En Turquie, des poids lourds de l’AKP complotent pour défier Erdoğan
Elle couvait depuis longtemps en coulisses. L’opposition au président turc Recep Tayyip Erdoğan au sein de son propre Parti de la justice et du développement (AKP) a finalement explosé au grand jour après la défaite spectaculaire du parti lors des nouvelles élections municipales à Istanbul le mois dernier.
Mais une faille semble également s’être formée au sein d’un groupe de poids lourds de l’AKP autrefois proches du président, aujourd’hui déterminés à contester le leadership d’Erdoğan.
Un camp s’est rangé derrière l’ancien président Abdullah Gül et Ali Babacan, l’ancien tsar de l’économie d’Erdoğan.
Tous les détracteurs du président estiment qu’Erdoğan, qui a mené le parti à une succession de victoires électorales depuis 2002, a perdu sa capacité reconnue à savoir ce que veulent les électeurs
Largement salué pour avoir supervisé le boom économique qui a permis à l’AKP de remporter une série de victoires électorales, Babacan a annoncé sa démission du parti le 8 juillet.
Dans un communiqué d’une page, Babacan a déclaré que la Turquie avait besoin d’une « toute nouvelle vision » et d’un nouveau mouvement politique et que les politiques récentes du gouvernement avaient « créé de profondes divergences avec [ses] principes, [ses] valeurs et [ses] pensées ».
« Nous devons travailler ensemble et viser le bon sens. Nous devons commencer à aborder chaque problème sur une page blanche. C’est pourquoi il m’est impossible de conserver mon statut de membre fondateur de l’AKP – les droits de l’homme, les libertés et l’État de droit sont nos principes indispensables », a-t-il souligné.
La réponse d’Erdoğan à cette démission fut concise. « Nul n’a le droit de diviser la oumma[la communauté islamique] », a-t-il déclaré à la presse.
Tous les détracteurs du président reconnaissent que le pays doit revenir aux normes de la démocratie parlementaire et estiment qu’Erdoğan, qui a mené le parti à une succession de victoires électorales depuis 2002, a perdu sa capacité reconnue à savoir ce que veulent les électeurs.
Les cercles politiques turcs supposent depuis longtemps que l’opposition à Erdoğan au sein de l’AKP agirait en bloc pour produire une alternative au programme politique actuel du président.
Mais plusieurs sources, à la fois des initiés de l’AKP et d’autres personnes extérieures au parti proches des dissidents, ont affirmé à Middle East Eye que ce n’était pas le cas.
Ahmet Davutoğlu, un autre haut responsable de l’AKP de plus en plus critique envers Erdoğan, affirme désormais avoir été mis à l’écart par ses anciens camarades.
« Je ne sais pas pourquoi nous ne sommes pas ensemble avec Gül et Babacan », a déclaré Davutoğlu à un animateur de la radio Sputnik Türkiye dans une interview vidéo de trois heures diffusée le 11 juillet sur YouTube.
Yavuz Oğhan, l’animateur de radio, a déclaré que lui-même et deux collègues qui apparaissaient également dans la vidéo avaient ensuite été licenciés par le diffuseur russe.
Le « chèque en blanc » d’Abdullah Gül
Selon des sources de MEE, Babacan, 52 ans, travaille en étroite collaboration avec Gül, un personnage clé de la politique turque récente qui a cofondé l’AKP avec Erdoğan en 2001 et qui était jusqu’à récemment l’un de ses plus proches alliés politiques.
Aujourd’hui âgé de 68 ans, Gül a été président de la Turquie de 2007 à 2014, date à laquelle Erdoğan est lui-même devenu président. Gül et Babacan sont également soutenus par plusieurs anciens poids lourds du parti, dont l’ancien ministre de l’Intérieur Beşir Atalay et l’ancien ministre de la Justice Sadullah Ergin.
« Gül pense que Babacan est un homme politique dynamique et jeune qui a beaucoup à offrir, notamment une page blanche », a indiqué un ancien haut responsable de l’AKP, désormais membre de l’équipe de Babacan et Gül.
Toutes les sources interrogées par MEE ont souhaité s’exprimer sous couvert d’anonymat en raison de la sensibilité du sujet.
« Gül a donné un chèque en blanc à Babacan en indiquant qu’il soutiendrait son leadership dans cette entreprise. »
Cela fait un certain temps que Gül cherche à contester le leadership d’Erdoğan. S’il a tenté de se présenter comme candidat consensuel de l’opposition contre son ancien camarade lors des élections présidentielles de l’an dernier, Meral Akşener, dirigeante du İYİ Parti, un parti nationaliste d’opposition, s’est rétractée à la dernière minute.
Selon des proches de Gül, ce dernier pense désormais que le pays a besoin d’une nouvelle personne pour mener un mouvement alternatif contre Erdoğan. Les conditions sont propices : le traumatisme causé par la tentative de coup d’État de 2016 s’est estompé et les résultats des récentes élections locales, lors desquelles l’AKP a également perdu le contrôle d’Ankara et d’autres villes, laissent entendre que le public a besoin de nouveaux visages.
Depuis décembre, Babacan a rencontré une grande variété d’acteurs, allant d’anciens responsables politiques à des investisseurs et des universitaires tels que Daron Acemoğlu, économiste de renom basé au Massachusetts Institute of Technology à Boston, pour élaborer sa stratégie.
« Il n’agit pas seul. Il ne veut pas d’un mouvement politique basé sur un culte du leadership. Il souhaite une représentation égale des cadres fondateurs du parti, impliquant [un] processus démocratique pour garantir un programme politique solide », assure notre source.
Davutoğlu sur la touche
Mais il y a un problème. Un autre groupe de responsables politiques conservateurs dirigé par Davutoğlu semble être exclu de l’axe Gül-Babacan.
