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Scènes de viol dans les feuilletons tunisiens : un danger quand la loi contre les violences genrées n’est pas appliquée

Alors que la crise sanitaire aurait multiplié par sept les violences contre les femmes en Tunisie, traiter à la télévision le viol comme un fait divers, un accident de la vie, et non comme une institution punitive est une autre forme de violence faite aux femmes
La Tunisie a voté une loi contre les violences faites aux femmes. Sauf qu’un manque de moyens sur le terrain et l’absence d’une véritable assise sociale en font une loi inapplicable et inappliquée (AFP)
La Tunisie a voté une loi contre les violences faites aux femmes. Sauf qu’un manque de moyens sur le terrain et l’absence d’une véritable assise sociale en font une loi inapplicable et inappliquée (AFP)

Le mois du Ramadan est une période de monopole pour la production télévisuelle en Tunisie. Depuis la révolution, la nature de ces productions a changé, se libérant relativement d’un carcan conservateur et abordant des thématiques jadis taboues. 

À l’image de l’émergence d’une multitude de débats et de revendications post-2011, les Tunisiens voient désormais à l’écran, souvent en famille, des scénarios intégrant nombre d’interdits, dont l’usage de substances illégales, les relations sexuelles hors mariage mais aussi la violence.

Celle-ci, subie ou parfois auto-infligée, a pour principales victimes des femmes. Rien que cette saison, quatre scènes de viol ont été mises en scène dans trois feuilletons, Ouled el Ghoul, El Foundou et Harga.

Scène de Ould el Ghoul (Facebook/@ouledelghoul )
Scène de Ould el Ghoul (Facebook/@ouledelghoul )

Dans une scène du feuilleton Ouled el Ghoul, un des protagonistes agresse sexuellement son aide-ménagère, la drague par la suite, avant que la victime ne tombe amoureuse de son agresseur. 

Une autre scène dépeint une autre victime de viol maintenant une relation à peu près normale avec son violeur tout au long de la trame.

Dans El Foundou, une autre scène de viol est mise en scène. L’agresseur, qui conclut cette fois-ci par un « Je n’ai pas pu me retenir », est ainsi dépeint comme un homme à la libido incontrôlée, rejetant inconsciemment la faute sur un manque de disponibilité sexuelle des femmes. 

Dans un autre registre de violence, le protagoniste principal du même feuilleton s’automutile en guise de déclaration d’amour à une heure de grande écoute.

Intériorisation de la doxa patriarcale

Lors d’un passage à la radio, en réponse aux accusations de banalisation du viol, l’actrice incarnant Baya dans El Foundou se défend en déclarant que son personnage n’était pas vierge et que ce n’était pas la première fois qu’elle avait des relations sexuelles (consenties) avec son violeur. 

Le viol est imaginé comme une différence de degré, et non de nature, par rapport à un rapport sexuel consenti. Ces déclarations s’insèrent dans une logique perpétuant l’idée qu’une femme « chaste » serait à l’abri du risque d’agression sexuelle, démontrant l’intériorisation de la doxa patriarcale, même par celles censées la dénoncer. 

Le problème de ces narratifs n’est pas tant une apologie voulue du viol qu’une souscription à la culture dominante qui l’habilite. Romancer le viol, en faire une anecdote dans une trame, est une manière de le banaliser. 

Romancer le viol, en faire une anecdote dans une trame, est une manière de le banaliser

L’œuvre est une fiction et une fiction n’est, certes, pas tenue d’assumer un rôle de sensibilisation. Sauf qu’un angle est toujours un parti pris et une plateforme a une certaine responsabilité. 

En perpétuant l’image normative du viol comme n’étant pas un tournant dans la vie d’une survivante, en ne mettant pas en scène le désarroi de la victime, on insère le viol dans le rapport amoureux/sexuel. Pour emprunter une phrase du sociologue Pierre Bourdieu dans La Domination masculine, cela légitime « les mécanismes qui sont responsables de la transformation de l’histoire en nature, de l’arbitraire culturel en naturel ».

Ainsi, nulle mention du fait que le viol est un crime puni par la loi, de la possibilité des victimes de porter plainte, de l’existence d’une unité spécialisée dans les enquêtes sur les violences genrées. 

