L'offensive sur Mossoul satisfait les ambitions régionales turques
Suite à l'offensive de l'armée irakienne contre l'Etat islamique (EI) à Tikrit, une éventuelle opération pour libérer Mossoul est en préparation. Alors que la ville, située au nord de l'Irak, constitue la plus grosse prise de l'EI depuis juin 2014, la capitale de la province de Ninive se trouve au carrefour de nombreux conflits potentiels dans la période qui suit la libération.
L'armée irakienne serait composée de conseillers militaires iraniens dirigés par le célèbre Qasem Soleimani, ancien chef de la Force al-Qods, la section des forces spéciales du Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI). Suite à l’annonce de l'accord entre la Turquie et les Etats-Unis concernant l'entraînement et l'équipement des rebelles syriens, le gouverneur de Ninive, Athil al-Nujaifi, a annoncé que la Turquie entraînerait et équiperait également quelque 3 000 habitants de Mossoul pour combattre l'EI.
Désormais en exil, le gouverneur a indiqué à Al-Jazeera Turk la semaine dernière que l'entraînement aurait lieu dans une zone contrôlée par le gouvernement régional du Kurdistan irakien. « Les officiers turcs formeront et équiperont les conscrits, cependant la Turquie ne leur fournira en aucun cas des armes et des munitions », a-t-il déclaré.
Lors d'une visite à son homologue irakien Khaled al-Obaidi à Bagdad le 4 mars, le ministre turc de la Défense Ismet Yilmaz a indiqué à la presse que la Turquie mettrait tout en œuvre pour soutenir le gouvernement irakien. « La Turquie est disposée à apporter sa contribution à l'armée irakienne dans sa lutte contre le terrorisme en lui apportant un soutien logistique et en partageant ses renseignements. Nous sommes également prêts à entraîner et à équiper l'armée irakienne et les Peshmerga. »
La veille de cette déclaration, deux avions de transport C-130 turcs ont atterri dans la base aérienne de Muthenna, située à environ 20 km à l'est de Bagdad, et livré du matériel militaire à l'armée irakienne.
Selon Mete Yarar, spécialiste des politiques de sécurité, le récent engagement de la Turquie en Irak ne doit pas être perçu comme faisant partie de l’accord « d'entraînement et d'équipement » avec les Etats-Unis, ni être interprété en fonction de la politique turque envers l'EI.
« Quelques mois à peine après que [Ahmet] Davutoglu est devenu Premier ministre, les forces spéciales turques ont commencé à entraîner les Peshmerga dans la ville d'Erbil au nord de l'Irak, ce qui suffit à démontrer que le récent accord d'entraînement et d'équipement n'est pas lié à la politique turque en Irak », a-t-il précisé à Middle East Eye (MEE).
Reste à déterminer pourquoi la Turquie se montre soudainement avide d'aider le gouvernement irakien à combattre l'Etat islamique. La réticence de la Turquie a eu de lourdes conséquences en Syrie puisque depuis des mois, ni les rebelles syriens soutenus par les Etats-Unis ni les Kurdes n'ont remporté de victoire significative contre l'EI. Ce n'est qu'après le succès de la résistance à Kobané que la situation s'est améliorée.
La ville syrienne kurde de Kobané, située sur la frontière turque, était assiégée par l'EI depuis plus de deux mois avant d'être finalement libérée grâce aux frappes aériennes de la coalition et aux efforts des Peshmerga turcs et des Kurdes syriens.
La Turquie résolue face à l'EI ?
De nombreux facteurs pourraient avoir permis à la Turquie de revoir sa politique envers l'EI. Elle est non seulement parvenue à la conclusion que l'EI constituait une menace pour elle-même et pour le Levant, mais d'importants événements sur le terrain l'ont également poussée à adopter une position plus entreprenante.
Sans surprise, ce n'est qu'après la signature de l'accord « d'entraînement et d'équipement » avec les Etats-Unis que la Turquie a lancé l'opération Shah Euphrate visant à évacuer ses trente-huit soldats affectés en Syrie. Le mausolée, que la Turquie considère comme relevant de sa souveraineté, appartient à la Turquie en vertu du Traité d'Ankara signé en 1921 par le gouvernement de Mustafa Kemal et la France, qui gouvernait alors la Syrie.
De la même manière, la Turquie a rencontré des difficultés avec l'EI à l'été 2014 lorsque le groupe a pris d'assaut le consulat de Turquie à Mossoul et a pris en otage quarante-neuf membres de son personnel. Ceux-ci ont été relâchés seulement en septembre, mais on ignore toujours comment et pourquoi. De nombreux rapports suggèrent qu'ils auraient été libérés en échange de dizaines de combattants de l'EI qui croupissaient dans les prisons turques.
Abdulkadir Selvi, du quotidien Yeni Safak, affirme que des renseignements sur les offensives de l'armée irakienne à Tikrit et Mossoul ont poussé Ankara à décider d'évacuer le mausolée afin d'éliminer son dernier point faible face à l'EI en dehors du territoire turc. Abdulkadir Selvi est réputé pour avoir accès aux réflexions officielles du gouvernement.
Selon Semih Idiz, chroniqueur pour Hurriyet Daily News, l'engagement croissant de la Turquie auprès de la coalition anti-Etat islamique doit être interprété comme une composante de son changement de politique. « L'accord d'entraînement et d'équipement [avec l'Irak] est une extension de celui qu'elle a signé avec les Etats-Unis il y a trois semaines. La présence à long terme de l'EI à Mossoul constitue une menace directe pour la Turquie », a-t-il indiqué à MEE.
