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Le grand schisme au sein de l'AKP

Les divisions au sein du leadership turc n'ont pas engendré des crises irréversibles, mais des questions subsistent avant les élections à venir

Les tensions continuent de croître entre le président Recep Tayyip Erdogan et le Premier ministre Ahmet Davutoglu quant aux mesures prises par le gouvernement pour résoudre la question kurde, vieille de plusieurs décennies.

Ce qui pourrait en temps normal être vu comme une dispute banale entre deux membres du Parti turc pour la justice et le développement (AKP) se retrouve désormais au cœur des débats dans les coulisses sinueux d'Ankara.

Plus tôt cette semaine, les tensions entre Bulent Arinc, porte-parole du gouvernement et vice-Premier ministre, et Melih Gokcek, maire AKP de longue date d'Ankara, se sont transformées en un échange d'accusations et de condamnations lorsque Gokcek a lancé une salve de commentaires explosifs au sujet des allégeances politiques d'Arinc.

« Je me suis toujours demandé d'où ils nous frapperaient », a déclaré Gokcek sur Twitter, insinuant qu'Arinc était un agent du mouvement Gülen. Se référant à Fethullah Gülen, responsable religieux soupçonné de conspirer pour affaiblir l'AKP et aujourd'hui exilé aux Etats-Unis, le maire d'Ankara a dénoncé Arinc, l'accusant de faire partie de la « structure parallèle » du mouvement Gülen, et a appelé à sa démission.

Plus tard le même jour, Arinc a répondu par des reproches énergiques lors d'une pause durant une réunion du conseil des ministres. « Gokcek est corrompu et n'a pas de manières », a-t-il déclaré, ajoutant que ce dernier « s'est installé dans le giron du mouvement Gülen » et « a vendu Ankara parcelle après parcelle à cette structure ».

Le différend est survenu sur fond de tensions continues entre le président Recep Tayyip Erdogan et le Premier ministre Ahmet Davutoglu quant aux nouvelles mesures prises par le gouvernement concernant la prochaine phase du « processus de paix » visant à résoudre la question kurde.

Le 28 février, Abdullah Öcalan, leader emprisonné du PKK, groupe armé kurde interdit en Turquie, a fait une déclaration indirecte à travers les membres du Parti kurde démocratique du peuple (HDP), et a appelé le PKK à tenir un congrès au printemps pour finalement déposer les armes. Le président Erdogan a exprimé son mépris et a clairement indiqué qu'il n'approuvait pas la création d'un « comité de suivi » créé pour faire avancer les pourparlers entre le PKK et le gouvernement.

Refusant la mobilisation d'un comité de cinq à six personnes pour garder un œil extérieur sur les pourparlers en cours entre les représentants du gouvernement et Öcalan, Erdogan a déclaré : « Ce sont eux [l'agence de renseignement] qui exécutent ce processus. [...] Si le gouvernement en est responsable, alors le gouvernement devra poursuivre le processus. Ce processus doit rester dans son cadre [actuel]. »

L’attaque contre Bulent Arinc lancée par le maire d'Ankara Melih Gokcek, plus tôt cette semaine, a été motivée par la réaction du porte-parole du gouvernement à l'ingérence de M. Erdogan dans les affaires gouvernementales.

Arinc a critiqué publiquement le président concernant son opposition à la création du « comité de suivi », et ce peut-être de la manière la plus ouverte ayant pu être observée : « Notre gouvernement considère cette étape [le comité de suivi] comme étant appropriée. [...] C'est le gouvernement qui dirige le pays et la responsabilité incombe au gouvernement. »

Bien qu'Arinc ait dû se rétracter quelque peu par la suite, cette joute participe des spéculations de plus en plus présentes sur la véritable force qui gouverne le pays.

Les fissures au sein de l'AKP

Lors de l'élection de M. Erdogan en tant que président à l'été 2014, Davutoglu, nouveau leader de l'AKP, a promis de reprendre la lutte de M. Erdogan contre les gülenistes ; pendant ce temps, son nouveau cabinet et lui-même ont fait de leur mieux pour maintenir Erdogan dans une bonne position en vue des prochaines élections prévues en juin 2015.

