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Qu’est-ce qui est allé de travers pour l’AKP ?

L’AKP, qui a remporté 41 % des suffrages à l’issue des élections législatives ce dimanche, est contraint de former un gouvernement de coalition pour la première fois en treize ans

Pour la première fois en treize années de règne unipartite, le Parti pour la justice et le développement (AKP) s’est retrouvé dans l’impossibilité de diriger le prochain gouvernement sans convoquer des élections anticipées ou trouver un partenaire de coalition.

Jusqu’à aujourd’hui, l’AKP avait remporté tous les scrutins (élections présidentielles, législatives et municipales) sans opposition sérieuse depuis sa première arrivée au pouvoir en 2002. Cependant, depuis dimanche, le parti ne détient que 258 des 276 sièges nécessaires pour former une majorité dans le parlement de 550 sièges.

Alors que la part de voix recueillies par le parti à l’échelle nationale a diminué de presque 50 % par rapport aux dernières élections législatives en 2011, il est permis de se demander ce qui a pu aller de travers.

Un ralentissement économique

Les victoires précédentes de l’AKP ont été principalement dues à la croissance économique ainsi qu’à un fort investissement dans les infrastructures et les services sociaux. Toutefois, selon les analystes, c’est cette fois-ci suite à un ralentissement économique qu’une partie importante des électeurs du parti ont été déçus par les promesses d’un avenir meilleur formulées par l’AKP.

D’après les résultats des élections, le rayonnement de l’AKP chez ses électeurs traditionnels (dont les populations à faible revenu, les Turcs conservateurs, les nationalistes non laïcs, les Kurdes et même les libéraux) a fléchi, et d’anciens partisans sont passés du côté des adversaires de l’AKP.

« La politique de développement de l’AKP a été un succès, mais elle ne donne plus d’espoir aux familles à faible revenu », a expliqué Burhanettin Duran, professeur en sciences politiques à l’Istanbul Şehir University et membre du think tank SETA, basé en Turquie et considéré comme étant pro-gouvernemental.

« Vous pouvez construire un troisième aéroport à Istanbul, mais pour ceux qui n’ont pas les moyens de prendre l’avion, cela ne veut rien dire », a indiqué Duran, en référence au projet d’Erdoğan de construire un nouvel aéroport à Istanbul ainsi qu’à une série d’autres projets d’infrastructure.

Duran, qui estime qu’un autre facteur important de la perte de voix de l’AKP est le fait qu’« après trois élections consécutives, le sentiment de lassitude est devenu une évidence chez les électeurs de l’AKP », affirme également que le parti a commencé à être considéré comme un parti d’élites : l’AKP a ainsi perdu du terrain chez les populations à faible revenu, extrêmement précieuses sur le plan électoral.

« Étant au pouvoir depuis longtemps, l’AKP a perdu des liens avec certaines composantes de l’électorat. La politique du parti est devenue élitiste et beaucoup de nouveaux membres du parti n’ont pas pu former les liens [avec la base] nécessaires pour recueillir les suffrages », a-t-il précisé.

Certaines composantes de l’opposition se sont engouffrées pour combler ce vide et ont réussi à cibler de nombreux électeurs à faible revenu, pour finalement les attirer.

Le principal parti d’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP), « a développé une campagne énergique à destination des populations à faible revenu. Toutefois, ces promesses n’ont pas nécessairement rapporté des voix au CHP, mais elles ont créé de la confusion chez les électeurs de l’AKP, ce qui a eu des répercussions négatives pour l’AKP », a expliqué Duran à MEE.

Aaron Stein, chercheur associé au Royal United Security Institute (RUSI), est du même avis : « Bien que le CHP ait mené une campagne intelligente qui a visé très efficacement la politique économique de l’AKP (en particulier les inégalités économiques et les allégations de corruption), ses démarches ont permis la montée de petits partis comme le HDP », a-t-il indiqué à MEE avant les élections.

Le processus de paix kurde

Outre le ralentissement économique, le processus de paix précaire initié par le Président Recep Tayyip Erdoğan en 2013 a également été désigné comme responsable du revers de fortune de l’AKP.

Les pourparlers de paix visent à mettre fin à plusieurs décennies d’insurrections qui ont causé la mort de 40 000 personnes au cours des dernières décennies. Pendant deux ans, l’AKP était en première ligne de la négociation d’un cessez-le feu et de la possibilité d’une intégration sans précédent des Kurdes au sein d’un État turc qui reconnaîtrait les droits culturels et linguistiques de cette minorité.

