Turquie : un parrain de la mafia accuse de hauts responsables turcs de corruption et déclenche une tempête politique
Lundi soir, sur un plateau de télévision, cinq journalistes turcs ont inlassablement répété les mêmes paroles lors d’une émission en direct avec le ministre de l’Intérieur Süleyman Soylu : « Nous sommes libres de poser toutes les questions que nous voulons et nous n’hésiterons pas. Nous révélerons la vérité. »
La scène était surréaliste. Cela faisait des années qu’une personnalité aussi puissante que Süleyman Soylu, un homme dont la popularité n’est dépassée que par celle du président Recep Tayyip Erdoğan, n’avait pas été questionnée en direct à la télévision par un groupe de journalistes. Mais surtout, ces derniers semblaient agir de la sorte sans craindre de représailles.
Sur le ton de la plaisanterie, un des journalistes a affirmé qu’ils ne craignaient pas de se faire arrêter après l’émission. En Turquie, un simple tweet peut envoyer un journaliste en prison.
Mais ce spectacle était d’autant plus surréaliste que l’interrogatoire était accompagné de commentaires incendiaires tweetés en direct par Sedat Peker, un baron du crime établi à Dubaï.
Au cours des dernières semaines, Sedat Peker – contre lequel un mandat d’arrêt a été émis jeudi – a tenu des dizaines de millions de Turcs en haleine en diffusant sur YouTube une série d’allégations de corruption à l’encontre de hauts responsables – dont Süleyman Soylu.
En plus d’accuser Süleyman Soylu de fermer les yeux sur le trafic de drogue, il affirme que le fils du ministre se sert du pouvoir de l’État à des fins d’extorsion et soutient que Süleyman Soylu a contribué à l’abandon des poursuites à l’encontre de plusieurs individus en lien avec le mouvement de Fethullah Gülen, accusé d’être à l’origine de la tentative de coup d’État de 2016.
Nullement impressionné par la réponse apportée lundi par Süleyman Soylu, le gangster a surenchéri.
« Tu mens et tu fabules, Sülü », a tweeté Sedat Peker, utilisant un diminutif courant. « Je peux tout prouver, j’ai des preuves. Attendez dimanche. »
Un succès fulgurant en ligne
Si l’interview de Süleyman Soylu visait à calmer l’opinion publique et à contrer les appels de l’opposition à sa démission, ses apparitions à la télévision nationale depuis la semaine dernière pour répondre aux allégations n’ont fait qu’accroître l’intérêt pour les vidéos de Sedat Peker.
La dernière vidéo du chef mafieux, publiée dimanche, a été vu par pas moins de douze millions de personnes. IMDb a déjà créé une page consacrée à sa série de vidéos, avec des informations sur les personnages et des critiques moqueuses.
Des mèmes présentant Sedat Peker comme l’animateur d’un programme Netflix ont circulé sur WhatsApp. Internet est inondé de vidéos de son rire bruyant caractéristique et de personnes imitant son élocution lente et insolite.
Traduction : « Être un jeune en Turquie, c’est attendre la série de Sedat Peker au lieu des programmes Netflix. »
L’intérêt du public pour les révélations de Sedat Peker découle de ses relations. Bien qu’il ait été arrêté au début des années 2000 pour ses agissements dans le crime organisé, le gangster est devenu ensuite une quasi-célébrité en tissant des liens avec des stars de la pop, des personnalités politiques et des journalistes.
Les rassemblements géants que Sedat Peker a organisés en soutien au Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir, auxquels des milliers de ses partisans ont participé, renforcent cet intérêt.
Il y menaçait les ennemis présumés d’Erdoğan, notamment les universitaires qui avaient formulé une pétition demandant au gouvernement de cesser une opération militaire contre le PKK dans les zones urbaines.
Sedat Peker a même été photographié en compagnie d’Erdoğan lors d’un mariage il y a quelques années. Jusqu’à présent, il a fait preuve du plus grand respect envers le président, l’excluant de ses allégations et ne dénonçant que les autres. Sedat Peker fait l’objet de plusieurs mandats d’arrêt.
Ces allégations surviennent alors que le gouvernement turc connaît son plus faible taux de soutien dans les sondages depuis son arrivée au pouvoir. Les électeurs traditionnels d’Erdoğan sont acculés par une crise monétaire accompagnée d’une inflation galopante et de chiffres du chômage élevés que la pandémie de COVID-19 a aggravés.