Bien que le Premier ministre Davutoglu et le président Erdogan partagent des vues similaires au sujet des gülenistes, Davutoglu tenait à redorer le blason du parti, dont la réputation a été ternie suite à l'enquête pour corruption qui a secoué le pays fin 2013.

Il a clairement indiqué que la nécessité du combat contre la « structure parallèle » était acquise mais que si les faits de corruption étaient avérés, ceux qui avaient franchi les limites devaient être traduits en justice. « Nous sommes déterminés à couper les bras de ceux qui tentent de détourner nos ressources nationales, même si ce sont nos frères », a-t-il annoncé en décembre 2014.

Une première fissure est apparue au sein de l'AKP lorsque l'Assemblée générale du parlement turc s'est réunie pour un vote relatif à l'envoi de quatre anciens ministres devant le Haut conseil dans le cadre de l'enquête sur les accusations de corruption. Ceci aurait ouvert la voie à des poursuites contre ces ministres.

Bien que Davutoglu se soit montré favorable à l'idée de faire au moins sa part du travail et de laisser cette question au Conseil supérieur, les appels répétés d'Erdogan pour obtenir l’acquittement des anciens ministres ont porté leurs fruits et le parlement a rejeté la demande.

Ce fut le premier échec du gouvernement Davutoglu dans le désaccord qui l'oppose à Erdogan. La deuxième défaite est survenue lorsque le Premier ministre a lancé la législation du « paquet sur la transparence publique » en février afin d'accroître la responsabilité des fonctionnaires et des institutions publics.

La législation a été reportée après les élections suite à une réunion privée tenue par M. Erdogan avec les membres de l'AKP – en l'absence de M. Davutoglu – durant laquelle le président turc leur aurait fait part de son inquiétude.

La troisième manche s'est révélée différente. Quand Hakan Fidan, sous-secrétaire de l'Organisation du renseignement national de Turquie (MIT), a démissionné et a déclaré son intention de devenir membre du parlement dans les rangs de l'AKP, Erdogan n'a pas caché sa déception.

Fidan était la personne clé du lancement du « processus de paix » kurde en 2008, puis en 2012, sous la direction d'Erdogan. Le président a défini Fidan comme son « confident » à de nombreuses reprises.

« Si l'agence de renseignement d'un Etat ne suffit pas, il est impossible que cet Etat survive. Nous l'avons nommé [Fidan] pour ce poste. C’est moi qui l'ai affecté. Alors si [la démission] n'a pas été acceptée, il aurait dû rester et non pas partir », a déclaré M. Erdogan, affichant sa frustration.

Bien qu'initialement, Davutoglu ait semblé remporter la manche en persuadant Fidan de rejoindre ses rangs, quelques jours plus tard ce dernier a mis un terme à sa candidature et est retourné à son poste d'origine. Erdogan a fait part de sa gratitude.

Les spéculations concernant la scission entre le gouvernement Davutoglu et Erdogan ont trouvé un écho sur les écrans de télévision et dans la presse écrite. Suite au chahut fortement médiatisé à propos de Fidan, Erdogan a déversé sa colère contre le président de la Banque centrale, Erdem Basci, et le vice-Premier ministre, Ali Babacan.

Il a reproché aux deux hommes leur incapacité à faire baisser les taux d'intérêt, une question qui en vient quasiment à obséder Erdogan ; il les a également accusés d'agir sous les ordres donnés par le « lobby d'intérêt ».

Le « lobby d’intérêt », terme imaginé lors des manifestations du parc Gezi à l'été 2013 par Yigit Bulut, aujourd'hui conseiller d'Erdogan, a été accusé d’avoir soutenu les manifestants dans le but d’ébranler la stabilité du gouvernement.