Toutefois, le processus dirigé par l’AKP est très controversé en Turquie, de nombreux électeurs craignant que la paix ne permette une plus grande autonomie, voire l’indépendance pure et simple de secteurs de la Turquie à majorité kurde.

Ce processus s’est également avéré être source de discorde parmi les Kurdes du pays, qui représentent 10 % à 20 % de la population de la Turquie, chiffrée à 75 millions d’habitants. Suite à la mort de 34 personnes au cours de manifestations de soutien à la ville frontalière syrienne à majorité kurde de Kobane en octobre dernier, de nombreux Kurdes qui soutenaient l’AKP ont déploré le fait d’avoir été mis de côté et ont affirmé ne plus faire autant confiance aux négociations entre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et l’AKP.

En outre, une campagne de diffamation menée par le Parti démocratique des peuples (HDP), un parti pro-kurde, accusant l’AKP de soutenir l’État islamique contre les Kurdes du Rojava dans le nord de la Syrie, a poussé de nombreux Kurdes à tourner le dos à l’AKP, selon la journaliste et commentatrice turque Ceren Kenar.

À l’autre extrémité du spectre politique, la campagne de paix de l’AKP a fini par éloigner les électeurs de droite qui se sont tournés vers le Parti d’action nationaliste (MHP), parti d’extrême-droite nationaliste et laïc, et a contribué à accroître sa part de suffrages, qui est passée de 13 % à plus de 16 %.

« L’ironie de ces élections est qu’à cause du processus de paix, l’AKP pourrait perdre les voix de Kurdes se tournant vers le HDP, mais aussi celles de nationalistes se tournant vers la droite et le MHP », a expliqué Kenar avant les élections.

Le succès du HDP

Toutefois, la montée du HDP, parti pro-kurde, a probablement été le plus grand revers pour l’AKP. Auparavant, le parti avait seulement été en mesure de présenter des candidats individuels, mais il a aujourd’hui dépassé toutes les attentes pour s’adjuger plus de 13 % des voix, dépassant facilement le seuil de 10 % nécessaire pour entrer au parlement.

Pour ce faire et pour rassembler 80 sièges parlementaires, le HDP a dû aller bien au-delà de ses électeurs kurdes et obtenir le soutien de groupes qui ont toujours été hostiles à la question kurde.

Pendant les élections, des rapports ont également montré que les électeurs opposés à l’AKP et les partisans du CHP, parti laïc, effectuaient un vote tactique pour mettre un terme aux ambitions d’Erdoğan de mettre en place un système présidentiel en Turquie.

« Tout d’un coup, les revendications kurdes sont devenues plausibles pour l’opposition. Les kémalistes [partisans du fondateur de la Turquie moderne, Mustafa Kemal Atatürk] et les gülenistes [partisans de l’intellectuel en exil Fethullah Gülen], qui accusaient l’AKP de vendre la Turquie aux Kurdes il y a deux ans, se mettent désormais à voter pour le parti kurde », a argumenté Ceren Kenar.

« Le HDP est perçu comme l’ultime sauveur parmi différents groupes en Turquie ; même ceux qui n’aiment pas les Kurdes (les nationalistes et les gülenistes qui étaient contre le processus de paix) sont maintenant susceptibles de voter pour ce parti. »

Alors que les kémalistes ont toujours été de farouches adversaires de l’AKP, les gülenistes ne se sont retournés contre l’AKP qu’en 2013, lorsqu’une bataille politique a éclaté au grand jour entre les anciens membres de l’alliance AKP-gülenistes, qui a duré une décennie.

La clé de l’arithmétique parlementaire est la nouvelle composante représentée par le HDP, qui a également rassemblé de jeunes militants libéraux issus des manifestations de masse contre la prise de pouvoir grandissante d’Erdoğan en 2013.

En 2013, les libéraux et les sympathisants de gauche se sont montrés de plus en plus hostiles au gouvernement, après que celui-ci a lancé une répression contre les manifestations du parc Gezi, déclenchées par le projet d’Erdoğan de reconstruire une caserne militaire d’époque ottomane en lieu et place de l’espace vert, avant de devenir le point de ralliement de nombreux groupes hostiles à Erdoğan.

Selon Aaron Stein, « le HDP [recueillait] les voix de l’afflux de Turcs libéraux et d’alévis, qui, bien qu’[ils] aient traditionnellement voté pour le CHP, sont attirés par les messages libéraux du HDP, comme par exemple sur les droits des femmes. »

L’ambition d’Erdoğan de consolider son pouvoir en mettant en place un système présidentiel a été de plus en plus perçue par les groupes d’opposition comme un pas vers un régime autocratique. Les dissensions ont été accompagnées de vives critiques des dépenses gouvernementales, en particulier lorsqu’Erdoğan a emménagé dans un palais de 1 000 pièces qui a coûté plus de 400 millions de dollars.