De chaque côté, des discours différents sont invoqués pour expliquer la divergence. Les deux parties conviennent toutefois que le désaccord fondamental entre Gül et Davutoğlu remonte à 2014, année où le mandat de Gül a pris fin et où Erdoğan a été élu président.
D’après une source informée des débats internes au sein de l’AKP à l’époque, le parti a mené une enquête dans plus de 40 provinces qui a montré que Gül et Davutoğlu étaient des options presque aussi populaires pour diriger le parti. Erdoğan devait en effet démissionner de la tête de l’AKP en raison de restrictions constitutionnelles.
Des proches de Gül affirment que Davutoğlu n’a finalement pas su faire face à la soif de pouvoir croissante d’Erdoğan
« Le comité exécutif du parti a soutenu massivement l’accession de Gül à la présidence du parti et donc au poste de Premier ministre. Mais Erdoğan a nommé Davutoğlu. À l’époque, il n’y avait aucune autre personne capable de défier Gül », rappelle notre source.
Des proches de Gül affirment que Davutoğlu a bloqué un processus naturel en succombant à des ambitions politiques et qu’il n’a finalement pas su faire face à la soif de pouvoir croissante d’Erdoğan.
Suite à la publication en ligne d’un manifeste politique non signé – surnommé « Pelican » – accusant Davutoğlu de contester son leadership, Erdoğan a chassé l’ancien Premier ministre de la tête du parti en 2015.
Un membre de l’équipe de Davutoğlu a contesté cette version des faits, affirmant que Gül n’avait jamais fait savoir à ce moment-là qu’il voulait revenir dans le parti en tant que nouveau chef.
« En réalité, Davutoğlu n’a jamais demandé le poste de Premier ministre. Si Gül l’avait demandé, il n’aurait pas fait obstacle », a déclaré la source.
Depuis le début de l’année, Davutoğlu s’oppose de plus en plus au leadership d’Erdoğan. Suite aux élections locales de mars, il a publié un manifeste de 50 pages qui critiquait sévèrement Erdoğan et l’accusait de ne pas respecter les normes et les idées démocratiques.
Proche de Gül et de Davutoğlu, Babacan a tenté de fusionner les deux groupes, en vain.
Des sources proches de Gül soutiennent que les différences découlent de deux principaux éléments. Le premier est ce qu’ils décrivent comme les idées politiques panturquistes et islamistes de Davutoğlu. Deuxièmement, ils critiquent son style politique, qui reflète selon eux le leadership puissant d’Erdoğan.
« C’est absolument faux », s’est défendue la source affiliée à Davutoğlu. « Babacan n’a pas réussi à convaincre ses amis, y compris Gül, d’inclure Davutoğlu dans le nouveau mouvement. Maintenant, ils inventent des excuses et lui attribuent des choses pour légitimer leur position. »
Babacan et Davutoğlu entretiennent toujours des relations amicales, mais les deux camps ont indiqué à MEE qu’il était peu probable qu’ils avancent ensemble.
« La scission leur coûtera probablement des voix. Cela n’a aucun sens, car ils partagent d’une manière ou d’une autre les mêmes valeurs et formulent des critiques similaires à l’encontre des dirigeants actuels », commente un expert turc de premier plan qui a souhaité conserver l’anonymat.
Son propre plan de jeu
Et maintenant, que réserve l’avenir ? Selon des sources, Babacan envisage de créer un parti plus tard cette année.
« Premièrement, nous allons établir notre équipe et continuer de travailler sur nos réponses à la crise à laquelle le pays est actuellement confronté », affirme le membre de l’équipe de Babacan.
« Bien sûr que je suis blessé par [des gens comme Davutoğlu, Babacan et Gül]. Comment pourrais-je ne pas l’être ? »
- Recep Tayyip Erdoğan
L’économie turque est entrée en récession plus tôt dans l’année mais montre des signes d’amélioration partielle. Début juillet à Ankara, de nombreux commerçants ont encensé Babacan et affirmé qu’ils souhaitaient le voir se présenter en raison de ses références économiques.
Haut responsable du gouvernement de 2002 à 2015, Babacan s’est distancié d’Erdoğan en adhérant à la croyance monétariste traditionnelle selon laquelle des taux d’intérêt élevés permettent de contenir une inflation élevée. Erdoğan s’est opposé à ce point de vue, préférant des taux d’intérêt plus bas.
Davutoğlu a lui aussi son propre plan de jeu. Ses partisans estiment qu’il peut toujours bénéficier du soutien de la base électorale de l’AKP dans l’arrière-pays anatolien.
« Il continuera de soulever ses critiques à l’encontre des politiques actuelles du parti et il tentera de convaincre Erdoğan et les membres du parti de les corriger », a indiqué un membre de l’équipe de Davutoğlu.
« S’il doit y avoir une scission à la fin, les gens seront tout à fait au courant de la raison et comprendront qu’il n’y a pas d’autre option. »
Pour le moment, Erdoğan, qui n’a pas de défi électoral devant lui avant une course à la présidence en 2023, ne semble pas avoir de plan pour contrer les dissidents.
Il n’a apporté aucun changement à son gouvernement dans la foulée des séismes électoraux de mars et juin. Il continue d’évoquer l’état de l’économie en termes positifs dans ses discours et n’a apporté aucune modification significative à ses politiques.
Il a toutefois reconnu début juillet que la scission avec tant d’anciens collègues l’avait secoué. « Bien sûr que je suis blessé par [des gens comme Davutoğlu, Babacan et Gül]. Comment pourrais-je ne pas l’être ? », a confié Erdoğan à des journalistes.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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