L'implication de l'Iran depuis le début des activités de l'EI en Irak joue peut-être un rôle clef dans les calculs de la Turquie. Selon Fehim Tastekin, chroniqueur pour le quotidien Radikal, l'Iran fut le premier à soutenir l'Irak alors que l'armée irakienne était mise en échec par l'EI.
« L'Iran a aidé les forces irakiennes à former des milices et à réformer l'armée, et c'est également l'Iran qui a lancé le premier des frappes aériennes sur des positions de l'EI lorsque ses combattants se sont tournés vers Erbil », a-t-il écrit récemment.
Bien que la Turquie ait été fortement critiquée dans divers milieux en raison de sa réticence à prendre des mesures contre l'EI, son empressement à contribuer indirectement à l'offensive de Mossoul offre une autre lecture des événements selon certains analystes.
Selon Ihsan al-Shammari, professeur de sciences politiques à l'université de Bagdad, « la Turquie essaie de consolider ses outils en Irak et désire participer à la victoire contre l'EI grâce à son influence dans le pays ».
« Ankara souhaite indiquer à Téhéran qu'elle a toujours de l'influence en Irak ainsi que des liens avec différents partis politiques, d’autant que Mossoul faisait partie de son fief », affirme-t-il.
Pour Mete Yarar cependant, les déclarations officielles de la Turquie sur Mossoul sont le résultat d'une appréciation globale des options politiques. « La Turquie est le plus grand pays limitrophe de l'Etat islamique [avec 1 300 km de frontière avec la Syrie et l'Irak] et plutôt qu’une réticente à prendre des mesures contre le groupe armé, on peut parler d’une volonté de voir d’abord quel pays soutenait quelle faction depuis le début du conflit régional », précise-t-il.
« De profondes divisions entre différentes entités de la région contrôlée par l'EI ont contraint la Turquie à ne rien faire et à observer la situation dans son ensemble. Le problème ne se limite pas à la libération de Mossoul, mais aussi à ce qui arrivera par la suite. »
Des divisions sectaires sans fin
Au terme de la visite du président Recep Tayyip Erdogan en Arabie saoudite il y a deux semaines, les spéculations concernant le projet de la nouvelle direction saoudienne de former un bloc sunnite contre l'influence iranienne grandissante sont passées au premier plan.
Selon Fehim Tastekin, l'initiative du roi Salmane s'aligne avec les ambitions du président turc. « Le président Erdogan, qui s'est immiscé dans les affaires nationales irakiennes ces dernières années dans ce but précis, essaie désormais de mettre un terme à son isolement diplomatique en encourageant le roi Salmane à inclure la Turquie dans le plan saoudien », a-t-il récemment écrit.
En parallèle à l'engagement iranien dans l'offensive de Tikrit, la guerre par procuration qui se déroule depuis des années en Syrie émerge désormais à nouveau en Irak. Rongé par la guerre et les conflits sectaires, le pays est sur le point de devenir le champ de bataille d'une nouvelle série de conflits et de destructions.
« L'importance stratégique de Mossoul joue un rôle déterminant dans les prises de décision de la Turquie », affirme Semih Idiz. « Les divisions sectaires font à nouveau surface, particulièrement après l'assaut du consulat et l'implication de l'Iran dans l'offensive de Tikrit. »
En effet, le Premier ministre Ahmet Davutoglu a mis en garde l’ensemble des acteurs impliqués directement ou indirectement dans la prochaine offensive sur Mossoul. Lors d'une interview pour Time Magazine lors de sa visite aux Etats-Unis la semaine dernière, il a déclaré : « Si Daech [l’EI] constitue une menace importante en l'Irak, les milices chiites en sont une autre. Cela est très important. Si Daech évacue Tikrit ou Mossoul et si des milices chiites y pénètrent, il y aura une guerre sectaire. C'est la raison pour laquelle toutes ces villes, ces zones peuplées de sunnites, doivent être libérées par leurs habitants ».
La mise en garde d'Ahmet Davutoglu pourrait également fournir une indication sur la raison pour laquelle la Turquie est bien plus engagée en Irak qu'en Syrie. Outre les deux millions de Syriens actuellement réfugiés en Turquie, un potentiel afflux supplémentaire de réfugiés contribuerait à déstabiliser davantage la Turquie et la division de l'Irak pourrait plonger la région dans un chaos encore plus profond au cours de la période post-EI.
« Il est peut-être trop tard pour empêcher un conflit sectaire puisque les milices sur le terrain portent désormais des noms qui reflètent leur appartenance sectaire », a déclaré Mete Yarar à propos des combattants chiites ou sunnites affiliés à différentes entités.
« A la demande de certaines tribus arabes et de Turkmènes de la région, et conformément à la requête des Etats-Unis de faire contrepoids à l'Iran, la Turquie devrait jouer un rôle important pour garantir la sécurité d'un grand nombre de personnes si l'Irak venait à se désagréger », ajoute-t-il.
« D'un point de vue stratégique et pour des motifs sectaires, seule la Turquie pourrait empêcher l'Iran de prendre l'avantage dans le jeu régional des rapports de force. »
Toutefois, Fehim Tastekin est convaincu que le résultat pourrait largement dépasser les intentions : « Cette nouvelle polarisation que les représentants d'Ankara présentent comme un "partenariat contre le sectarisme" pourrait bien servir uniquement à attiser les conflits sectaires et avoir un impact négatif sur la stabilité ».
Traduction de l'anglais (original).
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