C'est seulement après une longue présentation des perspectives monétaires faite au président par Basci et Babacan et suite à l'intervention de M. Davutoglu que l'atmosphère s'est calmée ; cependant, la courbe descendante de la dévaluation de la livre turque face au dollar américain a été seulement ralentie.

Selon Murat Yetkin, du Hurriyet Daily News, c’est en fait un problème d'autorité que la Turquie rencontre. « Quelle parole doit être prise en compte pour comprendre ce que dit la Turquie : celle du président ou celle du gouvernement ? Si le président et le gouvernement étaient issus de partis différents, cette divergence serait compréhensible ; or dans ce cas précis, ils proviennent du même parti », a écrit Yetkin.

Cependant, pour certains, cette division apparente est aussi le résultat du manque de viabilité du système politique actuel. Pour Yigit Bulut, fervent partisan d'un changement systémique, le premier président de la Turquie élu par le peuple devrait se voir accorder une autorité élargie.

« L'institution que forme la présidence ne représente plus le même poste depuis l'élection de M. Erdogan par un vote populaire. [...] L'étape à franchir doit être celle d'une transformation du système en un régime présidentiel concentré sur le leadership », a déclaré Bulut.

Un super-président

Erdogan a toujours eu en tête l'idée de rétablir ses pouvoirs exécutifs lorsqu'il a été élu président. Toutefois, un changement systémique à ce niveau peut uniquement se faire par le biais d’un changement constitutionnel, et Erdogan canalise actuellement son énergie en faveur de l'AKP afin de recueillir davantage de soutien en vue des prochaines élections législatives, ce qui lui vaut parfois d'être critiqué pour sa perte de neutralité en tant que président.

Selon Ahmet Tasgetiren du journal à tendance pro-gouvernementale Star, l'élection de M. Erdogan par le vote populaire a créé un sentiment de dualité au sommet de l'exécutif. « Erdogan garde en vie sa relation avec le parti et souhaite utiliser les pouvoirs présidentiels dont il dispose, a-t-il expliqué. La structure juridique actuelle ne répond pas aux nouveaux besoins et des problèmes se posent. »

Pour certains analystes, la stratégie de M. Erdogan est double : d'un côté, il affiche son mépris pour le « comité de suivi » du processus de paix kurde, et d'autre part, il critique de plus en plus les mesures prises par le gouvernement sur cette même question. Alors que la première tactique a pour but de recueillir les votes de l'électorat nationaliste, la seconde est perçue comme étant destinée à créer un sentiment de chaos, qui légitimerait le changement systémique qu'il recherche.

Selon Ali Bayramoglu, du quotidien Yeni Safak, même si cela se produit, cette stratégie est uniquement susceptible de nuire au parti. « Cette "politique de la crise" ne ferait qu'intensifier les divisions internes du parti et accroître les différends. Cela se refléterait également dans la sphère extérieure du parti au gouvernement et des médias à tendance pro-gouvernementale », a écrit Bayramoglu.

La stratégie à deux volets d'Erdogan pourrait fonctionner si la position de l'AKP dans les sondages permettait au parti de s'adjuger la majorité nécessaire pour modifier la constitution. Pour Fuat Keyman, professeur au département des relations internationales de l'université de Sabanci, la tactique qu'il appelle « négociations dans le processus de paix – concurrence dans le processus électoral » ne produit pas des résultats favorables à l'AKP.

« Les perspectives électorales évoluent en faveur du HDP et du Parti d'action nationaliste (MHP) », a argumenté Keyman. Prenant en compte d'autres facteurs qui ont accru la perception d'une dualité du pouvoir au sommet de l'Etat, Keyman estime que la dimension la plus solide de l'AKP, à savoir la bonne gouvernance économique, est désormais fragilisée en raison des débats sur le système présidentiel.

« L’AKP a toujours la capacité de remporter les élections, mais les chances d'obtenir suffisamment de voix afin de changer le système s'amenuisent progressivement. »


Légende photo : le président truc Recep Tayyip Erdogan.

Traduction de l'anglais (original).

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