Nul trigger warning (avertissement au public), message de soutien aux survivantes, affichage de numéros à appeler pour les femmes violentées. 

Le viol est, faut-il le rappeler, une arme de disciplinarisation et de soumission visant à punir la victime, souvent représentative d’un groupe social asservi, et à briser toute velléité de résistance. Il est depuis toujours un outil privilégié de la phallocratie dans le maintien de l’ordre social patriarcal. 

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Le traiter comme un fait divers, un accident de la vie, et non comme une institution punitive est en soi une forme de violence faite aux femmes.

La télévision est une institution de reproduction de normes sociales par excellence. Il existe donc des tensions inévitables entre l’envie d’un scénariste d’évoquer, comme bon lui semble, des sujets d’opinion publique et le rôle social d’une production télévisuelle. 

Le fond du problème ici est néanmoins le déséquilibre. L’absence de campagnes de sensibilisation et de politiques publiques de lutte contre les violences genrées fait peser une responsabilité disproportionnée sur les productions télévisuelles, qui doivent ainsi porter un projet éthique et être vecteur de changement. 

La violence est loin de n’être que symbolique

La haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA) a récemment déclaré avoir reçu près de 4 000 plaintes concernant un seul feuilleton ce Ramadan.

Or, ces productions sont soumises à des contraintes financières et de temps, en plus des interdictions propres à des produits destinés au grand public durant le mois saint, contraintes peu connues des spectateurs. 

Mettre en scène le parcours de reconstruction, de guérison et de transformation d’une victime en une survivante est crucial dans la compréhension de l’impact du viol

Ainsi, dans un récent débat organisé par l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) portant sur les représentations du viol dans les séries tunisiennes, le réalisateur Abdelhamid Bouchnek a affirmé qu’un feuilleton se focalisant sur le choc post-traumatique d’une victime de viol ne serait probablement pas soutenu par les annonceurs qui cherchent forcément l’audimat, face à un État qui ne finance que peu les productions. 

Or, mettre en scène le parcours de reconstruction, de guérison et de transformation d’une victime en une survivante est crucial dans la compréhension de l’impact du viol. 

De plus, le souci d’aborder plusieurs problématiques en un seul scénario, au vu de la concentration de la production en un mois, ne permet au final pas de traiter correctement n’importe laquelle d’entre elles.

Cela, il faut le répéter, encore et toujours, car la violence est loin de n’être que symbolique. 

L’affaire Refka Cherni, une maman de trois enfants morte le 9 mai 2021 des suites de coups de feu tirés par son mari, un policier, avec son arme de service, deux jours après avoir porté plainte contre lui pour violence conjugale, est la dernière d’une douloureuse lignée de féminicides. 

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Les propos du porte-parole du tribunal de première instance du Kef, instance de juridiction dans l’affaire Cherni, résume à eux seuls l’étendue de l’échec du système de support des victimes, dont l’un des principaux maillons est la manière dont le judiciaire appréhende la violence genrée.

Ainsi, afin de défendre la décision du procureur de ne pas arrêter le mari de Refka, pourtant agresseur récidiviste, le porte-parole évoque la priorisation de l’intérêt de l’enfant, en plus du fait que si l’assaillant avait été arrêté, il se serait, de toute manière, vengé à sa sortie de prison.

Pourtant, en 2017, la Tunisie avait voté une loi exemplaire relative à l’élimination des violences faites aux femmes. Sauf qu’un manque de moyens sur le terrain et l’absence d’une véritable assise sociale en font une loi inapplicable et inappliquée. 

En 2020, le ministère de la Femme, de la Famille et des Seniors a enregistré environ 14 000 signalements de violence, la majorité des victimes étant des femmes. Le confinement et la crise du COVID-19 aurait multiplié par sept ces violences genrées.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Yasmine Akrimi est doctorante en sciences politiques à Gand (Belgique) et analyste de recherche sur l’Afrique du Nord au Brussels International Center (BIC). Elle s'intéresse notamment au développement des mouvements de contestation, aux dynamiques raciales et aux questions du genre au Maghreb. 
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