L’attention dont les vidéos de Sedat Peker ont fait l’objet relève également du fait que ses récits de corruption, de trafic de drogue et d’extorsion dans les plus hautes sphères du pays ne sont pas étrangers à de nombreux citoyens turcs ayant connu les années 1990, une époque où des scandales de ce type faisaient la une des journaux.
Aujourd’hui, Sedat Peker brosse un tableau sordide. Il affirme qu’un ancien ministre de l’Intérieur, Mehmet Ağar, a dirigé un trafic de drogue et un système d’extorsion en se servant des institutions de l’État (avec la bénédiction tacite de Süleyman Soylu). Il soutient également que l’ex-ministre a joué un rôle dans l’assassinat des journalistes Kutlu Adalı et Uğur Mumcu dans les années 1990.
Le gangster indique par ailleurs que Mehmet Ağar en personne a pu s’approprier un yacht de plusieurs millions de livres turques appartenant à un Azerbaïdjanais emprisonné en raison de liens présumés avec le mouvement güleniste.
C’est exactement ce genre de pratiques obscures qu’Erdoğan a juré d’écraser lorsqu’il est devenu Premier ministre en 2003.
« Il nous rappelle des choses du passé »
« Les propos de Peker nous ont montré que le système en place en Turquie [dans les années 1990] était maintenu tel quel, avec quelques petits ajustements », indique l’éminent commentateur politique Ruşen Çakır dans une analyse en ligne.
« Il nous rappelle des choses du passé que nous ne voulons pas nous remémorer ou dont nous ne voulons rien apprendre. Même si nous apprenions des choses à ce sujet, nous ne saurions pas quoi en faire. »
Sedat Peker reproche à Süleyman Soylu de fermer les yeux sur ce monde du crime en raison de ses liens politiques passés avec Mehmet Ağar. Les réponses enflammées de Süleyman Soylu, pour qui Sedat Peker n’est qu’un sale mafieux qui mérite d’être emprisonné, n’ont fait que provoquer la publication de nouvelles vidéos à charge contre le ministre de l’Intérieur.
Sedat Peker fonde la plupart de ses allégations virulentes sur son expérience personnelle. Il confie avoir travaillé pour Mehmet Ağar en tant que mercenaire pour « servir l’État turc » dans les années 1990, avant de découvrir qu’« Ağar œuvrait à ses propres fins plutôt qu’à celles de l’État ».
Sedat Peker accuse Tolga Ağar, fils de Mehmet Ağar et actuel député AKP, d’avoir couvert une affaire de viol et de meurtre en 2019.
Il a également accusé le fils de l’ancien Premier ministre Binali Yıldırım d’avoir mis en place une route de contrebande entre l’Amérique latine et la Turquie par le biais de yachts privés
Il a également accusé le fils de l’ancien Premier ministre Binali Yıldırım (AKP) d’avoir mis en place une route de contrebande entre l’Amérique latine et la Turquie par le biais de yachts privés. Mehmet Ağar et Binali Yıldırım ont tous deux nié avec véhémence ces allégations et annoncé leur intention de le poursuivre en justice.
Sedat Peker affirme qu’il a décidé de publier les vidéos non pas parce qu’il a été contraint de quitter le pays fin 2019, mais pour montrer à ses deux filles qu’il n’était pas un monstre, mais un homme honorable qui essayait de servir l’État.
Il est particulièrement furieux d’avoir fait l’objet d’une enquête pour trafic de drogue qui a donné lieu à une perquisition à son domicile lors de laquelle les policiers auraient insulté son épouse et ses filles.
Il semble également nourrir une rancune personnelle envers Süleyman Soylu. Sedat Peker ne cesse de le décrire comme son « billet de retour », affirmant que le ministre avait promis par l’intermédiaire de ses interlocuteurs d’assurer son rapatriement, mais qu’il n’a pas honoré sa promesse d’abandonner les poursuites.
« Nous ne pouvons pas le prendre au sérieux »
Bien que ces allégations fassent l’objet d’une grande attention, Süleyman Soylu maintient sa ligne de défense : Sedat Peker n’a aucune preuve pour étayer ce qui n’est guère plus que des ragots. Il rappelle également la série d’opérations visant le trafic de drogue menées sous ses ordres.
