devenu Challenge Hebdo), taxe carrément Khattab d’escroc qui faisait croire aux femmes stériles qu’il allait les aider à enfanter.
Il est, de fait, loin d’être un enfant de chœur. Dans une vidéo de 2003 que nous avons récupérée dans les archives d’internet, on l’entend se déclarer « assoiffé du sang des ennemis ». Les ennemis étaient ceux qui avaient fait incarcérer les cheikhs salafistes après les attentats de 2003.
Pourtant, c’est à Khattab, qui n’a jamais condamné le groupe État islamique – contrairement à Hajib, qui l’a fait en 2015 –, que le Maroc a récemment fait appel pour qu’il contredise le Maroco-Allemand devant le Comité contre la torture de l’ONU.
Au vu de cette rocambolesque histoire, il est évident que le Maroc a un lourd contentieux avec Mohamed Hajib. Jusqu’au point, croit-on dans certains milieux bien renseignés, qu’il rend l’Allemagne coupable de ses propres déboires avec le Maroco-Allemand.
Dans le dossier présenté par la fondation Alkarama aux Nations unies, on retrouve des éléments qui semblent indisposer puissamment les Marocains. Comme par exemple ces témoignages écrits de fonctionnaires de l’ambassade allemande de Rabat qui attestent avoir vu des traces de torture sur le corps de Hajib quand ils l’ont visité en prison. Des affirmations qui ont été plus tard corroborées par le rapport médical du légiste de Düsseldorf.
À cela, il faut rajouter une décision de justice favorable à Hajib qui met à bas tout le montage des accusations contre le Maroco-Allemand. Le 15 janvier 2015, le tribunal administratif de Berlin concluait que « le ministère des Affaires étrangères n’est au courant d’aucune enquête [procédure] pénale en rapport avec une quelconque implication de ce dernier relative à des actes terroristes au Pakistan. »
Ces témoignages et ces sentences judiciaires peuvent paraîtres anodins à l’observateur non averti. Pas à la police politique marocaine, qui voit comment l’homme qui lui a été signalé en 2010 par les Allemands comme étant un dangereux terroriste se retrouve aujourd’hui totalement blanchi par ses anciens accusateurs. De là à ce que les Marocains ne veuillent pas porter tout seuls le chapeau …
Un message aux services secrets allemands
C’est peut-être dans cette optique qu’il faut comprendre la drôle d’interview accordée à un obscur site marocain en Allemagne, Atlaskom.com par la consule générale du Maroc à Francfort, Bouthaina El Kerdoudi Koulali.
Après avoir avancé des arguments largement démentis par les faits, comme cette histoire de détention à la frontière afghane alors qu’il est établi, cette fois-ci par un autre email du consulat allemand à Islamabad, daté du 11 janvier 2010, qu’il a été arrêté près de la frontière iranienne, Mme El Kerdoudi a voulu, semble-t-il, faire passer un message aux services secrets allemands.
Le fait qu’elle réponde en anglais, même approximatif, et non en arabe littéral ni même en marocain signifie qu’elle visait un public particulier. Son insistance à évoquer la décision de la police allemande d’empêcher Hajib d’entrer en Allemagne en 2010 et de l’avoir expédié au Maroc ressemble fort à un avertissement.
Ou à un appel au secours. Comme pour leur dire grosso modo : c’est vous, Allemands, en nous remettant Mohamed Hajib en 2010, en nous indiquant que vous le soupçonniez de terrorisme et en nous affirmant que vous alliez lui retirer la nationalité allemande, qui nous avez poussés à sévir contre lui. Mais maintenant, vous l’avez complétement dédouané et il s’est retourné contre nous.
Par la voix de cette consule, une diplomate qui pourtant ne devrait pas évoquer des sujets politiquement sensibles, cette tâche étant l’apanage de l’ambassade à Berlin, les services secrets marocains souhaitent apparemment que leur demande d’extradition de Hajib soit exécutée par l’Allemagne sans trop de formalismes juridiques.
Comme si ce pays, qui possède une justice très pointilleuse en matière de défense des droits fondamentaux de ses concitoyens, pouvait céder facilement, comme l’ont fait dans le passé la France et l’Espagne dans des affaires similaires (affaires Zakaria Moumni et Ali Aarrass), aux desiderata marocains.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].