Une coalition ou de nouvelles élections ?

Pour le moment, l’AKP a semblé ne pas savoir comment réagir, hésitant entre accepter des élections anticipées dans les quarante-cinq jours à venir ou chercher à former une coalition.

L’animosité et les divisions entre les principaux partis pourraient cependant faire échouer toute tentative de création d’une coalition.

D’après la plupart des analyses, l’option la plus probable serait une coalition avec le MHP. Bien que le MHP ait exclu cette possibilité à l’heure actuelle, cette alliance pourrait s’avérer fatale pour le processus de paix entamé avec le PKK.

« Si une coalition devait être formée, ce serait avec le MHP, et l’une des préoccupations du HDP serait que cela pourrait mettre fin au processus de paix avec les Kurdes », a expliqué Aaron Stein à MEE avant les élections.

Un autre scénario moins probable serait un gouvernement de coalition AKP-HDP. Si l’intégration du HDP au parlement et sa montée en puissance constituent un succès historique rapprochant la minorité kurde de Turquie du respect de ses droits linguistiques et culturels, une alliance AKP-HDP pourrait s’avérer préjudiciable pour le parti kurde qui s’est appuyé sur sa campagne anti-AKP pour rassembler du soutien.

Pour convenir de former une coalition HDP-AKP, l’AKP serait contraint de négocier avec le groupe pro-kurde pour l’adoption d’une nouvelle constitution qui renforcerait l’emprise du HDP sur les négociations de paix. Mais un tel accord risque de faire perdre au parti sa crédibilité, ce qui a poussé le HDP à fuir un accord de coalition.

« Si un accord est conclu, cela fera avancer le processus [de paix] ; mais en faisant cela, le HDP anéantirait complètement la confiance de ses électeurs, qui l’ont choisi parce qu’ils pensaient qu’il se dresserait contre Erdoğan », a expliqué Stein.

Alors que le HDP tout comme le MHP hésitent au sujet d’une coalition avec l’AKP et sont farouchement opposés à une grande coalition d’opposition, le pays est confronté à une période d’agitation potentiellement grave, des rapports indiquant déjà une plongée de la livre turque ainsi qu’un repli des marchés à l’annonce des résultats électoraux.

Cette turbulence pourrait bien pousser l’AKP à convoquer de nouvelles élections dans les quarante-cinq jours autorisés pour former une coalition, a expliqué Burhanettin Duran.

« Le MHP est un parti clé pour tout scénario de coalition. Il sera sous la pression de différents milieux pour s’allier à l’AKP d’un côté, ou au HDP de l’autre ; mais jusqu’à présent, il a fait face à cette pression et a affirmé sa volonté de ne rejoindre aucune coalition », a-t-il précisé.

De plus, si de nouvelles élections pourraient ne pas modifier les résultats actuels, elles pourraient néanmoins aider les partis à se familiariser avec la perspective d’une coalition, affirment les analystes.

« Les nouvelles élections pourraient ne rien changer. C’est l’élite politique turque, et non l’électorat, qui ressent la nécessité de nouvelles élections, car elle n’est tout simplement pas prête pour une coalition », a indiqué Duran.

« Même si les changements ne se produisent pas en termes de résultats, l’élite sera alors obligée de se donner la main. »

Cela pourrait contraindre l’AKP à réévaluer ses politiques sur le long terme, même si pour l’instant, Duran affirme que le parti cherchera probablement à maintenir au moins le même nombre de voix aux nouvelles élections, pour se placer dans une meilleure position de négociation.

« L’AKP tentera probablement de consolider sa structure interne tout en travaillant également à attirer différents secteurs de la société », a déclaré Duran.

Cependant, si les élections anticipées affaiblissent davantage l’AKP, le parti pourra être confronté à des divisions internes.

Des divisions internes potentielles au sein de l’AKP sont apparues l’année dernière, mais les élections législatives de cette année pourraient être la première véritable crise à se répandre ouvertement dans la pensée nationale.

« Les membres de l’AKP se demanderont ce qui est allé de travers, ce qui a entraîné la perte de ces voix. Certains pourraient pointer du doigt Erdoğan, tandis que d’autres pourraient désigner Davutoğlu », a déclaré Duran.

Photo : des partisans du Parti pour la justice et le développement (AKP) brandissent des drapeaux de la Turquie et de leur parti lors d’un rassemblement électoral à Kayseri, dans le centre du pays, le 30 mai (AFP).

Traduction de l'anglais (original) par VECTranslation.

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