« Nous ne pouvons pas le prendre au sérieux simplement parce que ses vidéos sont populaires », a répliqué Süleyman Soylu lundi soir. « La popularité n’engendre aucune présomption aux yeux de la loi. »
Cependant, quelques heures avant que Süleyman Soylu n’apparaisse à la télévision lundi, le service en langue turque de la BBC a cité un responsable anonyme qui semble confirmer certaines des affirmations de Sedat Peker.
Le responsable a attesté que les policiers s’étaient mal comportés avec les filles de Sedat Peker et que Mehmet Ağar avait effectivement saisi le yacht azerbaïdjanais. Il a également indiqué, comme le prétend Sedat Peker, que Süleyman Soylu a exercé des pressions sur le Conseil d’enquête sur les délits financiers (MASAK) lors de son combat politique contre le gendre d’Erdoğan, Berat Albayrak, qui occupait le poste de ministre des Finances avant de démissionner l’an dernier.
Traduction : « En résumé, le ministre turc de l’intérieur Süleyman Soylu est passé en direct à la télévision ce soir pour répondre aux accusations portées contre lui par un mafieux en exil. Après avoir parlé pendant trois heures, il n’a pas répondu à ces accusations ni fait de déclaration marquant une position claire dans cette tempête politique. »
Süleyman Soylu a décrit le service en langue turque de la BBC comme « une source de désinformation » et a révélé qu’il avait téléphoné à son « ami », le secrétaire d’État britannique à l’Intérieur, pour se plaindre des informations relayées par ce média.
Les informations relayées par la BBC et les déclarations faites par Süleyman Soylu lundi ont révélé des fissures ainsi qu’une lutte pour le pouvoir au sein du gouvernement.
Il ne fait aucun doute que nombre de ses rivaux au sein de l’AKP observent tout cela le sourire aux lèvres, dans la mesure où cette affaire pourrait précipiter la chute de Süleyman Soylu
Les hauts responsables de l’AKP sont restés inhabituellement silencieux au sujet de l’ensemble de la crise et n’ont pas publié de communiqué significatif, ni mené de campagne sur les réseaux sociaux pour défendre le ministre de l’Intérieur, dont beaucoup prédisent qu’il pourrait finir par remplacer Erdoğan.
« On a un peu l’impression qu’Erdoğan et Albayrak échappent au pire, et comme Erdoğan semble laisser faire, on pourrait croire qu’Erdoğan et Albayrak voient là une occasion de remettre Soylu à sa place », estime Tim Ash, analyste spécialiste de la Turquie.
Il ne fait aucun doute que nombre de ses rivaux au sein de l’AKP observent tout cela le sourire aux lèvres, dans la mesure où cette affaire pourrait précipiter la chute de Süleyman Soylu.
Dans le même temps, de nombreux Turcs éprouvent de la frustration vis-à-vis du ministère de l’Intérieur, accusé de prendre des mesures sélectives de lutte contre le COVID-19 qui affectent inéquitablement certaines communautés et entreprises.
La police, qui est sous le commandement de Süleyman Soylu, a également été critiquée pour son application des mesures de confinement.
Par ailleurs, Süleyman Soylu a provoqué des frictions en accusant le ministère de la Justice de ne pas faire son travail, en plus d’avoir demandé aux services de renseignement de soumettre à une obligation de silence certains responsables qui formulent des critiques à son égard ainsi que contre Mehmet Ağar.
Traduction : « Une manifestation de soutien totalement spontanée pour Soylu après son interview accordée à Habertürk TV. Oui, il y a un couvre-feu en place à cette heure. »
Il a même reproché au chef adjoint de ses propres services de police, considéré comme proche de Berat Albayrak, de permettre des pratiques de corruption au sein de la police.
Après la diffusion de l’émission de lundi, l’opposition a reproché à Süleyman Soylu d’avoir répondu à côté des questions et d’avoir tenté de détourner l’attention des téléspectateurs du véritable sujet.
Pourtant, lorsque le ministre a quitté les locaux de la chaîne Habertürk TV à Istanbul lundi soir, quelques partisans tenant des drapeaux turcs l’attendaient et scandaient son nom, le considérant comme le protecteur du pays contre les seigneurs du crime.
Ce faisant, ils ont également enfreint le couvre-feu décrété par nul autre que Süleyman Soylu dans le cadre des mesures de lutte contre le COVID-19 en Turquie.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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